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"Penser qu'un peintre est un génie inimitable, c'est de l'ordre de l'idéologie"
Johannes Schmitt-Tegge / DPA

"Penser qu'un peintre est un génie inimitable, c'est de l'ordre de l'idéologie"

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Cette semaine, "Marianne" consacre dans son magazine une enquête sur "l’art ancien au bord du krach". Voici l’interview de Jules-François Ferrillon, ancien courtier en art et auteur d’un roman à clé, "Faussaire", publié en 2015, et réédité en poche, qui avait, très tôt, évoqué l’activité d’un faussaire...

Depuis 2016, le petit monde de l’art ancien est tourmenté par une affaire de faux à grande échelle. Alertée à l’origine par une lettre anonyme qui dénonce l’activité d’un faussaire et cite plusieurs tableaux, la juge d’instruction Aude Buresi, du pôle financier à Paris, décida de saisir, lors d’une exposition à Aix-en-Provence, un tableau appartenant au prince du Lichtenstein. D’autres œuvres furent mises en cause. Un vrai parfum de scandale. D’autant que le montant des enchères dans le domaine de l’art ancien n’ont plus rien à envier à l’art contemporain. Justement, cette semaine, Marianne consacre dans son magazine une enquête sur « l’art ancien au bord du krach ». Voici l’interview de Jules-François Ferrillon, ancien courtier en art et auteur d’un roman à clé, Faussaire, publié en 2015, et réédité en poche, qui avait, très tôt, évoqué l’activité d’un faussaire...

Dans la version poche de Faussaire, un roman que vous avez écrit en 2015 sur le monde de l'art, avez-vous apporté des corrections ?

J’ai été plus précis. Dans le premier ouvrage, je citais plusieurs peintres, notamment Gentileschi, Cranach, Franz Haltz, Parmigianino, et Brueguel... Dans cette version poche, j’ai fait un descriptif plus détaillé des peintures, ne laissant aucun doute : il s'agit bien des tableaux incriminés depuis 2016 aux Etats-Unis, en Angleterre, au Liechtenstein, et qui sont tous passés par les mains de Giuliano Ruffini. Dans cette nouvelle version en poche, je lève donc un peu plus le voile sur un véritable système, c’est-à-dire le fait qu’il existe véritablement des faussaires en Italie qui ont une technique très au point, et qui peuvent fabriquer des faux.

Donc, selon vous, ces tableaux sont des faux ?

Même s’il me semble que ce sont des faux, en réalité, il est aussi difficile de dire « ce sont des faux » que de dire « ce sont des vrais ». Selon moi, ce sont vraisemblablement des faux, mais il faut le prouver ! Et c’est là que les choses se compliquent. Selon moi, la juge Aude Buresi qui enquête sur toute cette histoire ne peut peut-être pas aller plus loin pour cette raison-là. J’ai déclaré lors de ma garde à vue, ce que Ruffini m'avait confié, à propos du Parmesan qui s'est vendu chez Sotheby's : « De toute manière, c'est sans doute un faux ». D'où savait-il cela ? Quoi qu'il en soit, dans Faussaire, je dis exactement comment ces tableaux ont été fabriqués. Je ne dis pas exactement par qui. Je lâche juste un prénom, un certain Lino, un peintre qui a justement été perquisitionné en Italie par les policiers français...

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Ce fameux Lino serait alors le plus grand faussaire de tous les temps !

S’il s’agit de lui, oui, bien sûr ! Le Lino dont je parle serait l'un des plus grands faussaires de tous les temps, parce qu'il a tous les styles et peut faire aussi bien un Caravage qu'un Cranach ou un Titien. Cela veut dire que l'exemplarité d'un peintre est elle-même sujette à caution. Penser qu'un peintre est un génie inimitable, c'est de l'ordre de l'idéologie. Car, en réalité, on peut l'imiter. Certes, aujourd'hui, ce n'est plus possible en France, car il n'existe plus d'école d'art. Il suffit de mettre trois briques sur un tas de charbon, et on est un artiste. Mais autrefois si on avait une technique, une rigueur, un travail quotidien, et évidement un talent, on pouvait imiter. Et c'est ce qu'a fait tout le XIXème siècle. Les peintres du XIXe copiaient des tableaux du XVIe ou XVIIe.

Mais pour vous, les coupables ne sont pas les faussaires, mais le système...

Le coupable est le marché. La valeur morale du vrai ou du faux ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir qu'à partir du moment où un tableau est déclaré faux, à partir du moment où il y a un doute, la valeur sentimentale, affective, esthétique, est complètement mise à l'écart. Tout d'un coup, le tableau devient peu intéressant, voire « moche ». La valeur constitue donc bien l'œuvre en tant que telle. Depuis le XIXème siècle, et l'apogée du marché de l'art, derrière chaque tableau, il y a une valeur. D'ailleurs, généralement, les journalistes ne parlent que du prix des tableaux. On ne parle pas de la beauté d'un tableau, de la sensibilité, de la matière, de la manière dont il a été fait. Le dernier Léonard de Vinci vendu aux enchères, c'est d'abord un prix – 450 millions de dollars ! Or, pour constituer la valeur d'un tableau, il y a tout un tas d'acteurs derrière. Notamment des experts, des laboratoires... Dans ce contexte, il existe de nombreux enjeux économiques, des jeux d'influence et de pouvoir. D'autant qu'avec l'ouverture de nouveaux musées, notamment au Moyen-Orient, la demande d'oeuvres d'art est de plus en plus importante. On a de plus en plus besoin de tableaux. Finalement, le marché repose peut-être sur un leurre global, et c’est ça qui m’amuse.

Alors pourquoi investit-on autant dans l'art ?

Je pense que c'est un oripeau de sacralité. C'est à peu près la seule chose qui nous reste de « sacré ». C'est finalement la dernière appropriation du capital, c'est-à-dire un ersatz de dieu, de supplément d'âme, qui permet de justifier le tout libéral. Derrière tout ça, il y a « l'art », cette magie qui échapperait à la marchandisation du monde, avec de grands créateurs, surtout pas des faussaires ! Mais tout cela est un leurre, c'est une façon de repasser le plat divin mais à la sauce Capital. Dans une époque où tout est faux, un supplément d'âme, ça vaut du pognon. Une âme, ce n'est pas donné !

>> Faussaire, de Jules-François Ferrillon, éditions L’Age d’homme, 513 pages, 12 euros.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne