Un soleil de mai filtre Ă travers le pare-brise. Ebloui, Ahmed profite d’un arrĂŞt au feu pour sortir de sa veste une paire de Âlunettes noires, quand trois Âjeunes filles traversent au passage piĂ©ton. Il tourne lentement la tĂŞte de gauche Ă droite, mais un klaxon le sort de sa torpeur. En ÂredĂ©marrant, Ahmed esquisse un sourire gĂŞnĂ© : « Elles Ă©taient très belles… » Puis la gĂŞne laisse place Ă la mĂ©lancolie. « Ça fait plus de trois ans que je n’ai pas vu ma femme. Trois ans, c’est long ! », ajoute-t-il pour justifier son Âabsence passagère.
« Grâce à WhatsApp, je suis en contact avec ma femme presque tous les jours », Ahmed
Ahmed est originaire de Nyala, une ville du Darfour qu’il a dû quitter précipitamment une nuit de novembre 2014 : « Quand j’ai été menacé par la sécurité nationale, je me suis caché et j’ai quitté le pays le plus rapidement possible. Je n’ai rien dit à ma femme, pour la protéger. » Ce n’est qu’une fois en Libye qu’il a pu l’appeler, la rassurer, lui expliquer son départ précipité, lui jurer qu’il allait bien et qu’ils se reverraient peut-être un jour. En Europe.
S’il est difficile pour Ahmed de Âparler de son exil, de sa vie d’avant, c’est avec une plus grande pudeur encore qu’il raconte sa vie sentimentale. « Grâce Ă WhatsApp, je suis en contact avec ma femme presque tous les jours », dit-il en Âfaisant dĂ©filer sur son smartphone quelques photos de celle qu’il espère revoir au plus vite.
Comme Ahmed, 14 603 Soudanais ont pu ces dernières annĂ©es bĂ©nĂ©ficier d’un titre de sĂ©jour en France, selon la direction des Ă©trangers du ministère de l’intĂ©rieur. « Maisaujourd’hui la migration des Soudanais est presque Âexclusivement masculine. Dans les centres d’accueil et d’orientation, 90 % des demandeurs d’asile de nationalitĂ© soudanaise sont des hommes âgĂ©s de 25 Ă 30 ans », Âexplique Didier Leschi, directeur gĂ©nĂ©ral de l’Office Âfrançais de l’immigration et de l’intĂ©gration.
« Un sujet tabou »
Si ces dernières annĂ©es la France a mis en place des politiques Âpubliques pour la santĂ© des Âmigrants, l’apprentissage du Âfrançais ou l’accès Ă la formation, une dimension essentielle pour le bien-ĂŞtre de ces hommes ne Ârelève pas directement de cette prise en charge : la sexualitĂ© et la vie affective des exilĂ©s. « Ce sujet tabou n’est abordĂ© que sous la forme du fait divers ou de l’effroi, alors mĂŞme qu’il ne se passe pas une semaine sans que les questions de santĂ©, de logement, de libertĂ© de circulation fassent l’objet d’interventions associatives ou de colloques », regrette Didier Leschi.
Car ces jeunes gens dans la force de l’âge aspirent Ă©videmment Ă faire des rencontres. Cependant, leur faible sociabilitĂ©, notamment en raison d’un manque de mobilitĂ© dĂ» Ă leur difficultĂ© Âd’accès Ă l’emploi, complique les rencontres avec des femmes et peut nourrir des frustrations.
« Il y a des femmes d’autres pays africains sur les routes de l’exil, comme les Nigérianes, et ce qu’elles traversent est inhumain », Ali
Pour Ahmed, cette immigration quasi exclusivement masculine s’explique en partie par l’extrĂŞme violence sur les routes de l’exil. « Il aurait Ă©tĂ© impossible que je fasse endurer Ă ma femme ce par quoi je suis passĂ© pour venir en Europe », raconte-t-il. Après avoir marchĂ© plus de huit jours dans le dĂ©sert Âlibyen et subi la cruautĂ© des Âpasseurs, il a traversĂ© la mer pour se retrouver Ă la rue, sur les trottoirs europĂ©ens.
Ali, 30 ans, lui aussi rĂ©fugiĂ© soudanais installĂ© Ă Vichy, partage cet avis. « En Libye, les migrants sont traitĂ©s comme des esclaves. Il y a des femmes d’autres pays africains sur les routes de l’exil, comme les NigĂ©rianes, et ce qu’elles traversent est inhumain, pire que ce que les hommes endurent », explique cet ancien universitaire de Khartoum. Il ajoute que l’absence des femmes soudanaises sur les routes de l’exil s’explique peut-ĂŞtre aussi par les rĂ©ticences de la ÂsociĂ©tĂ© soudanaise Ă laisser voyager une femme seule.
« Sur Internet, sans succès »
Ahmed a aujourd’hui le statut de rĂ©fugiĂ© et vit dans un studio Ă Vichy. Il se dit chanceux de s’être mariĂ© officiellement avant de partir en exil. Il compte se lancer prochainement dans les dĂ©marches de rĂ©unification familiale pour que sa femme puisse le rejoindre en voyageant dans de bonnes conditions. « J’aimerais pouvoir bien l’accueillir, avoir une situation, un travail correct. En attendant, je continue de parfaire mes talents de cuisinier, dit-il avec Âhumour. En vivant seul, j’ai appris Ă me dĂ©brouiller au quotidien. »
« Je connais plusieurs ÂSoudanais qui ont des relations avec des Françaises. Dans quelques ÂannĂ©es, des couples mixtes se Âmarieront », Ahmed
Pour ceux qui ne pourront faire valoir la rĂ©unification familiale parce qu’aucune femme ne les Âattend au Soudan oĂą parce que leur union n’a pu ĂŞtre officialisĂ©e avant leur dĂ©part, Ahmed se veut positif. « Je connais plusieurs ÂSoudanais qui ont des relations avec des Françaises. Dans quelques ÂannĂ©es, des couples mixtes se Âmarieront. » Pour Hassan, qui a dĂ» quitter son pays d’origine, l’ErythrĂ©e, afin d’éviter le service militaire, la barrière de la langue complique les interactions avec les Françaises. « Dans des villes comme Vichy, les rencontres avec des femmes sont rares, alors je vais parfois sur Internet, mais sans grand succès », regrette l’EyrthrĂ©o-Soudanais de 37 ans.
Selon Didier Leschi, « il y a lĂ une question Ă anticiper et Ă aborder, notamment quand on parle de l’intĂ©gration des migrants ». Car, aujourd’hui, la question de la sexualitĂ© se pose de manière bien diffĂ©rente de ce qu’elle a Ă©tĂ© pour les travailleurs immigrĂ©s des ÂannĂ©es 1960 et 1970. Ils Ă©taient souvent dĂ©jĂ mariĂ©s ou engagĂ©s au moment de leur exil et avaient la possibilitĂ© de revenir rĂ©gulièrement voir leurs Ă©pouses.
Voir les contributions
RĂ©utiliser ce contenu