Vincent Manileve, writer and journalist, posing on a terrasse, at L'Antenne, a coworking place dedicated to media production and innovation. Paris, France. May 17, 2018.  
Vincent Manileve, ecrivain et journaliste, pose sur la terrasse de L'Antenne, un lieu de coworking dedie a la production media et a l'innovation. Paris, France. 17 mai 2018.

Vincent Manilève, écrivain et journaliste, pose sur la terrasse de L'Antenne, un lieu de coworking dédié à la production média et a l'innovation. Paris, France. 17 mai 2018.

Antoine Doyen pour L'Express

Dans un livre-enquête passionnant, YouTube, derrière les écrans. Ses artistes, ses héros, ses escrocs (Lemieux, 240 p., 18 ¤) le journaliste Vincent Manilève explore le monde opaque des vidéastes du Net.

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L'Express : Certains auteurs de vidéos sur YouTube abusent parfois de la confiance que leur accordent leurs abonnés. Quels types de tromperies ou d'arnaques trouve-t-on sur la plateforme ?

Vincent Manilève : L'éventail est large. Certains youtubeurs sont des adeptes du "putaclic" : afin de doper leurs nombres de vues, ils n'hésitent pas à insérer sur la vignette des vidéos de photos de femmes nues ou de visages exprimant l'effroi. Ces éléments n'ont souvent aucun rapport avec le contenu réel de la vidéo, mais ils incitent plus d'utilisateurs à cliquer. Plus grave, des youtubeurs, comme CoD Forlan, organisent des directs sur leurs chaînes au cours desquels ils offrent de fausses cartes cadeaux à leurs abonnés et les incitent à faire des dons d'argent. La ficelle est grosse, mais fonctionne sur des enfants de 12 ans. Certains adolescents ont ainsi versé plusieurs dizaines d'euros, au nez et à la barbe de leurs parents, qui n'ont aucune conscience de ce qui se trame sur la Toile. La chaîne de CoD Forlan a été rapidement fermée après qu'un autre youtubeur a fait une vidéo sur lui. Sur les plateformes de financement participatif, il peut aussi y avoir des problèmes : en l'absence de traçabilité, il est toujours difficile pour un internaute de savoir si l'argent qu'il verse servira vraiment au projet affiché. Encore plus grave, des abus sexuels - notamment des actes de corruption de mineurs - ont été commis. Il y a eu plusieurs jugements aux Etats-Unis. Il faut comprendre qu'aux yeux des enfants les youtubeurs sont des rock stars. Aussi, quand leur idole leur demande d'envoyer des photos d'eux nus, les plus insouciants obtempèrent, sans avoir vraiment conscience de la gravité de la situation. Tous ces cas de figure sont rares sur la Toile, mais sont une réalité.

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L'Express : La violence a aussi sa place sur YouTube. Comment s'exprime-t-elle ?

V. M. : Elle a plusieurs visages. Quand des internautes n'aiment pas le contenu d'une vidéo, certains, que l'on surnomme les "haters", inondent la chaîne de messages menaçants. Le jeune youtubeur Sulivan Gwed a ainsi subi, alors qu'il avait 15 ans, ce déchaînement de violence de la part d'internautes homophobes qui sont allés jusqu'à appeler à sa lapidation... Un appel approuvé par quelque 1 000 personnes sur la Toile. Sur la plateforme, on rencontre aussi des youtubeurs qui diffusent des contenus moralement dérangeants. Je pense à IbraTV, par exemple, qui totalise près de 3 millions d'abonnés. Musclé et adulé par les jeunes qui le voient comme un grand frère, il se présente comme un modèle à suivre. Or, ce youtubeur prétend faire la justice lui-même. On le voit se battre avec l'agresseur d'un de ses amis. Il lui est aussi arrivé de tendre des pièges en direct à de supposés pédophiles ou à de prétendues "michetonneuses".

