Bret Easton Ellis, quel spectateur êtes-vous ?

Il va tout voir, déteste qu'on lui fasse la leçon, préfère Pixar à Miyazaki, vénère Altman. Le romancier américain cosigne “The Canyons” avec Paul Schrader, et nourrit de ses paradoxes notre nouvelle rubrique.

Par Aurélien Ferenczi

Publié le 18 mars 2014 à 12h26

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h11

On imaginait bien l'auteur d'American Psycho fan de cinéma. Ses écrits décrivent volontiers l'état de déréliction de l'industrie hollywoodienne. Mais on a découvert Bret Easton Ellis cinéphile via son compte twitter, riche en formules ironiques et lapidaires sur les films qu'il voit. Désireux depuis longtemps d'écrire pour le cinéma – voire plus si affinités – le romancier, qui a 50 ans depuis dix jours, s'est énormément impliqué dans l'écriture et la production de The Canyons, de Paul Schrader, ce 19 mars en salles. Il était le candidat idéal pour notre nouvelle rubrique, qui interroge des artistes sur leurs pratiques de spectateur. Il répond avec le goût du paradoxe et de la provocation qui est le sien.

Le tout premier film ?
Je ne suis pas sûr. C'est peut-être Mary Poppins, vu soit au jardin d'enfants, soit à un anniversaire.... Ou alors 2001, l'Odysée de l'espace, une séance à laquelle mes parents nous auraient emmenés, ma soeur et moi, au début des années 70. Il y a aussi La Mélodie du bonheur, quelque part. Voilà, trois images me viennent à l'esprit : un foetus dans l'espace, Julie Andrews qui vole sous un parapluie et la même qui chante dans les Alpes ! Mary Poppins, La Mélodie du bonheur étaient des succès si énormes à l'époque, il se sont joués dans certaines salles pendant quatre ou cinq ans. Ensuite, j'ai des souvenirs de peur au cinéma : La Nuit des morts-vivants. Un autre film du même genre, Children Shouldn't Play with Dead Things. Je devais avoir 8 ou 9 ans, je l'ai vu avec un ami, sa mère nous avait déposés au cinéma. Je pensais tenir le coup, mais le film était si sanglant que, traumatisé, j'ai quitté la salle et appelé ma mère pour qu'elle vienne me chercher. Après, c'est une autre histoire : à 10 ans, j'étais fan de cinéma, à 12, je m'intéressais au cinéma en tant qu'art. J'ai perdu très tôt mon innocence de spectateur.

Le dernier film que vous ayez vu ?
Si on avait fait l'interview hier [l'intervieweur a mal estimé le décalage horaire Paris - Los Angeles et raté le premier rendez-vous téléphonique], je vous aurais dit The Grand Budapest Hotel. Mais entretemps je suis allé voir Non Stop, avec Liam Neeson qui cherche un terroriste dans un avion. En fait, je suis sorti pendant Le Vent se lève, d'Hayao Miyazaki. Je ne supporte vraiment pas ses films. Je n'aime pas les dessins, OK c'est inventif, mais je pense que la beauté des productions Pixar, et de La Reine des Neiges, le dernier Disney, les rendent obsolètes. Sans compter que ses films sont montrés ici doublés. Et très mal doublés par de très mauvais acteurs. Bref, je n'ai pas supporté. Donc, je suis sorti et je suis allé voir Non Stop, d'autant plus amusant à voir qu'on ne peut pas ne pas penser au Boeing de Malaysia Airlines...

C'est un film assez idiot, mais l'idiotie est comprise dans le prix, du coup on ne peut pas vraiment s'en moquer. J'aime bien que ce soit du pur plaisir, un peu ridicule : il n'y a rien de sérieux, ça ne parle ni de l'esclavage, ni du sida. Une des choses que je déteste au cinéma, c'est qu'on me fasse la leçon : l'esclavage, c'est mal, le sida, c'est mal... Non stop pourrait être meilleur, je ne le recommanderais pas forcément, mais c'est à ça que doit ressembler le cinéma.

