Philip Roth et Josyane Savigneau, une amitié particulière

Philip Roth, géant de la littérature américaine, est décédé ce mardi 22 mai, à l'âge de 85 ans. La première fois qu’elle a rencontré le grand écrivain américain, Josyane Savigneau était prévenue  : il déteste les journalistes, les expédie en moins d’une demi-heure et les femmes ne l’intéressent guère passé la trentaine. Un quart de siècle plus tard, la légendaire directrice du « Monde des livres » raconte l’histoire d’une amitié à laquelle ni elle ni lui ne s’attendaient.
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Orjan F. Ellingvag / Getty images

Mais pourquoi ne répond-il pas  ? Je frappe pourtant très fort à la porte. Pas un bruit. Par la fenêtre, je vois l’ordinateur allumé. Il est donc là. J’essaie d’entrer. La porte est verrouillée. Panique. Je pense au pire. Il doit être derrière, dans la salle de bains, par terre, inconscient. Mort peut-être. Oui, mort  ! Le grand Philip Roth est mort, le 14 septembre 2010, dans sa maison de campagne du Connecticut. Et moi qui suis venue le voir pour parler de son dernier livre paru en français, Indignation, c’est sa nécro que je vais devoir écrire. Faut-il enfoncer la porte  ? Appeler les secours  ? Pour tout arranger, il se refuse à avoir un téléphone portable. Je laisse un message sur le répondeur de la maison : « Hi Philip, c’est Jo, je suis là, mais vous n’y êtes pas, appelez-moi dès que possible. » Je laisse un petit mot sur la porte, redonnant mon numéro et précisant que je vais attendre quelque temps dans le village voisin.

Trois  heures plus tard, je reprends la route de New York. Mon téléphone sonne. Numéro inconnu : « C’est Philip, je viens de rentrer, je suis désolé. » Il a sa voix des mauvais jours, un peu brève. « Hier, en dînant avec un ami, j’ai eu un malaise. Rien de grave, mais l’hôpital a voulu me garder en observation. Je ne savais comment te joindre. » Il parle, il est vivant, mais tout de même... « Non, je n’ai pas pensé à appeler mon agent. » Je suis rassurée, mais un peu agacée : « Mais l’ordinateur allumé ?
– C’est un vieux, il ne bascule pas en veille. Je vois qu’il t’a fait peur.
– Je te croyais mort.
– Raté, mais tout ça m’a fatigué. Même si tu es encore très près, ne reviens que demain. »

Deux heures et demie pour rentrer à New York, autant pour revenir... Cinq heures de route. Allez, sa survie vaut bien ça.

Le lendemain, il est au mieux de sa forme, avec tout ce que j’aime chez lui : son jeu avec lui-même, avec ses doubles, son ironie qui n’épargne personne. Il est long et mince, pantalon gris, chemise bleue. On s’installe dans le bureau, la pièce que je préfère, pas très grande, simple, pleine de photos de famille. Son ami écrivain, Ben Taylor, est là. Il propose du thé, je préfère de l’eau. Elle est sur la table. Ben nous laisse. Après une longue conversation sur Indignation, je me prépare à partir. Et là, quelque chose m’intrigue. Chaque année, quand je viens pour le livre qui sort en français, il m’en offre un autre, qui va être publié en anglais. Cette fois, il me tend Némésis, son dernier livre, à paraître le mois suivant, et ajoute : « C’est tout. Rien d’autre.
– Tu n’écris pas ? Mais c’est pour ça que tu as eu un malaise hier !
– Tu penses que ne pas écrire va me rendre malade ! Trop drôle ! Depuis Némésis*, j’ai pris des vacances, je passe deux heures par jour dans ma piscine. »*

Il voit que ça ne m’amuse pas. « Et puis, j’ai découvert une chose qui est encore mieux que le sexe : la sieste. » Décidément, je manque d’humour : « Bon, je fais aussi des choses sérieuses, je lis les journaux et je range mes archives pour les envoyer à la bibliothèque du Congrès. »

Le scoop. Philip Roth a cessé d’écrire. Voilà ce qu’il faut raconter, d’urgence. Mais pour moi, c’est impossible. C’est un de ses jeux, une pirouette, je ne veux en tenir aucun compte. Dans Le Monde, j’affirme qu’il prétend ne plus écrire. Je rapporte l’anecdote comme l’une des farces de Roth. Plus tard, quand Nelly Kapriélian fera un entretien avec lui pour Les Inrockuptibles, il le répétera. Elle le croira, l’écrira, ça deviendra officiel. Et tout le monde apprendra avec tristesse que Roth en a fini avec la littérature.

