Hasard, ils ont tous les deux fait leurs doctorats sur le bouddhisme à l'École pratique des hautes études, à Paris. Leurs voies, ensuite, ont divergé. Marion Dapsance a enseigné à l'université Columbia de New York, tandis que Frédéric Lenoir enchaîne les best-sellers - il est aujourd'hui le premier vendeur d'essais en France et son Miracle Spinoza (Fayard) trône dans notre classement des meilleures ventes depuis plus de six mois.

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Pourtant, ils ne sont pas tout à fait sur la même longueur d'ondes. Dans un petit livre paru en début d'année, Qu'ont-ils fait du bouddhisme ? (Bayard), Marion Dapsance sonne la charge. Elle considère que sous couvert de méditation et de "pleine conscience" on assiste à une certaine dérive "commerciale" et philosophique de la religion fondée par Bouddha. L'Express a décidé de les réunir pour en débattre.

Marion Dapsance, dans votre ouvrage, vous êtes plutôt critique à l'égard ce que vous appelez le "bouddhisme à l'occidentale". Pourquoi ?

Il me semble qu'il y a un malentendu dans la manière dont le bouddhisme est pratiqué en Occident. Ses adeptes recherchent avant tout une forme de bien-être, une manière de lutter contre le stress, plutôt qu'un accomplissement spirituel. On trouve en librairie de nombreux "livres de recettes" pour méditer, qui sont assez éloignés de l'enseignement originel de Bouddha. Par ailleurs, j'observe que nombre de personnes qui critiquent la hiérarchie pesante et la liturgie de l'église catholique sont souvent les premières à être en prosternation devant un lama, comme jamais elles ne l'auraient été devant un curé.

Frédéric Lenoir : J'ai justement fait ma thèse de doctorat, il y a vingt ans, sur la réception du bouddhisme en Occident. C'est vrai, nous avons transformé et réinterprété profondément cette religion d'origine asiatique. Beaucoup d'Américains ou d'Européens sont venus au bouddhisme parce qu'ils y ont vu une religion neuve, plus rationnelle et pragmatique que le christianisme. A certains égards, elle est parfois devenue aujourd'hui une sorte de philosophie laïque. Et puis, ne le cachons pas, il y a une petite contradiction à vouloir faire de cette religion une forme d'accomplissement de soi, alors que Bouddha préconisait au contraire une dépossession de soi...

Pourquoi l'image du bouddhisme est-elle plus positive que celles du christianisme et de l'islam ?

M. D. : Cela date de sa redécouverte par l'Occident au XIXe siècle. C'est lorsque l'Europe a cessé de se concevoir comme chrétienne que le bouddhisme a commencé à devenir populaire chez nous, mais sous une forme sécularisée, où l'on insistait sur sa dimension rationnelle. Chez certains anticléricaux ou francs-maçons, notamment, on a voulu y voir une philosophie déconnectée des rites de la chrétienté. On l'ignore parfois, mais quelqu'un comme Clemenceau a été séduit par le bouddhisme. Jules Ferry aussi. Il a même préconisé son enseignement à l'école. Dans les années 1890, le musée Guimet organisait des cérémonies bouddhistes à Paris. Alexandra David-Néel y a d'ailleurs assisté.

F. L. : Il y a cette idée inconsciente que ce qui vient de loin est meilleur et que le christianisme est une religion un peu fatiguée. Et puis, il faut bien le dire, on voit peu de kamikazes bouddhistes ! Il n'y a pas non plus eu d'Inquisition bouddhiste. Pour autant, il faudrait se garder d'une vision idyllique des choses. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement en Birmanie : au nom de la pureté bouddhiste, un gouvernement laisse massacrer les Rohingyas, des musulmans...

Frédéric Lenoir et Marion Daspance

Frédéric Lenoir et Marion Daspance

© / Photo Marc Chaumeil

On parle assez rarement du rôle assigné aux femmes dans le bouddhisme...

M. D. : La femme y a un statut clairement inférieur à l'homme, même si, naturellement, cela dépend aussi des traditions de chaque société asiatique. Il lui est plus difficile qu'à un homme d'atteindre l'éveil, par exemple...

F. L. : D'ailleurs, au départ, Bouddha ne souhaitait être entouré que par des hommes. Ce n'est que vers la fin qu'il a consenti à la présence de nonnes.

Chez nous, on a parfois l'impression que le bouddhisme est mis à toutes les sauces...

M. D. : Il existe, notamment aux États-Unis, un bouddhisme "commercial", avec des séances de méditation dite de "pleine conscience" qui promettent un épanouissement personnel. En France, cette idéologie, notamment prônée par Matthieu Ricard, Christophe André ou Frédéric Lenoir, présuppose que le bonheur individuel aurait des répercussions bénéfiques sur l'ensemble de la société. Or, le bouddhisme originel se soucie assez peu de ce "retour sur investissement" collectif, il est plutôt axé vers une renaissance personnelle, une réincarnation, dans une autre vie.

