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Jérusalem fête son ambassade américaine, Gaza pleure ses morts

Tandis qu’Israël fêtait lundi son 70e anniversaire et le déménagement de l’ambassade américaine, à Gaza, 58 Palestiniens qui manifestaient à la frontière ont été tués.

Par  (Gaza, envoyé spécial)

Publié le 15 mai 2018 à 00h20, modifié le 18 mai 2018 à 11h35

Temps de Lecture 8 min.

Champagne à Jérusalem, sang à Gaza. Les responsables israéliens levaient leur coupe, lundi 14 mai, en dépit des événements dramatiques survenus au même moment dans le territoire palestinien enclavé. Tandis que l’Etat hébreu fêtait le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, des dizaines de milliers de Palestiniens répondaient au rendez-vous fixé depuis six semaines pour protester le long de la clôture. Une heure et demie de route séparait ces deux mondes parallèles.

En famille, en bus, à moto, le plus souvent à pied, les Gazaouis ont afflué pour parachever la « marche du grand retour » entamée le 30 mars et censée se conclure le 15 mai. Une marche pour réclamer les terres perdues au moment de la création d’Israël, il y a soixante-dix ans, mais d’abord la fin du blocus israélo-égyptien qui enserre Gaza. Le bilan de cette journée est le plus grave depuis le début du mouvement : au moins 58 personnes ont été tuées, dont plusieurs mineurs de moins de 16 ans, et plus de 1 350 blessés par balles, selon les autorités locales. Soit plus de 100 morts en six semaines.

Tel est le prix inouï que les Gazaouis étaient prêts à payer pour se maintenir sur la carte des préoccupations mondiales. Ils rêvent de franchir la clôture, d’abolir les murs de leur prison. Plus simplement, ils réclament le droit à ne pas être oubliés, alors qu’Israéliens et Américains, en pleine symbiose, les réduisent à des êtres violents, manipulés par le Hamas.

« Si une génération meurt, une autre la remplacera »

Pour mieux saisir cette attente, il faut s’asseoir dans une maison du camp de Bourej. Au fond d’une ruelle aux murs tagués se trouve l’entrée du domicile de la famille Amar. Le grand-père est arrivé en 1948, au moment de la Nakba, la « catastrophe », l’exode des Palestiniens lors de la création d’Israël. La maison est construite en parpaings, sans fenêtre. C’est un cloaque plongé dans la pénombre jour et nuit, en dehors des quatre heures quotidiennes d’électricité. Dans le frigo, un bac plein de tomates, un peu de verdure. Au congélateur, des piles de pain pita. C’est tout. Dans la chambre des enfants, pas un jouet. Un grand tableau pour écrire ; deux autocollants sur les murs décatis. On dort sur de minces matelas.

Un homme âgé s’écroule atteint par une balle tirée par des soldats israéliens, à l’est de Khan Younès, près de la frontière avec Israël, le 14 mai.

Jaber Amar, 39 ans, vit ici avec ses huit enfants et sa femme Tahir. Son frère Ayman et sa propre famille habitent dans l’aile voisine du bâtiment. Jaber appartient au Hamas, Ayman au Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas. Tous vont aux rassemblements hebdomadaires à la frontière. « Si une génération meurt, une autre la remplacera, dit Jaber. Les Palestiniens se sont toujours sacrifiés dans la lutte pour leurs droits. »

Les gamins curieux bourdonnent autour de nous. Jana, 9 ans, serre un cahier d’écolière. Elle feuillette les pages : on y voit ses dessins naïfs et colorés, des photos découpées du dôme du Rocher à Jérusalem, des stickers typiques de son âge. Mais les légendes en arabe convoquent une réalité d’adulte. Elles parlent de retour, « un droit comme le soleil ». Son frère Mohammed, 7 ans, exhibe fièrement une grosse clé suspendue à une chaîne rouillée. Celle du grand-père, ouvrant le paradis perdu et fantasmé : la maison familiale jusqu’en 1948.

Chez tous les Gazaouis assez motivés pour manifester, le passé et le présent se confondent, les pleurs des aïeux et leurs propres frustrations forment un seul torrent. « Dire que le Hamas est derrière la marche, c’est de la propagande israélienne, qui leur donne une excuse pour nous tuer », affirme Ayman, un vieux keffieh noué autour du cou.

Envie rageuse de s’approcher de la clôture

Nous marchons jusqu’au point de rassemblement à l’est de Bourej. Dès le matin, tout est en place : la sono saturée, les étals de nourriture et de jus, le point médical pour accueillir les premiers blessés. Tandis que les vieillards appuyés sur leur canne méditent en silence sous une tente, abrités du soleil, des jeunes surexcités s’occupent de l’atelier cerfs-volants. « Amérique, ton ambassade est en danger », « le F-16 de Gaza »… A chacun son inscription. Il faut leur attacher une matière inflammable, puis compter sur le vent favorable afin que l’engin franchisse la clôture. A défaut des êtres humains.

