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La très grande solitude affective des exilés

Contraints de quitter leur pays seuls, les Soudanais de Vichy que « Le Monde Â» a suivi racontent leur vie de cĂ©libataires en France.

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Publié le 20 mai 2018 à 07h01, modifié le 21 mai 2018 à 10h01

Temps de Lecture 4 min.

Un soleil de mai filtre Ă  travers le pare-brise. Ebloui, Ahmed profite d’un arrĂŞt au feu pour sortir de sa veste une paire de ­lunettes noires, quand trois ­jeunes filles traversent au passage piĂ©ton. Il tourne lentement la tĂŞte de gauche Ă  droite, mais un klaxon le sort de sa torpeur. En­ ­redĂ©marrant, Ahmed esquisse un sourire gĂŞnĂ© : « Elles Ă©taient très belles… Â» Puis la gĂŞne laisse place Ă  la mĂ©lancolie. « Ă‡a fait plus de trois ans que je n’ai pas vu ma femme. Trois ans, c’est long ! Â», ajoute-t-il pour justifier son ­absence passagère.

« Grâce à WhatsApp, je suis en contact avec ma femme presque tous les jours », Ahmed

Ahmed est originaire de Nyala, une ville du Darfour qu’il a dĂ» quitter prĂ©cipitamment une nuit de novembre 2014 : « Quand j’ai Ă©tĂ© menacĂ© par la sĂ©curitĂ© nationale, je me suis cachĂ© et j’ai quittĂ© le pays le plus rapidement possible. Je n’ai rien dit Ă  ma femme, pour la protĂ©ger. Â» Ce n’est qu’une fois en Libye qu’il a pu l’appeler, la rassurer, lui expliquer son dĂ©part prĂ©cipitĂ©, lui jurer qu’il allait bien et qu’ils se reverraient peut-ĂŞtre un jour. En Europe.

S’il est difficile pour Ahmed de ­parler de son exil, de sa vie d’avant, c’est avec une plus grande pudeur encore qu’il raconte sa vie sentimentale. « Grâce Ă  WhatsApp, je suis en contact avec ma femme presque tous les jours Â», dit-il en ­faisant dĂ©filer sur son smartphone quelques photos de celle qu’il espère revoir au plus vite.

Le cahier de cours de français d'Hassan. Le 29 juin 2017

Comme Ahmed, 14 603 Soudanais ont pu ces dernières annĂ©es bĂ©nĂ©ficier d’un titre de sĂ©jour en France, selon la direction des Ă©trangers du ministère de l’intĂ©rieur. « Maisaujourd’hui la migration des Soudanais est presque ­exclusivement masculine. Dans les centres d’accueil et d’orientation, 90 % des demandeurs d’asile de nationalitĂ© soudanaise sont des hommes âgĂ©s de 25 Ă  30 ans Â», ­explique Didier Leschi, directeur gĂ©nĂ©ral de l’Office ­français de l’immigration et de l’intĂ©gration.

« Un sujet tabou »

Si ces dernières annĂ©es la France a mis en place des politiques ­publiques pour la santĂ© des ­migrants, l’apprentissage du ­français ou l’accès Ă  la formation, une dimension essentielle pour le bien-ĂŞtre de ces hommes ne ­relève pas directement de cette prise en charge : la sexualitĂ© et la vie affective des exilĂ©s. « Ce sujet tabou n’est abordĂ© que sous la forme du fait divers ou de l’effroi, alors mĂŞme qu’il ne se passe pas une semaine sans que les questions de santĂ©, de logement, de libertĂ© de circulation fassent l’objet d’interventions associatives ou de colloques Â», regrette Didier Leschi.

Car ces jeunes gens dans la force de l’âge aspirent évidemment à faire des rencontres. Cependant, leur faible sociabilité, notamment en raison d’un manque de mobilité dû à leur difficulté ­d’accès à l’emploi, complique les rencontres avec des femmes et peut nourrir des frustrations.

« Il y a des femmes d’autres pays africains sur les routes de l’exil, comme les NigĂ©rianes, et ce qu’elles traversent est inhumain Â», Ali

Pour Ahmed, cette immigration quasi exclusivement masculine s’explique en partie par l’extrĂŞme violence sur les routes de l’exil. « Il aurait Ă©tĂ© impossible que je fasse endurer Ă  ma femme ce par quoi je suis passĂ© pour venir en Europe Â», raconte-t-il. Après avoir marchĂ© plus de huit jours dans le dĂ©sert ­libyen et subi la cruautĂ© des ­passeurs, il a traversĂ© la mer pour se retrouver Ă  la rue, sur les trottoirs europĂ©ens.

Ali, 30 ans, lui aussi rĂ©fugiĂ© soudanais installĂ© Ă  Vichy, partage cet avis. « En Libye, les migrants sont traitĂ©s comme des esclaves. Il y a des femmes d’autres pays africains sur les routes de l’exil, comme les NigĂ©rianes, et ce qu’elles traversent est inhumain, pire que ce que les hommes endurent Â», explique cet ancien universitaire de Khartoum. Il ajoute que l’absence des femmes soudanaises sur les routes de l’exil s’explique peut-ĂŞtre aussi par les rĂ©ticences de la ­sociĂ©tĂ© soudanaise Ă  laisser voyager une femme seule.

« Sur Internet, sans succès »

Ahmed a aujourd’hui le statut de rĂ©fugiĂ© et vit dans un studio Ă  Vichy. Il se dit chanceux de s’être mariĂ© officiellement avant de partir en exil. Il compte se lancer prochainement dans les dĂ©marches de rĂ©unification familiale pour que sa femme puisse le rejoindre en voyageant dans de bonnes conditions. « J’aimerais pouvoir bien l’accueillir, avoir une situation, un travail correct. En attendant, je continue de parfaire mes talents de cuisinier, dit-il avec ­humour. En vivant seul, j’ai appris Ă  me dĂ©brouiller au quotidien. Â»

« Je connais plusieurs ­Soudanais qui ont des relations avec des Françaises. Dans quelques ­années, des couples mixtes se ­marieront », Ahmed

Pour ceux qui ne pourront faire valoir la rĂ©unification familiale parce qu’aucune femme ne les ­attend au Soudan oĂą parce que leur union n’a pu ĂŞtre officialisĂ©e avant leur dĂ©part, Ahmed se veut positif. « Je connais plusieurs ­Soudanais qui ont des relations avec des Françaises. Dans quelques ­annĂ©es, des couples mixtes se ­marieront. Â» Pour Hassan, qui a dĂ» quitter son pays d’origine, l’ErythrĂ©e, afin d’éviter le service militaire, la barrière de la langue complique les interactions avec les Françaises. « Dans des villes comme Vichy, les rencontres avec des femmes sont rares, alors je vais parfois sur Internet, mais sans grand succès Â», regrette l’EyrthrĂ©o-Soudanais de 37 ans.

Selon Didier Leschi, « il y a lĂ  une question Ă  anticiper et Ă  aborder, notamment quand on parle de l’intĂ©gration des migrants Â». Car, aujourd’hui, la question de la sexualitĂ© se pose de manière bien diffĂ©rente de ce qu’elle a Ă©tĂ© pour les travailleurs immigrĂ©s des ­annĂ©es 1960 et 1970. Ils Ă©taient souvent dĂ©jĂ  mariĂ©s ou engagĂ©s au moment de leur exil et avaient la possibilitĂ© de revenir rĂ©gulièrement voir leurs Ă©pouses.

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