F. L. : Ah, ça y est, on m'accuse à nouveau d'être un "marchand de bonheur" ! Votre livre tourne d'ailleurs par moments au réquisitoire. Je trouve cela injuste. Il m'arrive, en effet, de diriger des méditations guidées lors de stages, au Canada notamment. J'ai découvert cette pratique il y a bien longtemps, lors d'un séjour de six mois à Dharamsala, en Inde. Cela passe par un apaisement du mental ou, au contraire, une concentration sur un sentiment, comme la bienveillance, par exemple. Je mesure bien l'effet positif que cela procure à des gens dont le cerveau, connecté en permanence par les nouvelles technologies ou les jeux vidéos, est sur-sollicité dans la vie de tous les jours. Et je précise que le produit de des séances est reversé à la Fondation Seve (Savoir être et vivre ensemble), que j'ai créée sous l'égide de la Fondation de France.

Comment mesurer l'effet bénéfique de ces séances ?

M. D. : Une récente étude de grande ampleur menée aux Etats-Unis a conclu que la méditation produisait surtout un effet placebo... Et qu'elle peut, chez des esprits déjà un peu fragiles, avoir des conséquences négatives.

F. L : Christophe André m'a dit que certains exercices de méditation avaient des résultats thérapeutiques très positifs sur une partie de ses patients, parfois lourdement atteints, de l'hôpital Saint-Anne. J'observe moi-même chez certaines personnes que cela réduit l'anxiété.

En Occident, la méditation n'est-elle pas parfois assimilée à une forme de "développement personnel" ?

M. D. : Si, un peu. On oublie les grandes idées généreuses du bouddhisme - tolérance, dépassement de la souffrance, pacifisme - au profit de méthodes pratiques visant à l'hédonisme. Il y a des pâtissieries de luxe qui proposent des bûches de Noël estampillées "bouddhistes" ! J'ai vu l'autre jour en librairie un livre sur le "bouddhisme des mères", qui explique comment élever ses enfants dans le calme, par exemple. Sous couvert de spiritualité, on promet en fait de lutter contre le stress de nos sociétés modernes. On est là en présence d'un Bouddha fictif qui s'apparente un peu à un coach personnel.

F. L. : Eh bien, moi, je ne trouve pas qu'enseigner ces "petites" techniques soit méprisable ! Si elles peuvent réduire l'anxiété et les peurs qui imprègnent notre société, tant mieux ! Depuis des années, avec ma fondation, j'anime des ateliers de philosophie dans les écoles, notamment dans les petites classes. Comme les enfants sont dissipés, au début du cours, je leur propose une brève méditation. Il s'agit, pendant trois minutes, de fermer les yeux et d'écouter sa respiration. Je vous assure qu'ensuite leur attention est bien meilleure.

Vous êtes, Frédéric Lenoir, à l'instar de Matthieu Ricard ou de Fabrice Midal, d'immenses vendeurs de livres. Le succès de ce que l'on appelle parfois les "feel good books" est-il un bon ou un mauvais signe sur l'état de notre société ?

F. L. : Chez les Français, depuis Voltaire, il y a toujours un fond d'ironie, de cynisme. On ne voit que le verre à moitié vide. On diffuse inconsciemment l'idée que le monde est tragique. Alors, à quoi bon chercher le bonheur ? Le "développement personnel" a mauvaise presse chez nous. Pourtant, j'ai le sentiment que les choses changent depuis quelques décennies : les gens sont plus hédonistes, veulent progresser, lutter contre les passions tristes - peur, jalousie, convoitise... En ce sens, le succès de ces livres serait plutôt un signe positif, selon moi.

M. D. : Je le vois comme le symptôme d'un malaise. Les gens ne se sentent pas bien, cherchent des solutions, un sens à leur vie.

Fin avril, lors de son voyage aux Etats-Unis, Emmanuel Macron a déclaré qu'il préférait ne pas rencontrer le dalaï-lama, car cela serait "contre-productif" à la fois pour la cause tibétaine et pour les relations de la France avec la Chine. Que pensez-vous de cette déclaration ?

M. D. : C'est du pur pragmatisme, de la realpolitik. On ne peut pas le lui reprocher.

F. L. : Il a raison. Ce qui se passe au Tibet est dramatique. On assiste à un véritable génocide culturel. Mais en rencontrant le dalaï-lama, le président aurait seulement braqué les Chinois. Mieux vaut qu'il fasse avancer discrètement la cause tibétaine lors d'un sommet avec le chef d'Etat chinois. Pékin ne plaisante pas avec ça. J'en sais quelque chose : j'ai rencontré douze fois le dalaï-lama et, depuis, la Chine refuse de m'accorder le moindre visa.

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