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Décryptage

Fraude fiscale : de l'art de contourner le verrou de Bercy

Sans aller jusqu'à mettre fin au monopole de Bercy sur les plaintes pénales pour fraude fiscale, le Parlement envisage de tempérer ou d'encadrer ce dispositif qui remonte à 1920.
par Renaud Lecadre
publié le 23 mai 2018 à 18h39

Déverrouiller le fameux «verrou de Bercy» qui veille jalousement au monopole de l’administration fiscale en matière de poursuites pénales contre les contribuables récalcitrants ? Plus facile à dire qu’à faire. Le Parlement (Sénat et Assemblée) tourne autour du pot depuis quelques semaines, sous le regard attentif d’un gouvernement officiellement prêt à en discuter, mais sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain.

On se dirige donc vers un compromis, tel que suggéré ce mercredi après-midi par un rapport d'information : les pistes évoquées par les députés devraient être reprises dans le projet de loi de Gérald Darmanin, qui vise à renforcer la lutte contre la fraude fiscale, prochainement examiné au Sénat. «Le verrou de Bercy est devenu un symbole qui heurte le sentiment selon lequel la fraude fiscale constitue un problème pour toute la société, et non pas seulement la seule administration fiscale, dont le professionnalisme n'est pas en cause», résume la rapporteure (LREM) Emilie Cariou. En gros, il ne sera pas formellement supprimé mais bigrement amendé.

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Le verrou, c’est quoi ?

Il remonte à une loi de 1920, créée à la suite de la Première Guerre mondiale : il s’agissait alors de punir certains «bénéfices de guerre», en pénalisant notamment la fraude fiscale des mauvais citoyens. Mais avec un monopole du ministère du Budget, seul habilité à porter plainte sur ce point, pour éviter les règlements de comptes entre particuliers.

Un siècle plus tard, la France n'est plus en guerre mais le verrou est toujours en place. «Dispositif d'un autre temps» ou encore «tâche dans un Etat qui se veut exemplaire», dénonce la sénatrice PS Marie-Pierre de la Gontrie, qui a déposé la semaine dernière, en vain, une proposition de loi visant à y mettre fin. C'est à ses yeux une question de principe, au nom de la séparation des pouvoirs. A contrario, les défenseurs du verrou défendent la spécificité de la matière fiscale, seuls les services spécialisés de Bercy ayant la compétence en vue de redresser les récalcitrants. Ce sont seulement les cas de fraude les plus graves qui sont déférés devant la justice pénale – une forme de double peine.

Qui cela concerne-t-il ?

Bercy est parfois soupçonné, via ce foutu verrou, de protéger – ou au contraire d’accabler, selon les circonstances politiques – Pierre, Paul ou Jacques. La thèse parano-complotiste est tentante : pourquoi accabler doublement et pénalement un Jérôme Cahuzac (déjà redressé fiscalement avec pénalités pour mauvaise foi) et pas Liliane Bettencourt ou Johnny Hallyday, pourtant célèbres pour leur nomadisme fiscal ?

Les rapports annuels de la Commission des infractions fiscales (CIF, organisme administratif institué en 1977 en vue de filtrer les décisions ministérielles avant transmission à la justice pénale), tempèrent le jugement : sur le millier d'affaires qui lui sont transmises annuellement, 77% concernent des entreprises, essentiellement dans le BTP, fraudant plus volontiers la TVA que l'impôt sur les bénéfices. Le SNSFP (branche du syndicat Solidaires à Bercy) ironise à peine sur ce point : «La réalité est prosaïque, il arrive que des élus interviennent, le plus souvent pour demander une clémence dans les pénalités appliquées à une entreprise de leur ressort géographique.» Dans le lot, une centaine de cas concerne des dirigeants d'entreprises, visant de plus en plus leurs rémunérations annexes. «D'une ampleur justifiant une répression exemplaire», souligne la CIF. A la fin, elle transmet généralement au parquet près de 95% des dossiers remis par le ministère – un filtre très relatif.

Le verrou contre le pénal ?

Eliane Houlette, patronne du Parquet national financier (PNF), l'a dit sans fard : «Le verrou bloque toute la chaîne pénale. Il empêche la variété des poursuites et constitue un obstacle théorique, juridique, constitutionnel et républicain, en plus d'être un handicap sur le plan pratique.» Toutefois, la justice pénale a pris le pli de contourner l'obstacle, via les poursuites pour blanchiment de fraude fiscale – délit adjacent mais non-accessoire. Elle n'est pas preneuse de l'entier contentieux fiscal, l'administration de Bercy procédant à un million de contrôles annuels, dont 50 000 contrôles approfondis. «Nous serions dans l'incapacité de traiter l'ensemble des plaintes», convient Eliane Houlette. Car de fait, le fisc fait plus que sa part du job : depuis dix ans, le montant annuel des redressements est passé de 12 à 21 milliards d'euros annuels.

Alors, que faire ?

Au nom de l'Assemblée, Emilie Cariou suggère d'objectiver, de réglementer les critères poussant Bercy à saisir la CIF, avant transmission finale à la justice pénale, comme le quantum minimal de la fraude fiscale reprochée. Il est actuellement de 100 000 euros, mais, comme le note son homologue au Sénat, Jérôme Bascher (LR), «la CIF ne communique pas de seuil officiel pour éviter toute stratégie d'évitement» : des cabinets fiscalistes ne manqueraient pas de suggérer des montages à 98 000 ou 99 000 euros…

Plus objective encore, la transmission automatique au parquet de tout redressement fiscal ayant donné lieu à pénalité de mauvaise foi. Selon les modalités à venir, la CIF serait plus ou moins amenée à s’effacer et le verrou ramené à une portion plus ou moins congrue. Mais sans pour autant disparaître formellement.

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