Cannes 2018 – Wanuri Kahiu : “Les réactions que ‘Rafiki’ suscite me transforment en militante”

Ovationné à Cannes, interdit au Kenya parce qu’il ferait “la promotion du lesbianisme”, “Rafiki” raconte l’amour solaire et proscrit entre deux jeunes filles. Sa réalisatrice voulait simplement défendre l’amour et montrer une image différente de l’Afrique. Entretien.

Par Cécile Mury

Publié le 10 mai 2018 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h24

Au Kenya, on n’a pas le droit d’aimer qui on veut. L’homosexualité y est punie d’emprisonnement, et il est presque aussi dangereux de la représenter à l’écran. La preuve par Rafiki, le joli film de la réalisatrice Wanuri Kahiu, qui conte un premier amour à la fois solaire et proscrit entre deux jeunes filles de Nairobi, d’après le livre Jambula Tree, de l’Ougandaise Monica Arac de Nyeko. Ovationnée mercredi 9 mai à Cannes, à l’issue de sa présentation dans la catégorie Un Certain Regard, cette romance sensible et colorée a été interdite de diffusion au Kenya, sous prétexte qu’elle ferait « la promotion du lesbianisme ».

Entre les menaces sérieuses qui pèsent sur son retour au pays, et la ferveur internationale dont elle fait l’objet, le temps du festival, Wanuri Kahiu, 38 ans, aussi belle et lumineuse que ses deux héroïnes, vit le grand écart typique de tout artiste dissident politique de passage à Cannes. Sollicitée de toutes parts, elle a tout de même trouvé le temps de nous raconter son expérience, au pas de course, le long de la Croisette, entre deux rendez-vous. Interview ambulatoire.

Etiez-vous préparée à la décision des autorités kenyanes ?

Le Comité national kenyan de classification des films a déjà interdit des films par le passé, donc j’y étais forcément un peu préparée. Mais, même lorsque l’on s’y attend, une telle décision est toujours violente. Malgré tout j’ai été prise de court, parce que j’espérais que mon pays avait un peu évolué, qu’il avait amorcé un tournant progressiste. C’est aussi très difficile de ne pas se sentir blessée personnellement, en tant qu’artiste, même si cet affrontement concerne une cause plus vaste. On m’attaque au cœur de ce que je suis, dans mon droit de créer. On a cherché à nous intimider, on nous a menacés d’arrestation, tout ça pour avoir exercé notre art, raconté une histoire, qui, de plus, a une portée universelle : elle concerne deux filles, mais ce qui m’intéressait par-dessus tout, c’est le beau récit d’un passage à l’âge adulte. Le comble, c’est que le film est interdit, mais Jambula Tree, le livre qu’il adapte, ne l’est pas !

Rafiki est tout de même le premier film kenyan dans l’histoire du Festival de Cannes. Que peut vous apporter une telle visibilité internationale ?

C’est le plus grand festival du monde, donc c’est déjà pour moi un honneur d’être là… Et d’avoir reçu un tel accueil. L’amour et le soutien que nous avons engrangés hier soir, à l’issue de la projection officielle, me redonnent l’énergie, les forces nécessaires pour affronter les difficultés, et je sais que mes deux actrices ont ressenti la même chose. Après, il ne nous reste plus qu’à espérer que l’enthousiasme du public d’ici se répercute au Kenya. J’aimerais que les autorités reviennent sur leur décision d’interdire le film. Mais, si ce n’est pas le cas, l’attention internationale les forcera peut-être au moins à arrêter de nous menacer. 

Qu’attendez-vous de votre retour au pays ?

Pour l’instant, je ne sais pas. Je sais juste qu’en ce moment même, on nous célèbre là-bas,  en dépit de la censure, et ça, c’est formidable : aujourd’hui, le film est à la une des deux principaux quotidiens nationaux du pays, ils mettent l’accent sur le contraste qui nous frappe, applaudis ici, interdits là-bas. De plus, toute l’équipe du film sait qu’elle peut compter sur le soutien des proches, les amis, la famille, qui est essentiel : sans cette protection, la vie pourrait devenir extrêmement dure. Dans Rafiki, je montre comment un père cherche à protéger sa fille, se débat avec l’inconfort et les complications que cela implique… Comme mes propres parents, qui veulent m’aider, et souffrent de cette situation. 

Vous considérez-vous comme une cinéaste militante ? 

Le cinéma est un outil politique, et c’est mon art, mon travail. Mais les réactions que mon film suscite me transforment, par la force des choses, en militante. Je voulais juste montrer une image belle, colorée, joyeuse et chargée d’espoir, de mon pays et de l’Afrique, une représentation différente de celles que l’on voit habituellement. Je voulais juste défendre l’amour. Qui aurait cru que l’amour était une forme de rébellion ?

 

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