Une larme coule sur ma joue
Samedi 7 octobre 2017, quand je le retrouve dans son appartement de Manhattan, l’été indien ensoleille le salon. Il n’a pas beaucoup changé. Sa silhouette s’est peut-être un peu tassée, mais il porte avec élégance ses 84 ans. Il a nagé tout l’été dans la piscine de sa maison du Connecticut. Il voit ses amis. Je lui apporte un exemplaire du premier volume de ses œuvres dans la « Pléiade », en librairie depuis le jeudi 5 octobre, le jour où le Nobel a été attribué à Kazuo Ishiguro : « Je suis à jamais le type qui rate le Nobel, mais me voilà dans ce Panthéon français. » Il veut savoir quels grands auteurs du XXe siècle ont leur « Pléiade » et si beaucoup y sont entrés de leur vivant. « Oui, beaucoup plus qu’on ne le croit, mais pas les étrangers.
– De vivant, il n’y a que moi ?
– Non, aussi Vargas Llosa. »
Il aurait bien aimé être le seul.
Savoir que certains de ses lecteurs français me demandent s’il écrit en secret l’amuse : « Tu peux dire que la réponse est non. Rien depuis sept ans, depuis Némésis*. Je n’en ai pas envie, donc ça ne me manque pas. J’ai aidé la fille d’une amie à composer un petit conte. Elle a 8 ans. Je lis, je vais à l’église épiscopale tous les matins...»* Je souris. « On ne se moque pas ! C’est pour nager. La piscine est au sous-sol de l’église. » Il n’écrit plus de romans, mais il les raconte. Je suis toujours un peu embarrassée pour traduire ce qu’il me dit. Non que ce soit complexe, mais nous ne parlons qu’en anglais et « you » est neutre, alors, en français, est-ce « tu » ou « vous » ? Depuis qu’il me donne de «* big hugs* » pour m’accueillir, je préfère le « tu » : « Tu vois comme je suis devenu gentil. Gentil et ennuyeux. » Ennuyeux, non, mais beaucoup plus urbain que quand il écrivait. « Je sais que tu me préférais avant. Le bad guy écrivain. C’est ton côté masochiste. Et quand je t’ai dit, à toi la première, que je n’avais plus de roman en cours, tu ne m’as même pas cru. Tu as raté le scoop. Tu te souviens ?
– En français, on dit « remuer le couteau dans la plaie ».
– C’est une de mes spécialités. Pense à Blake Bailey, mon biographe. Il est obligé de vivre avec moi tous les jours. Pendant qu’on parle ici, tranquillement, toi et moi, que fait-il ? Il s’occupe de moi. Il n’en peut plus. Ça m’enchante... Tu me connais... »

Affirmer que « je le connais » serait excessif, mais je l’ai vu souvent depuis 1992 et, puisqu’il n’écrit plus de livres, il a accepté d’avoir une adresse e-mail, donc on correspond. C’est généralement assez bref. Depuis la dernière élection – « le jour le plus triste de ma vie », m’a-t-il écrit –, il dit volontiers tout le mal qu’il pense de Trump, « auprès duquel même George W. Bush semble être George Washington ». Il commente ses décisions « toutes plus stupides et plus cinglées » ; il s’inquiète du pouvoir des « suprématistes blancs ». Avec lui, malgré les «* hugs *» et la complicité, j’ai toujours une retenue, une étrange inquiétude. Quand il dit : « Appelle-moi pour qu’on fixe un rendez-vous », j’envoie un SMS et j’attends qu’il m’appelle. Je ne sais trop comment qualifier la relation que j’ai avec lui, cette amitié de vingt-cinq ans, à la fois proche et lointaine. Il en sourit : « Nous sommes amis. Où est la difficulté ? » D’où vient-elle ? Serait-ce dû à ce qui s’est passé lors de notre première rencontre ?