L'Express : Justement, comment les femmes sont-elles considérées sur YouTube ?

V. M. : Etre une femme sur la Toile, c'est recevoir plus de commentaires dégradants que n'en reçoivent les garçons. Toutes les youtubeuses ont une histoire à raconter. Elles sont souvent traitées de "putes" et critiquées pour leur apparence : maquillage, décolleté, poids, air fatigué... Tout est prétexte à les attaquer. Finalement, sur YouTube, on retrouve tous les travers de la société : comme à l'Assemblée nationale, une femme peut y être sifflée pour son look ! La misogynie est omniprésente. On compte seulement 13 femmes parmi les 100 premiers youtubeurs. Les vedettes féminines sont en grande majorité spécialisées dans la beauté. Dès qu'elles essaient de produire un contenu un peu plus scientifique et fouillé, elles gagnent beaucoup moins d'abonnés, et ne sont, quoi qu'elles fassent, pas prises au sérieux. Aude GG, qui fait un travail de qualité sur des figures féministes, a par exemple du mal à gagner en visibilité.

L'Express : Les relations avec les marques sont-elles toujours aussi opaques qu'aux débuts de YouTube ?

V. M. : Au départ, il était difficile de distinguer ce qui relevait du partenariat avec des marques ou pas. Ce flou arrangeait tout le monde. Le problème est que, plus de dix ans après, l'opacité règne toujours. Et ce, malgré le fait que la loi exige de signaler les contenus sponsorisés avec clarté. Afin de brouiller les pistes, on a vu émerger tout un champ lexical sophistiqué servant à décrire les partenariats sans vraiment dire qu'ils en sont. Résultat : il reste difficile de savoir dans quel environnement on se trouve. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a lancé une enquête fin 2014 sur les pratiques de partenariat. Elle devrait rendre ses conclusions prochainement. De son côté, depuis fin 2016, Instagram met à disposition une petite mention "partenariat rémunéré" à placer au-dessus de la photo. Sur YouTube, on peut aussi placer au début d'une vidéo un message précisant que celle-ci "inclut un contenu commercial." L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité a également donné des recommandations. En dépit de ces avancées, il y a encore beaucoup de cas où le partenariat publicitaire n'est toujours pas bien signalé, à mon sens. Même Norman dans une vidéo avec Netflix se contente d'indiquer de façon laconique : "Merci à Netflix de nous avoir aidés à réaliser cette vidéo." Comment, avec ce message sibyllin, caché au fond du texte de description de la vidéo, un enfant de 13 ans peut-il comprendre qu'il est face à une pub ? Il faudrait imposer des mots précis.

L'Express : Dans ce monde digne d'un western, quel rôle YouTube joue-t-il ?

V. M. : YouTube est le grand maître de l'algorithme, et donc de tout ce qui est mis en avant sur la plateforme. Tout-puissant, il décrète ce qui doit être valorisé et ce qui doit être retiré. Dans ce monde, c'est ni plus ni moins "Jacques a dit". Il peut changer les règles de monétisation des vidéos du jour au lendemain ; et les youtubeurs doivent obtempérer. Ils n'ont pas le choix. Quand des annonceurs ont protesté car leurs publicités se retrouvaient devant des vidéos appelant au terrorisme, Google a édicté de nouvelles règles. Pour prétendre accueillir de la publicité, les youtubeurs doivent désormais avoir au moins 1 000 abonnés et cumuler 4 000 heures de visionnage de leurs vidéos au cours des douze derniers mois. Cela implique une grande régularité. C'est dur et frustrant, d'autant plus que ces revenus sont de plus en plus maigres. Dans ce nouvel environnement, des vidéastes ont perdu le droit d'héberger de la pub, car ils parlaient de sexualité de manière pédagogique ou abordaient l'histoire de la croix gammée... sur un mode didactique. L'algorithme ne sait pas toujours distinguer vulgarité et enseignement.

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