A la frontière entre la bande de Gaza et Israël, lundi 14 mai.

Mais les cerfs-volants sont visés par les soldats, ou bien ils tournoient sans savoir où aller. Sous eux, au sol, c’est l’anarchie, la spontanéité de la foule qui se monte la tête toute seule. Il n’y a ni organisateurs, ni service d’ordre, ni armes à feu, ni stratégie paramilitaire. Seulement des milliers de jeunes livrés à eux-mêmes, à leur envie rageuse de s’approcher de la clôture, clairement encouragés par les factions politiques. « On entrera après la prière, annonce-t-on au microphone, avant la prière de la mi-journée. Que Dieu vous protège ! » Un camion vient d’arriver, transportant sous les acclamations une vingtaine de grands pneus. Bientôt, un mur de fumée noire va obscurcir la vision des snipers et des drones israéliens.

Haut responsable du mouvement Jihad islamique, Khaled Al-Batsh, est en visite. Il se lave les mains de la suite des événements. « On n’a rien prévu parce que ce sont les jeunes qui décident. » Il prévoit la poursuite de la « grande marche » jusqu’à début juin. « On utilise une méthode populaire, les pierres et les pneus. Qui tue, eux ou nous ? » Selon l’armée israélienne, trois équipes armées du Hamas ont essayé de dissimuler des engins explosifs artisanaux au pied de la clôture et de viser les soldats. En retour, Israël a procédé à des frappes aériennes et des tirs d’artillerie contre des positions du mouvement islamiste. L’un de ces tirs est tombé à quelques dizaines de mètres de nous, près du lieu de rassemblement à l’est de Shejayia, alors que le gros des manifestants rebroussait chemin, fourbu.

La mort radicalise

A Shejayia, la configuration topographique est différente de celle près de Bourej. Une vaste étendue plane et désertique s’étend entre la route de terre et la clôture, gardée par les soldats israéliens. La grande nouveauté, lundi, est le nombre imposant de Palestiniens – 2 000, voire 3 000 – qui pénètrent cette bordure en principe interdite, sous peine d’être visés. Le nombre élevé de victimes peut aussi s’expliquer par cette audace décuplée, en plus de règles d’engagement très strictes des soldats.

Des femmes palestiniennes atteintes par les gaz lacrymogènes se reposent sous la tente d’un dispensaire près de Beit Lahiya, bande de Gaza, le 14 mai.

Parmi les manifestants, une chaîne humaine s’est tendue pour approcher à quelques encablures des barbelés, sans pouvoir les cisailler. Une poignée de femmes, silhouettes noires agitant les bras, incitent les jeunes à avancer. Lorsque la menace se précise, un véhicule blindé israélien approche. Son canon déclenche une salve de cartouches traçant des traînées blanches dans la fumée noire des pneus, et le gaz lacrymogène se répand aux pieds des manifestants, avant d’être chassé par le vent contraire. Les sauveteurs, eux, évacuent les blessés par balles.

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A deux cents mètres dans leur dos, des groupes étoffés d’hommes observent la scène, les bras croisés. Ils se croient à l’abri des tirs et suivent les acteurs de la confrontation, à laquelle ils participent à leur manière. Youssef El-Galaïni, 26 ans, s’est assis. Originaire du camp de Shejayia, il est professeur de sport pour des enfants de 12 ans et membre de longue date du Hamas. « Je dis à mes élèves qu’il faut participer à la marche, explique-t-il en se lissant le menton. L’occupant israélien dit que les adultes mourront et que les jeunes oublieront. C’est pour ça qu’ils doivent être là. »

Dans ce regroupement de curieux, on retrouve Ahmed Abou Irtema. Il y a six semaines, avant le premier rassemblement, il nous avait raconté son rêve. Ce militant est l’un des organisateurs originels de la marche. C’est lui qui en décembre, sur Facebook, avait appelé à un rassemblement populaire pacifique. Il est encore là, en ce 14 mai, à Shejayia. Mais, comment dire ? Un peu distant. « Les morts vont accentuer la colère palestinienne et aggraver l’image d’Israël comme Etat criminel », dit-il. Puis le militant reconnaît que la marche s’est éloignée de son rêve. La mort radicalise. « Oui, il y a des différences. Les pneus, les cerfs-volants, la clôture qu’on veut couper. Mais l’essentiel, c’est le massacre commis par les Israéliens. »

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