Pierre Verdy / AFP

Voici donc le tout début de l’histoire. Nous sommes en 1992. Je travaille au Monde. Tous les livres de Roth m’enchantent et leur auteur me semble mystérieux. Je le lis depuis seulement une dizaine d’années, l’envie m’en est venue à cause de sa mauvaise réputation – narcissique, misogyne, mauvais juif, pornographe... Je n’ai pas commencé par son grand succès, Portnoy et son ­complexe, mais par Zuckerman délivré, son douzième livre et le deuxième dans lequel apparaît son double préféré, Nathan  Zuckerman. Puis j’ai lu tout le reste et je viens de terminer Patrimoine le récit bouleversant de la fin de vie de son père. Tous ses romans me donnent un sentiment de liberté. Il me plaît que Nathan Zuckerman se désigne comme « le sauvage satirique des lettres américaines ».Alors il serait peut-être temps de mettre en pratique ce que j’ai lu dans son Écrivain fantôme: « Quand on admire un écrivain, on est curieux de le connaître. On cherche son secret – les clés de son puzzle. » Idée folle d’après ceux qui ont tenté le coup. Il déteste les journalistes, les expédie en moins d’une demi-heure, il est toujours de mauvaise humeur. Les femmes l’agacent, et je suis déjà trop vieille pour qu’il ait envie de me séduire. Dès qu’on a passé la trentaine, ça ne l’intéresse plus. Je n’aime pas qu’on décide à ma place, rien ne me fera renoncer. Mais comment le convaincre de me recevoir ?

Je demande l’aide de Philippe  Sollers. Je sais qu’ils s’apprécient. On est à l’époque des fax, pas à celle d’Internet. La réponse arrive vite. Il donne son numéro de téléphone et demande que je l’appelle. Les sous-entendus du fax, jouant, d’homme à homme, de macho à macho, sur l’ambiguïté du mot « amie » me plaisent moyennement. Le coup de fil ne me réconforte pas. Il veut savoir si mon journal m’envoie seulement pour le voir : « En ce cas, ils ont de l’argent à perdre. » Je reste sans voix. « Téléphonez-moi quand vous êtes à New York et on verra ». Le lundi suivant, étonné que je sois venue malgré tout, il me fixe un rendez-vous pour le lendemain et note mon numéro de téléphone. Chaque jour, il appelle pour changer la date et le lieu : Manhattan, le Connecticut, Manhattan, le Connecticut... Finalement, ce sera Manhattan, à 14 heures, le samedi de mon départ.

Il habite l’Upper West Side, comme aujourd’hui, mais dans une autre rue. Deux appartements au même étage. Dans l’un, il vit avec la comédienne britannique Claire Bloom – ils sont ensemble depuis 1975, ils divorceront en 1994. L’autre, au bout du couloir, lui sert de bureau. C’est là que je suis conviée. Le lieu est spartiate : une grande pièce, très claire, rien aux murs, un tapis pour courir, un bureau avec une machine à écrire électrique à boule. Un peu plus loin, un canapé, deux fauteuils. Roth est grand, élancé, un beau regard noir. Courtois mais peu chaleureux (euphémisme). Commence alors l’interview, ou plutôt le cauchemar. Il regarde sans cesse sa montre, rejette certaines questions, « trop universitaire, passons à la suivante ». D’angoisse, je me mets à tousser. Une fois... deux fois... Encore... Il attend qu’une larme coule sur ma joue pour me proposer un verre d’eau. Je refuse. Ses mains ne cessent de jouer avec un long trombone ramassé sur son bureau. Au lieu de me répondre, soudain il demande:« Ça vous ennuie que je joue avec ce trombone ?
– Et vous, ça vous ennuie que je regarde vos mains ?
– À la fin de l’interview, je vais vous le jeter à la ­figure.
– Parfait : je suis fétichiste. »
Il a fait ce qu’il avait dit et j’ai gardé le trombone. J’avais tenu une heure et demie. Mais on ne m’y reprendra plus. Je ne vais cesser ni de le lire ni de l’admirer, mais le revoir ? Jamais.

