LETTRE DE TUNIS
C’est donc là que tout a débuté. Un entrelacs de convoyeurs, de chenilles et de passerelles, gros coléoptères d’acier butinant le phosphate tandis qu’au loin la steppe caillouteuse roule jusqu’aux marches du Sahara. A Redeyef, oasis minière à quelques encablures de l’Algérie, la révolution tunisienne avait allumé ses premiers feux.
C’était au printemps 2008, trois ans avant le grand ébranlement de 2011, comme une répétition, prodrome des nuées à venir. Pendant près de six mois – de janvier à juin – la population de Redeyef, mobilisée pour l’emploi et la « dignité », avait défié le régime de Ben Ali. Sévèrement matée, isolée du reste du bassin minier de Gafsa, dont elle est l’un des quatre centres d’extraction du phosphate, la cité récalcitrante avait infligé à la dictature sa première estocade, révélant ses failles.
Dix ans après, que reste-t-il de ce soulèvement emblématique qui a fait date dans l’histoire de la Tunisie contemporaine ? La fierté, sans nul doute, l’orgueil d’avoir ouvert la voie à la nation tout entière. « Nous avons donné le signal de la révolution », se souvient Adel Jayar, enseignant syndiqué, un des meneurs du mouvement, qui confie en éprouver aujourd’hui une « profonde nostalgie ». « Les mots d’ordre de 2011 ont d’abord été lancés ici trois ans plus tôt », ajoute-t-il. Tel le fameux : « Le peuple veut la chute du régime. »
Ici, on vit et meurt du phosphate
Front dégarni luisant au soleil, chemise striée de bleu, Adel Jayar grimpe l’escalier métallique qui enlace une plate-forme où s’affairent des ouvriers en bleu de travail. Le sommet de l’édifice offre une vue imprenable sur le site minier, terre blessée, éventrée, d’où émergent des petites pyramides grises, stocks de phosphate accumulé, offrant leurs flancs toxiques à la bourrasque soufflant du désert.
A l’instar des autres cités minières du bassin de Gafsa – Moulares, Metlaoui, Mdhilla – Redeyef est vicié par le phosphate. « Quand on lave le minerai, il contamine la nappe phréatique », grince Adel Jayar. Dents jaunies, maladies respiratoires, cancers à la fréquence douteuse… Ici, on vit et meurt du phosphate.
Diaboliques chaînes. Maudit soit le phosphate (2012) : le documentariste Sami Tlili avait ainsi titré son film, formule si juste. La population est comme asservie à cet horizon-là. La jeunesse se bat sans relâche pour entrer à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), bloquant régulièrement le site. Et les autorités achètent la paix sociale en acceptant d’embaucher à chaque crise, des emplois souvent dépourvus d’activité réelle. Il vaut mieux ne pas trop offusquer Redeyef, symbole si lourd. « Il faut admettre que notre situation est un peu meilleure que celle d’autres centres du bassin de Gafsa », dit Adnen Haji.
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