DONALD TRUMP - Ça parle chiffons sur fond de pop suédoise. Une femme, blonde, est entourée de deux hommes; l'un très vieux, l'autre semble avoir très peur de donner l'impression d'avoir dépassé la cinquantaine.
Ils rient entre eux, puis discutent du début de la semaine et de la difficulté de savoir quel costume enfiler dès le lundi matin, puisque les pressings sont fermés le dimanche.
Des problèmes qui concernent tous les Américains. Du moins, c'est ce qu'on semble croire, en ce début avril, dans l'émission de télévision la plus influente du monde.
"On"? Il s'agit bien sûr des trois présentateurs, Steve Doocey, Ainsley Earhardt et Brian Kilmeade.
Mais le temps réservé à ce genre de conversation futile est limité. Au bout d'une minute à peine, retentit une sirène: FOX NEWS ALERT! D'un seul coup, on embraye sur la Syrie, sur la ville de Douma, et on parle d'enfants asphyxiés par les gaz de combat. On parle "du meurtrier le plus brutal de la planète" et des missiles qui doivent l'arrêter.
Puis la Syrie disparaît tout aussi rapidement, et on enchaîne avec les crimes supposés d'Hillary Clinton, un accident aérien, les migrants et la censure sur Twitter.
Fox & Friends, c'est de la télé du matin sous speed, un trip d'infos qui oscille en permanence entre gaieté agressive et indignation exaltée.
Tous les matins, de 6 à 9h (heure de New York), l'émission est vue par presque 1,6 million de personnes, plus que n'importe quelle autre matinale aux États-Unis.
Le HuffPost allemand s'est accordé quatre semaines de visionnage de Fox & Friends, ce qui lui a donné un aperçu bizarre de ce qui se passe dans la tête de l'un des hommes les plus puissants du monde.
Car, plus que son très large public, ce qui confère une telle importance à cette émission, c'est un spectateur très fidèle et très influençable: le président des États-Unis d'Amérique, Donald Trump.
Les conseillers les plus influents de Trump se trouvent dans un studio de télé.
Aucun média, aucune émission, n'a plus souvent eu droit aux tweets de Trump que Fox & Friends. Depuis sa prise de fonction, il a mentionné nominalement l'émission 113 fois. Cent treize Tweets, auxquels s'ajoutent ceux dans lesquels il se contente d'évoquer le contenu de l'émission.
De fait, le politologue Dan Snow, de l'Université de Chicago, a démontré que le président ne tweete jamais autant que pendant la diffusion de Fox & Friends.
La fréquence des tweets de Donald Trump augmente dès que Fox & Friends commence.
Cela témoigne de l'influence gigantesque de l'émission. Rien qu'au cours de ces quatre semaines, nous avons pu observer plusieurs fois le pouvoir qu'elle exerce sur la pensée trumpienne:
Le 11 avril, Newt Gingrich, Républicain et membre du Congrès, est l'invité de l'émission.
Cet ultraconservateur est l'un des habitués de l'émission. Ce jour-là, il fulmine contre la "Justice anti-Trump" et contre les "méthodes staliniennes" du FBI. Le vice-ministre de la Justice, Rod Rosenstein, n'aurait "pas fait son boulot" et le procureur spécial Robert Mueller n'aurait "rien sur Trump et la Russie".
Vingt minutes après l'interview de Gingrich, Trump réagit sur Twitter et fustige "l'enquête archifausse et corrompue sur la Russie", que mènent des gens "à la solde de Barack Obama", comme les deux personnes citées.
Le 13 avril, le sujet principal sur "Fox & Friends" est le livre que l'ex-directeur du FBI, James Comey, viré par Trump, vient de publier et dans lequel il règle ses comptes avec le Président.
Les présentateurs critiquent James Comey de manière très violente, et provoquent une rafale de six Tweets enragés de Donald Trump sur l'intéressé.
Ainsley Earhardt va même jusqu'à demander à l'"expert" de Fox, Geraldo Rivera: "Si le Président attaquait la Syrie, est-ce que ça ne ferait pas beaucoup plus de bruit que le livre de Comey?"
Avant même l'émission du lendemain, Trump avait lancé ses missiles sur la Syrie.
Le 26 avril, on ne distingue plus aucune frontière séparant Trump de "Fox & Friends"!
Trump appelle le studio en direct et commence à parler de tout et de rien pendant une demi-heure, à déballer tout ce qui lui passe par la tête. Il défend son médecin personnel, Ronny Jackson, qui se débat au milieu des scandales, il prend ses distances avec Michael Cohen, qui a été son avocat pendant de longues années et fait l'objet d'une enquête du FBI. Il chante ses propres louanges, à plusieurs reprises, et s'indigne des enquêtes diligentées par le ministère de la Justice.