Il est allongé, je suis assise
Combien de temps ai-je résisté au désir de parler avec lui ? Ou plutôt combien de romans ? J’ai laissé passer les deux qui sont pour moi des chefs-d’œuvre, Opération Shylock, en 1993 – où il pousse à l’extrême le jeu sur le double, puisque celui-ci s’appelle aussi Philip Roth – et Le Théâtre de Sabbath, en 1995 –, le livre qu’il estime avoir écrit avec le plus de plaisir et de liberté. Tous deux détestés par la critique américaine. Ces gros romans sont parmi mes préférés. Pour Shylock, j’ai fait la « une » du « Monde des livres », en titrant « Roth plus fort que Roth », et pour Sabbath, presque une page entière. En France, ils ont été plutôt bien accueillis. Mais il n’a pas donné d’interview – ou personne ne s’est risqué à en demander. Puis, en 1997, Pastorale américaine paraît aux États-Unis et reçoit un accueil critique enthousiaste. Je le lis en anglais. Ce n’est vraiment pas mon Roth préféré, en dépit du propos politique – cela se passe pendant la guerre du Vietnam, à laquelle il a été très hostile. Mais j’ai le sentiment que la narration moins folle, moins autocentrée, va plaire au public français. Le revoir serait donc une bonne idée.

Il a désormais pour agent Andrew Wylie, si redoutable en affaires qu’il est surnommé « Le Chacal » par les éditeurs américains. Je lui écris. La traduction française doit paraître en 1999, donc je voudrais venir avant la sortie. La date choisie par Roth sera la mienne, sauf telle semaine du début de l’année, où il me sera difficile de me rendre à New York, parce que Le Monde m’envoie à Londres. La réponse est aussi rapide qu’en 1992. Et pire. Il propose le mardi de ladite semaine, pour vingt minutes, dans les bureaux de l’agence Wylie. Je dis non. L’agent n’en croit pas ses oreilles. Une Pygmée se révolte contre l’Oncle Sam. On appelle son éditeur français, Gallimard, pour se plaindre, parce que « les journalistes, on les connaît : s’ils n’ont pas l’entretien, ils ne font qu’un tout petit article ». Les Américains se trompent. Un mois plus tard, je leur envoie un « Monde des livres » avec trois pages sur Roth. La critique de Pastorale américaine, des témoignages de jeunes écrivains français qui l’admirent – dont Stéphane Zagdanski –, et un texte de lui, « Ma vie d’Américain », paru dans The Los Angeles Review of Books, et acheté à prix d’or à Wylie. Chan­gement de cap : tout ça est un horrible malentendu et, la prochaine fois que je viendrai à New York, « Philip » sera enchanté de déjeuner avec moi.

En réalité, je vais le revoir avant, à l’automne 1999, à Aix-en-Provence, où, sous le titre « The Roth’s explosion », trois jours de rencontres lui sont consacrés, avec des affiches dans toute la ville. Il n’aime pas vraiment voyager. Surtout pas assister à des colloques sur lui. Je suis donc étonnée de le voir là. Je ne reconnais pas l’homme tendu, sec, mordant, dont j’avais le souvenir. Il est disert, souriant, animant des master class avec des étudiants, signant des livres. Il est avec une amie, mais regarde quand même les jolies filles. À un dîner, avec lui et d’autres participants aux débats, on rit beaucoup. Alors je sors de ma poche le fameux trombone : « Mon Dieu, elle est vraiment fétichiste ! » Roth pense que c’est de ce soir-là qu’est né entre nous autre chose qu’une relation de travail, une amitié. Je crois qu’il va un peu vite.

