RASCASSES. Des girelles, des éponges de mer, des mollusques, des nuées d’alevins de sardines « et même des carnivores comme les sars et les rascasses » s’enthousiasme Emmanuel Plessis, au sortir de sa plongée effectuée jeudi 17 mai. Le directeur développement de Veolia Provence vient d’effectuer une visite de contrôle. A 26m de profondeur, 360 m3 de barres métalliques, de rouleaux de fer, de dômes ont été installés en 2015 pour aider la vie marine à se fixer à ces récifs artificiels. Le lieu d’expérimentation n’est pas innocent. Nous sommes à quelques dizaines de mètres au large de la station d’épuration gérée par Veolia destinée depuis 1997 au traitement des eaux usées des 500 000 habitants des 7 communes de l’agglomération toulonnaise. Ici, 60 000 m3 d’effluents sont rejetés tous les jours dans la mer. Et pourtant, cette zone du Cap Sicié revit, bien aidé par le projet «Restauration Ecologique en Milieu Océanographique par Récifs Artificiels» (REMORA) financé par la Fondation Veolia, l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse (RMC) et l’institut océanographique Paul Ricard.
Nardo Vicente jeudi 17 mai devant la station d'épuration Amphitria. © LC
Présent, Nardo Vicente savoure. Ce professeur émérite de l’Université de Marseille et directeur scientifique de l'Institut Paul Ricard est le lanceur d’alerte qui a permis cette résurrection. Il y a 40 ans pile, le chercheur plongeait à cet endroit même du Cap Cisié, alors que l’émissaire des égouts de l’agglomération toulonnaise déversait les eaux usées directement dans la mer. Sans aucune protection particulière qu’une simple combinaison, le biologiste et son caméraman se sont enfoncé dans des flots marrons, nauséabonds, opaques. «L’odeur passait à travers le masque et l’eau était chargée en particules jusqu’à dix mètres au-dessus du fond, là où on a découvert des centaines d’ophiures noires, précise Nardo Vicente. Ces étoiles de mer étaient les seules à pouvoir y survivre ».
Le film choc a incité les élus à investir dans des stations d'épuration
MALADIES. C’est peu de dire que le film a choqué. Diffusé partiellement à la télévision à partir de 1979, puis dans différents colloques de la côte méditerranéenne française, le film de 30 minutes a réellement provoqué une prise de conscience. «Tout le monde pensait que la Méditerranée pouvait disperser et épurer cette pollution puisqu’elle paraissait toujours bleue et transparente, poursuit Nardo Vicente. Nous avons montré que c’était loin d’être le cas ». Il n’y a alors sur le pourtour méditerranéen aucune station de traitement des eaux usées. Tous les rejets partent à la mer sans être traités. Les touristes s’y baignent « si bien que le taux des maladies infectieuses était bien plus élevé qu’aujourd’hui » rappelle Pierre Boissery, expert "eaux côtières et littoral" à l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée et Corse.
Si les égouts existent, c’est justement pour éloigner les miasmes dangereux pour la santé des agglomérations. Mais quand on se baigne dans le réceptacle de ces eaux, les questions sanitaires reviennent. Les élus le comprennent d’autant mieux que l’économie du pourtour méditerranéen dépend du tourisme. Durant ces quatre dernières décennies, le financement de l’agence de l’eau via les taxes prélevées sur les consommations d’eau, les obligations réglementaires issues de la directive européenne sur «les eaux résiduaires urbaines » adoptée en 1991 et les efforts des collectivités locales ont nettement changé la donne. Aujourd’hui, entre la frontière espagnole et italienne, plus de 250 stations d’épuration traitent les rejets urbains. Celle de Toulon baptisée Amphitria, coincée au bas de la falaise du Cap Sicié, en plein domaine maritime, est l’une des plus surprenantes au monde. On y accède par un long tunnel de 1100m et toutes les étapes de dépollution sont comprimées dans un espace restreint sur cinq étages apposé à la falaise. « Cette station concentre le meilleur des technologies actuelles et inclut même un four qui incinère directement les boues issues de l’épuration », détaille Emmanuel Plessis. Pour la construire, il a fallu faire une entorse à la loi Littoral. Mais il semble que le jeu en valait la chandelle.
Des récifs pour accélérer le retour de la chaîne alimentaire marine
La situation s’est donc nettement améliorée. Mais le milieu naturel arrivera-t-il à retrouver ses équilibres d’antan? La restauration semble longue et difficile tant les décennies de laxisme ont impacté les sédiments. «Stopper la pollution, c’est le remède, empêcher que le milieu ne se dégrade de nouveau, c’est le vaccin, le restaurer, c’est la vitamine» compare Pierre Boissery. Le projet REMORA apporte donc les «vitamines ». Les Japonais utilisent déjà depuis des décennies cette technique qui consiste à fournir des substrats à la vie marine. Et les plongeurs savent bien que les épaves sont des îlots de vie. REMORA reprend donc cette idée. L’agence de l’eau la diffuse même tout au long de la côte méditerranéenne avec une trentaine de sites portuaires et naturels destinés à améliorer la production de biomasse marine : alevins, herbiers, coraux.
L’efficacité des récifs artificiels semble ne plus faire de doute. Les recherches vont se poursuivre pour déterminer les formes les plus favorables à la colonisation des espèces. Ce qui était un désert marin devrait bientôt se transformer en oasis de vie.
Ces images des récifs artificiels du Cap Cisié ont été tournées jeudi 17 mai. Elles montrent un retour important de la vie marine et une restauration quasi totale de la chaîne alimentaire avec le retour de poissons carnivores comme les sars. © Institut Paul Ricard.