Au point que même les présentateurs de Fox & Friends en sont gênés.
Steve Doocey rappelle alors à Donald Trump que le président est l'un des responsables du travail du ministère de la Justice. Brian Kilmeade interrompt finalement le flot enragé des élucubrations d'un "Vous avez sûrement un million d'autres choses à faire!"
Ce n'étaient là que trois exemples parmi d'autres du tête-à-tête quotidien entre Trump et ses amis de la télé.
Des exemples qui prouvent que Fox & Friends est une émission de propagande, dont le Président des États-Unis est en même temps la vedette et le plus grand fan.
Grâce à d'innombrables confidences d'initiés, il est de notoriété publique que Donald Trump ne lit pas ses fiches. Il n'écoute pas pendant les réunions. Il ne fait pas confiance à ses conseillers.
Alors à qui fait-il confiance? À la chaîne Fox News. Et avant tout à Fox & Friends.
L'émission définit les grandes lignes de sa politique. Elle influence sa vision du monde. Et quel est ce monde, dans lequel le président plonge chaque matin?
Chez "Fox & Friends" on ne travaille pas comme des journalistes, mais comme des propagandistes. La couverture de l'actualité suit toujours le même modèle: une information est présentée, immédiatement étiquetée conformément au point de vue de Donald Trump, puis commentée.
Exemple, le 10 avril: le sujet, c'est l'enquête pour fraude visant l'avocat du président, Michael Cohen. Steve Doocey explique méticuleusement ce dont Cohen est accusé (en gros, de blanchiment d'argent et de fraude bancaire).
L'expert "juridique" de Fox arrive aussitôt sur le plateau et explique que l'enquête n'a en fait rien à voir avec Michael Cohen, mais tout à voir avec "l'affaire russe". Il a d'ailleurs très vite repéré le coupable: "Tout cela n'a lieu que parce que Jeff Sessions, le ministre de la Justice, dirige très mal son ministère."
Ainsley Earhardt demande ce qui pourrait bien se passer si Sessions démissionnait. Brian Kilmeade explique sur-le-champ que Rod Rosenstein pourrait lui aussi se faire virer, ce qui aurait pour conséquence d'annuler l'enquête sur l'affaire russe.
C'est de la propagande efficace, à la limite de la manipulation: en l'espace de quelques minutes, une information menaçante pour Trump et son avocat s'est transformée en recommandation pour le traitement de l'affaire qui empoisonne sa présidence.
C'est aussi la méthode de la télévision d'État russe. Une méthode dont Dimitri Skorobutov, l'un de ses anciens employés, expliquait en décembre dernier au HuffPost allemand comment elle contribuait à créer une réalité alternative pour ses spectateurs.
Trump est à Fox & Friends ce que le Kremlin était à Skorobutov et à ses collègues: le premier des spectateurs.
Les spectateurs quotidiens de Fox & Friends, comme le président, comprennent de fait pourquoi l'émission rencontre tant de succès: elle n'est jamais ennuyeuse.
Et cela bien que chaque heure de l'émission soit bâtie presque exactement de la même façon: d'abord les infos sur l'événement principal du jour, puis une série de sujets plus courts, surtout politiques, qui sont expédiés comme des en-cas par une discussion avec les interviewés (en majorité des Républicains).
Le show se déroule de façon si maîtrisée qu'il en serait monotone s'il n'y avait deux choses qui le rendaient très spécial.
La première, c'est la façon dont les présentateurs jouent toujours les mêmes rôles: Steve Doocey (61 ans) incarne le voisin un peu réac mais sympathique; Ainsley Earhardt (41 ans) endosse à tour de rôle les habits de la femme de pouvoir autoritaire et de la mère de famille soumise; tandis que Brian Kilmeade (53 ans) est celui qui vous explique le monde l'écume aux lèvres.
Ce qui confère par ailleurs à "Fox & Friends" tout son intérêt, c'est l'espèce de folie qui y règne. À un moment, un journaliste intervient à l'antenne, en direct de son avion au-dessus de la frontière entre les États-Unis et le Mexique; on décèle dans sa voix l'instinct du chasseur: il est à la recherche de migrants. L'instant d'après, c'est une employée de l'émission qui nous présente son nouveau-né (ce qu'elle fait de nouveau avant chaque séquence de pub).
Entre deux alertes infos, le musicien de country Larry Gatlin débarque et se met à divaguer pendant de longues minutes à propos de Johnny Cash, avant d'être interrompu par le chanteur Billy Dean de façon tout aussi inattendue; Dean lui chante "Joyeux anniversaire", bien que ce ne soit absolument pas le bon jour.
A la fin, tout le monde mange du gâteau.