L’épisode du trombone est une sorte de gag entre nous, un souvenir amusant. Pourtant, dès que je fais allusion, devant témoins, à cette première rencontre si réfrigérante qu’elle a failli être la dernière, Roth éclate de rire – il sait que j’adore son rire énorme : « Ne l’écoutez pas, elle raconte toujours que je lui ai fait une peur terrible la première fois. Ce doit être sa manière de chercher à me séduire. » Ma manière de chercher à le séduire, c’était de lui parler de ses livres. À partir de 2000 on s’est revus au moins une fois chaque année. Jusqu’en 2010, il publiait quasiment un livre par an. Moi, j’ai perdu le trombone. Alors il lui arrive encore, en fixant un rendez-vous, de me dire qu’il doit en acheter un avant notre rencontre.

L’interview ratée pour Pastorale américaine n’est pas un motif de discorde entre nous, mais le livre lui-même l’est. Il plaisante dès qu’il en est question. « Oui, je sais, trop réaliste ! Mais je suis un romancier réaliste. » On ne doit pas s’entendre sur la définition du réalisme. Ou il fait semblant. Kepesh transformé en sein, un roman réaliste ? L’invention d’un double qui s’appelle Roth, et qu’on rejoint en Israël dans Opération Shylock pour le détruire, lui montrer que la fiction est plus forte que lui, encore une histoire réaliste ? Au-delà du bon mot, je crois que, comme tout écrivain, il estime que si on l’aime, on aime tous ses livres. Lui seul peut se permettre de dire, par exemple, que certains romans de Hemingway, grand écrivain à coup sûr, sont carrément ratés. Ça ne me choque pas. S’il n’était pas du tout mégalomane, je le trouverais banal. Et, comme il se doit, c’est avec Pastorale américaine que Roth a commencé à être un auteur de best-sellers en France. Plus encore avec La Tache, en 2002 – 300 000 exemplaires vendus contre 50 000 aux États-Unis, ce qui lui a fait dire, bien avant la consécration de la « Pléiade » :« En France, je suis sanctifié. »

Torsten Silz / AFP Files / AFP

En 2002, justement, pour parler de La Tache, il m’a demandé de venir dans sa maison du Connecticut. Barbara, mon amie américaine de toujours, a décidé qu’elle m’y conduirait, persuadée que, impressionnée à l’idée de rencontrer Roth, j’allais rater la sortie de l’autoroute et me perdre en chemin. Pourtant le fax de Roth qui donnait l’itinéraire était très précis et se terminait par ces mots : « Cela prend approximativement deux heures et dix minutes. » Je ne sais plus si ça a pris « approximativement » ce temps-là, ou moins, ou plus, car, c’est vrai, j’avais peur, je relisais mes questions, au lieu de regarder le paysage, la nature magnifique. J’avais deux machines à enregistrer, au cas où l’une tomberait en panne. À ma grande surprise, Roth avait accepté que je vienne avec un cameraman, pour une émission de télévision à laquelle je participais. Il était là avant moi, filmant le chemin qui mène à la propriété. La campagne, dans ce coin du Connecticut, est vraiment très belle. Et on sent que la maison de Roth est ancienne – construite en 1790 –, qu’elle a toute une histoire. Je sors de la voiture. Il vient à ma rencontre. Sa haute silhouette me fait un signe de bienvenue et, dès que je suis à portée de voix, il s’écrie : « C’est vous ? Je vous attendais demain ! » Je suis défaite, mais aussitôt : « Joke ! Bad joke ! » Très mauvaise en effet.