Et The Grand Budapest Hotel, vous en avez pensé quoi ?
J'aime le début, les différentes strates temporelles, j'aime le décor de l'hôtel, je trouve Ralph Fiennes formidable – enfin Ralph Fiennes peut être drôle au cinéma ! Mais comme avec tous les films de Wes Anderson, je suis embarqué pendant trente minutes, et puis quelque chose fait obstacle, se pétrifie. C'est trop apprêté, trop étrange, trop plein de personnages. il n'y a pas de sexe, pas de désir, pas de passion. Ça sent le renfermé, ça manque d'air... Au moment où l'on arrive à la séquence de la prison, le film meurt littéralement. Il reste mort un certain temps, et retrouve un peu de vigueur sur la fin. Je me demandais si on ne pouvait pas raconter la même histoire de façon réaliste. Nous en parlions hier à dîner, nous étions quatre, un seul d'entre nous aimait vraiment le film : on s'interrogeait sur les limites du style Anderson, que je trouve forcé et irritant. Le problème, c'est qu'en se plaignant de Wes Anderson, on se plaint d'un des derniers auteurs faisant un cinéma d'une certaine ampleur aux Etats-Unis...

Avez-vous une salle de prédilection ?
Le complexe ArcLight, sur Sunset Boulevard, quasiment le seul que je fréquente. Quatorze salles, je crois, dont une très grande, le Cinerama Dome, qui existait déjà quand j'étais enfant. Les meilleurs écrans, le meilleur son de tout le pays. Personne ne parle, personne n'envoie de sms pendant les séances, on ne peut pas aller de salle en salle sans repasser par le guichet – j'ai racheté un billet pour Non stop ! Donc, sans doute la meilleure expérience de spectateur possible. Je suis très content d'aller au cinéma seul, souvent à l'heure du déjeuner, ou juste après, quand il y a peu de monde. Parfois j'emmène mon boyfriend, mais il est plus jeune que moi, et il a d'autres centres d'intérêt. Je n'ai pas de place de prédilection, à part dans la salle 1, le Cinerama Dome, où j'aime bien être un peu près de l'écran. Pour Non stop, j'étais au fond, parce que c'étaient les seuls rangs vides.

ArcLight sur Sunset Boulevard. Photo : Will Keightley (CC - BY)

ArcLight sur Sunset Boulevard. Photo : Will Keightley (CC - BY)

Quel équipement avez-vous chez vous ?
J'ai une télé dans le salon, une télé dans la chambre, et je regarde dessus des films que je prends directement sur iTunes ou Netflix. J'ai un lecteur Blu-ray, mais je l'utilise assez peu. Je voulais absolument montrer Short cuts, d'Altman, à mon boyfriend, et je me suis aperçu qu'il n'existait sur aucune plate-forme. J'ai eu du mal à le trouver en DVD, même chez mon excellent loueur vidéo de West Hollywood. Finalement, j'ai trouvé un DVD d'occasion, c'est au programme dès qu'on a trois heures devant nous. Parfois, je peux regarder un film sur ordinateur. J'en ai même vu un sur iPad, l'an dernier à Palm Springs ! C'était un film sur Youtube, j'étais dehors dans le désert, sous un parasol. Je ne pensais pas arriver à me concentrer, mais avec des écouteurs, j'ai été surpris de l'intimité avec l'œuvre que créait la situation. Mais je préfère voir les films en salles. J'aime l'idée d'un horaire précis, auquel on doit s'adapter. On ne peut pas contrôler le film, c'est lui qui nous contrôle. Le film ne m'attendra pas, ça donne un frisson un peu spécial !

Un film au-dessus de tous les autres ?

Un cinéaste au-dessus de tous les autres ?

Robert Altman. DR

Robert Altman. DR

Une actrice, un acteur au-dessus de tous les autres ?

Greta Gerwig et Diane Keaton. DR

Greta Gerwig et Diane Keaton. DR

Un gros plan qui vous bouleverse ?
Al Pacino dans Le Parrain : le plan juste avant qu'il ne tire sur le flic dans le restaurant. On voit ce qui se passe dans sa tête : c'est le moment où Michael Corleone rejoint la famille, devient un meurtrier, devient une partie de ce qu'il avait dit ne jamais vouloir être. Il y a aussi un gros plan très puissant de Mark Wahlberg dans Boogie nights. il est sur le canapé, le deal de drogue va mal se passer, la caméra reste sur lui peut-être quarante-cinq secondes. C'est très fort de fixer quelqu'un et de le voir changer d'avis. C'est l'effet spécial ultime, plus puissant qu'une explosion ou une invasion extra-terrestre. Et aussi un plan de Woody Allen, à la fin de Manhattan : la fille est partie, il sourit, il est perdu, il a perdu.