Larry Gatlin imite Mel Tillis et fait rire Billy Dean.
C'est cette tendance à l'absurde qui est franchement déroutante pour le spectateur occasionnel. L'émission semble exister dans une dimension parallèle.
L'un des sujets les plus importants et le plus souvent traités dans les semaines écoulées était la rencontre, en juin 2016, de l'ex-président Bill Clinton et de la ministre de la Justice de Barack Obama, Loretta Lynch, dans un aéroport.
"Fox & Friends" en est persuadée: pendant cette rencontre, ils se seraient concertés sur la façon de gérer au mieux l'affaire des e-mails d'Hillary Clinton. Loretta Lynch qualifie aujourd'hui la rencontre d'anodine: Clinton aurait surtout parlé de ses petits-enfants.
A contrario, "Fox & Friends" spécule sur une conspiration.
Il s'agit là d'un exemple perfide du deux poids, deux mesures: dans l'affaire qui concerne Donald Trump, chaque scandale est ignoré ou maquillé alors que, près de deux ans après l'élection présidentielle, l'émission tente encore de salir Hillary Clinton.
Tout cela échappe complètement à une grande partie des Américains. Fox News est certes la chaîne la plus regardée aux États-Unis, mais elle ne touche que la moitié des téléspectateurs. Le reste des Américains regarde des chaînes plus "à gauche", comme CNN, MSNBC, NBC ou ABC.
C'est donc une dangereuse polarisation médiatique qui se joue en direct.
Car les gens que touche Fox & Friends sont aussi ceux auxquels s'adresse Donald Trump: surtout des protestataires, dégoûtés du système et fortement conservateurs.
Si les politiciens américains libéraux veulent reconquérir cet électorat, ils doivent comprendre ce qui est important pour lui. Et commencer à regarder Fox & Friends.
Quiconque espère cependant qu'une consommation audiovisuelle régulière de l'émission l'aidera à comprendre le phénomène Donald Trump se met le doigt dans l'œil.
Steve Doocey, Ainsley Earhardt et Brian Kilmeade sont eux-mêmes incapables de donner du sens aux virevoltes politiques et personnelles confuses du président, ni de les resituer dans un cadre politique plus large.
Et malgré leur réputation de "principaux conseillers de Trump", les trois présentateurs ne peuvent en aucun cas être considérés comme les auteurs de la politique trumpienne.
Ce que Fox & Friends sait faire, en revanche, c'est en appeler aux instincts du président ou les anticiper. Les créateurs de l'émission savent que Donald Trump la regarde chaque matin. Alors ils lui concoctent un programme plein d'éloges pour lui et plein de fiel pour ses critiques, mais sans réelle compréhension du personnage.
"Fox & Friends" n'a pas de scrupules à défendre, voire soutenir, les attaques de Trump contre le ministère de la Justice ou la démocratie américaine.
Les vrais fossoyeurs de l'Amérique sont toujours les autres: les Démocrates, l'establishment, les procureurs spéciaux. Les responsables de Fox & Friends ont compris que Trump était une marque, qui fonctionne pour l'instant à merveille aux États-Unis. Sans vraiment s'inquiéter de savoir pourquoi elle fonctionne, ils ont choisi de l'imiter.
Une chose est claire, cependant: Fox & Friends ne dépend pas de Trump. Celui-ci n'est que le déclencheur d'un succès inédit.
Même si l'émission dispose d'une influence sur la politique aux États-Unis qu'aucun programme de télé n'a eue avant elle, Trump lui-même n'est pas une fin en soi.
Ce qui fait le ce succès de l'émission, c'est tout le mouvement qui sous-tend Trump.
Celui qui, sous la forme du Tea Party, a fait exploser le parti républicain en deux factions, l'une radicale et l'autre fidèle au système. Celui qui s'est attaqué sans relâche, pendant huit ans, à Barack Obama, simplement parce qu'il était de tempérament diplomate, démocrate et noir. Celui qui a lâché en 2016 sa bombe incendiaire sur Washington: Donald Trump.
Trump a beaucoup promis à tous ces gens pendant la campagne: des emplois, moins d'impôts, une politique qui ne serait pas dominée par les élites et un pays qui ne serait pas envahi par des migrants. Il ne pourra pas tenir toutes ces promesses.
Que ce soit par l'effet d'un vote ou d'une procédure de destitution, il appartiendra un jour au passé.
Mais la colère de ses électeurs sera toujours là, et se reflètera jour après jour, matin après matin, dans Fox & Friends, entre des histoires de chiffons, des chansons pop et de la propagande.
Cet article, publié à l'origine sur le HuffPost allemand, a été traduit par A. B. et Ute Becker pour Fast For Word.
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