Il est de bonne humeur. On parle d’abord pour mon article du Monde, de La Tache, un livre qui dénonce les excès du politiquement correct, roman sur le mensonge et le secret, avec un très beau personnage de femme, Faunia. Il est content que je fasse cette remarque « parce que les critiques américains é­vi­demment, n’ont rien compris à cette femme ». Il s’énerve : « On parle à des sourds. On écrit pour des sourds. Mais je n’écris même plus pour eux. J’écris. » Ensuite, nous passons à l’entretien pour la télévision, dans le vaste salon aux couleurs apaisantes, meublé sobrement, avec goût. Je lui fais lire un passage du livre, sur Faunia, justement. « Fi­na­lement, ce n’est pas si mal écrit », dit-il en se moquant. On va garder cette remarque en conclusion. La télé­vision ne passera qu’un bref extrait de l’entretien, mais Gallimard le diffusera en entier, en boucle, le soir où l’on fêtera – en son absence – son prix Médicis étranger pour La Tache.

En 2004, je veux faire un très long entretien pour le magazine du Monde. Il est d’accord. Il fait chaud en cette fin juin. Nous nous installons sous la moustiquaire, au milieu du jardin en fleurs. Son amie du moment est là, elle propose du thé. Il a de nouveau mal au dos – une blessure, au moment de son service militaire, lui a laissé de terribles douleurs. Il est donc allongé. Je suis assise à côté de lui, comme si j’étais la psychanalyste et lui, le patient sur le divan. Situation bizarre. Il a très envie de parler et on dépasse, de loin, le temps qu’il me faut pour l’entretien. Comme je mentionne un journal britannique le décrivant en observateur ascétique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle, il s’offusque : « Ascétique ? Ascétique ? Comme un moine ? » Et ajoute avec un clin d’œil : « Did you see the girl ? » – allusion à sa jeune et belle girlfriend, blonde, sportive, partie faire du kayak après nous avoir servi le thé. Avec n’importe qui d’autre j’aurais trouvé ça d’un goût douteux et je l’aurais fait remarquer. Mais avec lui...**

Entre Don DeLillo et Paul Auster
Je me suis souvent reprochée d’avoir raté le scoop sur sa retraite. Mais il m’a bien aidée à ne pas le croire. Il en a rajouté. En 2011, quand je viens à New York lui parler du Rabaissement – l’histoire d’un acteur qui « a perdu sa magie » et ne peut plus jouer –, Roth, facétieux, me fait croire qu’il a recommencé à écrire. Il me dit qu’il tient un journal « pour une parution posthume » et reste vague sur un éventuel roman « assez bref »**. « Je n’ai plus assez d’énergie pour composer une longue histoire », dit-il. Je gobe tout et je le raconte. L’année suivante, quand paraît Némésis en français, je prépare un long portrait et là, je suis obligée d’admettre qu’il n’écrit plus. Je déteste cette idée. Il me trouve « trop romantique »**. Je suis surtout triste. Pour me dérider, il a une bonne nouvelle : « Le 19 mars 2013, je vais avoir 80 ans. C’est du moins ce que tout le monde croit. On va me fêter.
– Tu vas assister à ta propre fête ?
– Bien sûr. Parce que personne ne sait qu’en fait j’aurais... 106 ans ! Et toi, tu veux venir ?
– Évidemment. Je voudrais même qu’on fasse un hors-série du Monde, Une vie, une œuvre.
– Pourquoi pas ? Reviens en janvier, je préparerai des documents, des photos. »
Roth va célébrer en grande pompe son anniversaire, à Newark, où il est né ? Il va confier ses photos intimes, ses souvenirs de jeunesse, pour qu’on les publie en France ? De plus en plus dé­concer­tant.
Le 19 mars 2013, c’est jour de fête à Newark, petite ville du New Jersey, essentiellement connue désormais pour son aéroport et pour avoir vu naître Philip Roth. À la bibliothèque, se tient une exposition Roth, photos et manuscrits. Depuis deux jours, un colloque est organisé par la Philip Roth Society, une association des amis de Roth créée en 2002 et à laquelle on peut adhérer. La journée du 19 va se terminer par une cérémonie à l’auditorium du musée, avec prises de parole de plusieurs de ses amis. Et même un gâteau. Il est légitime que la fête ait lieu à Newark, parce que cette ville est une référence dans toute son œuvre, presque un personnage à part entière. Et puis, comme souvent, la fiction a précédé la réalité et on voit se réaliser une scène de Zuckerman délivré, écrite quelque trente ans plus tôt. Alvin Peper, un type un peu cinglé qui harcèle Zuckerman – « Vous êtes notre Marcel Proust » – est lui aussi originaire de Newark : « Dans les années à venir, je vois très bien les écoliers visitant la ville de Newark. » Zuckerman pense qu’il faudra beaucoup plus que lui pour déplacer des écoliers et des foules. Il avait tort. Aujourd’hui, un tour-opérateur local organise, en bus, des « Roth’s tours » : la maison natale de l’écrivain, les lieux de l’enfance, le terrain de base-ball...

