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Libération
Reportage

Irak : «Je rêvais d’une robe blanche, j’ignorais tout le reste»

Mariages forcés, polygamie, prostitution déguisée, absence de représentation politique… Depuis l’invasion américaine de 2003 et la montée en puissance des islamistes, la situation des femmes s’est fortement dégradée.
par Hala Kodmani, envoyée spéciale à Bagdad
publié le 11 mai 2018 à 18h36

A 15 ans, Maryam traîne un lourd passé. L'adolescente boulotte à la peau très blanche et aux yeux noirs vient d'être retournée à sa famille après un an de mariage. «C'est mieux ainsi», dit-elle d'une voix lasse en baissant le regard devant son frère aîné, 26 ans, qui hoche la tête. Le jeune «homme de la maison», selon son rôle désigné depuis la disparition de leur père, n'était pas d'accord avec ce mariage arrangé par sa mère et son oncle. «Maryam est une enfant et son prétendant avait vingt-cinq ans de plus qu'elle. Il l'emmenait vivre avec sa première femme et leurs trois enfants, fait valoir le grand frère. Mais je n'avais pas les moyens de m'opposer à leurs arguments financiers.» Le commerçant de Bagdad venu demander la main de la très jeune fille proposait l'équivalent de 4 000 euros de dot à la famille de six enfants, aux ressources modestes. Et puis c'était une bouche de moins à nourrir. «J'ai dit oui, quand le cheikh m'a posé la question pour conclure le mariage, raconte Maryam. Je n'aimais pas l'école et je rêvais de porter la robe blanche comme dans les feuilletons télé. Mais j'ignorais tout le reste.» Refusant catégoriquement de parler des rapports physiques avec son mari éphémère, l'adolescente se plaint surtout d'avoir été traitée en «servante» par les membres de la famille où elle était la deuxième épouse. «Ménage, lavage, repassage, habillage des enfants pour l'école, j'étais la première réveillée et la dernière couchée dans la maison», raconte-t-elle. Quand elle a commencé à rechigner au travail, elle a fini par être répudiée.

Puissant clergé

Le cas de Maryam est banal et paraît moins terrible que celui de nombre de ses semblables jeunes mariées irakiennes. Elles subissent grossesses précoces ou violences familiales dans le premier pays au monde pour le nombre de mariages comme de divorces des mineures. En 2016, selon les chiffres officiels, 24 % des femmes ont été mariées avant 18 ans et 5 % avant 15 ans, tandis que 60 % de ces mariages se terminent en divorce. Le phénomène n’a cessé de s’accentuer depuis 2003. Le démantèlement du régime de Saddam Hussein avec l’occupation américaine s’est traduit par un affaiblissement de l’Etat irakien et une montée en puissance des tribus et des islamistes conservateurs. Ceux-là veulent imposer des codes communautaires au nom de «la liberté de croyance», en particulier la «loi Jaafari», permettant aux chiites, majoritaires en Irak, d’appliquer les règles du mariage préconisées par leur puissant clergé, autorisant le mariage des filles dès 9 ans. Alors que l’âge légal reste fixé à 18 ans pour les deux sexes, il n’est pas respecté dans les faits par les forces religieuses influentes dans le pays. Les cheikhs concluent les contrats en famille avec témoins puis les tribunaux civils se trouvent obligés de légaliser les unions comme un fait accompli, notamment en cas de grossesse ou lorsque l’âge légal est atteint.

Le problème des mineures n’est que l’un des aspects de la régression du statut et des droits des femmes en Irak. Mariage, divorce, héritage, polygamie… l’ensemble des dispositions de la loi de 1959, qui reste théoriquement en vigueur, est bafoué dans la pratique ces dernières années sous la pression sociale et religieuse. Outre l’autorisation d’épouser des filles dès 9 ans, des pratiques plus étrangères sont légalisées par les hommes de religion. Importé d’Iran, le «mariage de plaisir» (traduction littérale) s’est répandu dans certains milieux chiites en Irak, comme au Liban auparavant. Conclu par un cheikh, il s’agit d’un contrat dont la durée déterminée à l’avance varie entre vingt-quatre heures et quatre-vingt-dix-neuf jours, au cours desquels la mariée reçoit l’équivalent de 20 dollars par jour (16 euros). Ce contrat n’ouvre aucun droit par la suite à un héritage ni à la reconnaissance de l’enfant ou même à une pension alimentaire en cas de grossesse. Cette formule permettant la bénédiction d’une relation sexuelle passagère a ouvert la voie à une prostitution déguisée.

«La remise en cause globale du code du statut personnel de 1959 nous oblige à nous mobiliser régulièrement non pour faire progresser les droits des femmes mais pour défendre les acquis légaux», indique Amal Allami, de l'association Amal («espoir») à Bagdad. La vice-présidente de l'une des 90 organisations locales regroupées dans le Réseau des femmes irakiennes rappelle la loi n° 188, qui représentait l'un des codes les plus progressistes du monde arabe en matière de droit des femmes, lors de son adoption il y a près de soixante  ans. «Notre réseau s'est constitué en 2004 justement pour faire face à la première tentative d'un parti religieux conservateur de substituer au code de 1959 des statuts personnels différenciés selon les communautés», précise Amal Allami.