Un mauvais film que vous aimez quand même ?
Je ne suis pas d'accord avec cette formulation. Si vous aimez un film, vous aimez un film, point. Je ne crois pas aux plaisirs coupables. L'année dernière, par exemple, j'ai aimé Pacific Rim et Fast & Furious 6. Des amis m'ont engueulé parce que je préférais ces deux films à 12 years a slave ou à Dallas Buyers club, mais j'ai trouvé ces films d'une grande inventivité visuelle, alors que la lourdeur, le sérieux des grands films m'insupportent. Pacific Rim est évidemment l'œuvre d'un auteur ; peut-être pas un grand film, mais j'aime sa dimension, son style, sa couleur, l'allure des créatures qui le peuplent. On me dit : le scénario est nul. Non, c'est un hommage aux films que Del Toro aime ! Pareil avec Fast & Furious, on peut dire que les dialogues sont idiots, mais son imagination visuelle est sans pareille. La dernière course, vingt-cinq minutes sur le tarmac à la poursuite d'un avion-cargo, c'est du cinéma pur. Comment peut-on ne pas le voir ?

Vous ne citez aucun film non-américain ?
Je vois les films étrangers qui sortent. Côté français, j'ai trouvé La Vie d'Adèle OK, j'ai été intrigué par L'Inconnu du lac, que j'ai plutôt aimé. Bien sûr, j'ai vu les classiques : Buñuel, Bergman, Antonioni, Godard, Truffaut un peu moins. Mais de façon générale, je donne tout Bertolucci pour le cinéma américain des années 70.

Vous vouliez faire du cinéma avant d'être romancier ?
Bien sûr. J'ai grandi à Los Angeles. Parmi mes copains, j'étais le seul dont les parents ne travaillaient dans le cinéma ou la télé. Et bosser à Hollywood paraissait presque inévitable. A Detroit, jadis, on finissait toujours par travailler pour l'industrie automobile : à L.A, c'est le cinéma ou la télé... Au début, je voulais tout faire : du cinéma, des romans, du rock – j'étais dans un groupe. Il se trouve que mon premier manuscrit a été publié, et l'écriture littéraire m'a passionné et absorbé. Je voulais écrire une série de romans. Une fois que c'était fait, je suis revenu au cinéma. Il y a huit ou neuf ans, j'ai monté une société de production. Mais aujourd'hui je préfère employer le mot « contenu » plutôt que film. Qu'est-ce qu'un film aujourd'hui ? Une série de dix heures qui passe sur HBO ? Un film de quarante-cinq minutes qu'on met sur un site ? Le film traditionnel, d'environ deux heures, avec un début, un milieu, une fin, ça m'intéresse encore, mais ce n'est pas exclusif. D'ailleurs, je travaille dans plusieurs directions : un projet avec Kanye West, dont je ne peux pas parler ; un film de dix heures sur le tueur Charles Manson et sa bande ; je réalise aussi un film tout seul, que je tourne les week-ends quand je peux disposer d'une caméra. Je suis un peu déçu de ne pas être venu à la mise en scène plus tôt, j'étais intimidé, mais ce n'est pas si difficile. Et je veux encore écrire des romans !

Le meilleur film sur Los Angeles ?

Il y en a pas mal : Chinatown, de Roman Polanski, Shampoo, de Hal Ashby, Le Privé, de Robert Altman. Plus récemment Greenberg, de Noah Baumabach, sur la génération X qui a vieilli, un regard juste sur notre narcissisme et notre amertume. The Informers [de Gregor Jordan, scénario de Bret Easton Ellis, d'après l'un de ses romans] n'est pas mal, même si, faute de moyens, on l'a tourné en Uruguay et en Argentine ! Et aussi The Canyons, quand même. Mais loin derrière les premiers titres que j'ai cités.

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