L’auditorium est une salle banale, assez grande heureusement, car il faut faire la queue pour y entrer. Chacun doit prendre un badge, une photo de Roth avec la mention « Roth@80 ». Je me suis dispensée du Roth’s tour, je suis seulement allée me promener du côté de la place baptisée Philip Roth Plaza. Je suis flattée d’être invitée, avec quelques autres européens, dont Alain Finkielkraut, l’essayiste britannique Hermione Lee, la romancière irlandaise Edna O’Brien. Et des Américains très chics. Parmi eux, David Remnick, le patron du New Yorker, des écrivains, dont Don DeLillo et Paul Auster, Rose, la veuve de William Styron. Roth est au premier rang pour écouter les discours. Avant de passer, hors de l’auditorium, au « happy birthday », il se lève et monte sur la scène. Costume et chemise noirs, il salue l’audience debout pour l’applaudir. Puis il s’assoit et ouvre un grand cahier noir. Et, pendant quarante-cinq minutes, il lit deux très beaux textes. Le premier, préparé pour la circonstance, un petit bijou de rhétorique, expliquant qu’il ne va pas, à 80 ans, ennuyer son auditoire avec son enfance – et bien sûr il parle de son enfance : le quartier de Weequahic, le base-ball, Newark, alors un assemblage de villages et de communautés, les Juifs, les Italiens, les Polonais, les Latinos... S’il a cessé d’écrire, « c’est pour ne plus avoir à raconter » tout un tas de choses, qu’il se plaît à décrire, avec son habituelle précision : la nature, les arbres, les quartiers de la ville, autrefois peuplés, aujourd’hui abandonnés... Puis il lit un second texte, un passage à la fois sombre et comique du Théâtre de Sabbath où Mickey Sabbath parle de lui-même et termine par « Me voici ». Standing-ovation. Quand je vais le saluer, il m’embrasse en disant : « Dès que tu reviens à New York, fais-moi signe. » À cela non plus je n’ai pas cru, bien qu’il ait ajouté : « Maintenant on va se voir entre amis, comme des êtres humains, sans ta petite machine à enregistrer entre nous deux. » Moi je me sentais totalement humaine avec cet enregistreur, et parler avec lui de ses livres est ce que je préférais. Va-t-on vraiment­ se revoir ? Et pour se dire quoi ? Au fond on ne se connaît qu’à travers les livres.

Portnoy dans une synagogue
C’était « son » année, 2013. Anniversaire en mars, légion d’honneur en septembre... Je ne sais plus comment nous avions parlé de cette médaille, en 2012. Roth m’avait raconté que Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, la lui avait proposée. « Mais quand il a appris que je ne viendrais pas à Paris – tu sais que même en première classe mon dos refuse de faire sept heures de voyage –, il a renoncé. » La voulait-il vraiment, cette légion d’honneur ? Pas de réponse directe mais une remarque : « Dis-moi, William Styron l’a bien eue ? » J’avais compris. À mon retour à Paris, j’ai sollicité l’aide de Pierre Bergé, familier du président de la République, François Hollande, et du ministère de la culture. Bergé m’a expliqué que les étrangers n’étaient pas obligés de suivre toutes les étapes – chevalier, officier, etc. : Roth serait directement élevé au grade de commandeur. En quelques semaines l’affaire était entendue. La légion d’honneur lui serait remise au consulat de France à New York, par le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius. Je n’ai pas fait le voyage. Même pour Roth, une remise de médaille... Mais j’aurais bien aimé assister à l’incident que Roth aurait pu écrire : quand Fabius a voulu lui attacher le cordon rouge autour du cou, il s’est cassé. On a dû en apporter un autre et tout recommencer.