Réseaux sociaux

Depuis, les forces politiques religieuses ont renouvelé leurs offensives pour modifier la législation. Leur dernière tentative, en novembre, présentait au Parlement une réforme remettant radicalement en cause les droits des femmes avec une série d'amendements apportés au code du statut personnel, dont l'âge du mariage. «Une mobilisation sans précédent des organisations des droits de l'homme et de la femme a rayé de l'agenda du Parlement cette proposition d'un groupe de députés intégristes», affirme Montadhar Nasser, journaliste membre d'un collectif de jeunes qui a participé à la campagne pour faire échouer le projet. «La domination mâle totale sur l'Etat et les institutions bloque notre action», constate Amal Allami. Malgré un quota officiel qui accorde 25 % des sièges du Parlement irakien aux femmes, celles-ci ne sont pas très actives dans la défense de leurs droits. «Elles ne sont souvent pas concernées par nos causes car elles ont été élues grâce à l'appui de leur communauté ou de leur tribu et tiennent à rester en place pour continuer de bénéficier des avantages», dénonce Amal.

L'initiative de la députée Jamila al-Obeidi illustre en effet à quel point les représentantes des femmes peuvent être étrangères à leurs droits. Le 8 mars 2017, à l'occasion de la journée de la femme, la parlementaire a présenté une proposition de loi pour inciter les hommes à prendre pour deuxième ou troisième épouse une veuve ou une divorcée. Il s'agissait d'accorder au mari volontaire une subvention du gouvernement de 5 millions de dinars (3 500 euros), et 1 million de dinars de plus par enfant qu'aurait la femme. L'affaire avait allumé le feu sur les réseaux sociaux. «Nous accepter comme partenaires pour nous protéger», résumait la page lancée par la députée sur Facebook, appelant ses collègues et les autres femmes à soutenir son initiative par solidarité entre elles. Certaines ont répondu à l'appel faisant valoir qu'il y avait 4 millions de veuves, célibataires et divorcées en Irak. La polémique a éclaté quand des femmes ont exprimé leur opposition à une telle mesure, tandis qu'une grande majorité d'hommes l'ont soutenue. Pendant des semaines, les hashtags «campagne féminine contre l'initiative de Jamila al-Obeidi» et «Jamila al-Obeidi me représente» se sont disputés la première place. «L'Irak n'a donc plus d'autre problème que celui des divorcées et des veuves», ironisait une internaute avant d'ajouter : «Il vaudrait mieux leur trouver des emplois honorables que les condamner à cette proposition lamentable.»

Cheveux courts

Les difficultés économiques nées des guerres extérieures et intérieures en Irak depuis 1980 sont en grande partie responsables des problèmes auxquels sont confrontées les femmes. Leur condition s'est dégradée, «même par rapport à tous les autres pays arabo-musulmans en raison des circonstances exceptionnelles qu'a traversées le pays», estime la sociologue Dalal al-Rubei. Cheveux courts découverts, contrairement à l'écrasante majorité des Irakiennes, la féministe quinquagénaire insiste sur la force de ses concitoyennes : «Elles ont supporté des décennies de dictature, puis de guerre. Puis de blocus, en gérant la vie quotidienne souvent en tant que cheffes de famille du fait de la disparition des pères. Elles sont immensément capables.» Vice-présidente de l'Organisation de la liberté de la femme en Irak, Dalal al-Rubei rappelle que l'ONG créée en 2003 au lendemain de la chute de Saddam Hussein avait pour ambition de promouvoir les droits des femmes dans le cadre d'une démocratie laïque. Mais l'essentiel de son action actuelle est de lutter contre toutes les violences faites aux femmes. La villa décatie au centre de Bagdad où est installée l'association est devenue un refuge pour les filles, jeunes ou moins jeunes, fuyant leur famille ou leur entourage. «Pour échapper aux violences qu'elles peuvent subir de la part de leurs maris, pères, frères ou tribu, celles qui découvrent notre existence par les réseaux sociaux ou par le bouche-à-oreille viennent se réfugier chez nous», explique Dalal al-Rubei. Cette opportunité concerne un tout petit nombre d'habitantes de la capitale. D'autres mineures forcées au mariage ou jeunes femmes menacées d'un crime d'honneur se jettent dans les eaux du Tigre par désespoir. Les suicides n'ont cessé de se multiplier ces dernières années parmi les Irakiennes.

Législatives sous tension

En pleine escalade dans son voisinage immédiat, l’Irak tient des élections législatives ce samedi avec des promesses de reconstruction et d’unification. Capitalisant sur la victoire contre l’Etat islamique, le Premier ministre sortant, Haidar al-Abadi, mène la campagne avec la première liste à présenter des candidats dans les 18 provinces sunnites, chiites, kurdes, chrétiens et yazidis. Son Alliance de la victoire est concurrencée par les formations d’autres leaders chiites influents tels Nouri al-Maliki, son prédécesseur qui tente de revenir au pouvoir, et Hadi al-Amiri, commandant d’une milice chiite soutenue par l’Iran. Sur les 329 sièges en jeu, 25 % doivent revenir à des femmes selon un quota fixé. Malgré cette représentation, les Irakiennes, dont la situation n’a cessé de se dégrader, sont très mal défendues au Parlement.

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