Timothy Clary / AFP

En octobre 2013, me revoilà à New York. Une bonne occasion pour vérifier si son « fais-moi signe » était seulement une formule de courtoisie, vite oubliée. Je lui envoie un SMS. Il appelle : « Je sors d’une semaine d’hospitalisation ; j’ai la force d’un enfant de 6 mois. Dès que j’aurais atteint l’âge de 5 ans, vendredi, on pourra se voir. En attendant tu vas aller mardi à la grande synagogue de la Ve Avenue. On m’y rend hommage, pour mes 80 ans. » Inouï... « Oui, oui, tu as bien entendu. La grande synagogue, là où les rabbins autrefois me traitaient d’antisémite et disaient qu’au Moyen Âge, on aurait su me faire taire. Je suis trop faible pour y aller, mais vas-y, mes amis y seront et vous me raconterez. » Une cérémonie pour Roth dans une synagogue ! Un moment assez irréel quand on a lu les attaques dont il a été l’objet, dès la sortie de son premier livre, Goodbye Columbus, en 1959, puis dix ans plus tard, avec Portnoy et son complexe. Un Juif qui abordait de front la question sexuelle, c’était épouvantable. Et à jamais impardonnable. Alors, en 2013, entendre un rabbin, devant une salle bondée, célébrer la place éminente de Roth dans la littérature du XXe siècle... Le plus drôle restait à venir. Des lectures de textes. J’étais sûre qu’on allait lire un passage de Pastorale américaine, peut-être le plus consensuel de ses romans – ce fut le cas – et qu’on allait bien se garder de faire résonner le nom de Portnoy dans une synagogue, fût-ce dans l’auditorium. Je me trompais. Certes, ce n’était pas un passage qui aurait encore provoqué des remous, mais tout de même. Lorsque je lui raconte tout cela, trois jours plus tard, je dois être la quatrième ou cinquième personne à laquelle il demande de lui faire le récit. Quand j’arrive à Portnoy, il lève les bras et s’écrie : « J’ai gagné. » Oui, il a gagné, il a prouvé que la littérature, au bout du compte, est plus forte que les préjugés.

Cet épisode, qu’il a manqué en direct, le ravit toujours. Quatre ans plus tard, il me repose la question : « Mais j’ai vraiment crié “J’ai gagné” ? » Oui. Cette fois, c’est moi qui regarde ma montre. Je suis là depuis presque trois heures, il est temps de prendre congé. Sur la table, j’ai vu le dixième et dernier volume de ses œuvres dans la « Library of America », l’équivalent de la « Pléiade » mais réservée aux auteurs américains. Avant lui, seuls Eudora Welty et Saul Bellow y sont entrés de leur vivant. Il le dédicace, me le tend : « À ta prochaine visite, je n’aurai plus aucun livre à t’offrir. Fini. Mais il te reste une chose à faire, ma nécrologie. » C’est fou. Quand j’ai accepté l’idée de cet article sur lui, c’était pour lutter contre le sentiment qu’en cessant d’écrire, il s’était voulu posthume de son vivant, curieux d’assister à sa postérité, de lire la biographie à laquelle travaille, avec son accord, Blake Bailey. Et maintenant la nécro : « Oui écris, fais traduire, je veux la lire. Attends, je vais te donner la première phrase... Non, je ne trouve pas... » Moi, je l’ai, la première phrase : « On dit que Philip Roth est mort. Ce ne peut être vrai. Il a tué un de ses doubles, probablement Nathan Zuckerman, peut-être David Kepesh, et il vit, bien à l’abri, dans sa belle maison grise du Connecticut. Il nage tous les jours. Il est immortel. » Il trouve ça désopilant. Pas moi. Parce que le jour où je l’écrirai, ce sera pour ajouter que c’est faux.