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Mandela et les autres : les voix de Rivonia resurgissent sur grand écran

Un documentaire exhume les enregistrements du procès emblématique de l’Afrique du Sud de l’apartheid, en 1963-1964, et donne la parole aux derniers survivants.

Par  (Johannesburg, correspondant régional)

Publié le 24 mai 2018 à 15h29, modifié le 24 mai 2018 à 15h29

Temps de Lecture 6 min.

De g. à dr. : Nelson Mandela, Walter Sisulu et Gowan Mbeki, trois des dix accusés du procès de Rivonia, en 1963-1964,

Il y a les voix de ces hommes dans la salle d’audience, sur lesquels plane la mort. Ces voix si proches, étonnamment chaudes. Leur ton déterminé. Leur calme. Dans L’Etat contre Mandela et les autres, documentaire très applaudi lors du dernier festival de Cannes et qui doit être projeté dans les salles françaises en octobre, il est question de violence, de racisme, de lutte armée. A la fin, c’est pourtant l’humanité et la résolution des accusés qui l’emportent. Ces accusés sont ceux du procès de Rivonia, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ils sont dix, dont Nelson Mandela, jugés en raison de leur engagement contre le pouvoir blanc. Certains appartiennent au Congrès national africain (ANC), d’autres pas. Ils savent qu’ils risquent la peine capitale.

Ils savent aussi qu’ils sont « du bon côté de l’histoire », comme le dira l’un d’entre eux. Alors ils répondent soigneusement aux accusations. Ils décrivent une partie de leurs intentions (essentiellement des actes de sabotage), admettent vouloir combattre le pouvoir raciste par les armes mais sans faire de victimes, préférant les dynamitages d’infrastructures, la nuit, aux bombes placées au milieu des foules. Ils ont peaufiné, ensemble, leur stratégie pour le prétoire. Ils savent que la pendaison est sans doute au bout du verdict, mais d’ici là, la parole ne leur est pas ôtée. Alors autant faire du banc des accusés une plateforme politique.

Une bonne dose de hasards et d’imprévus

L’année est 1963. Le procès de Rivonia, du nom d’une ferme au nord de Johannesburg, achetée par des sympathisants communistes pour y établir le quartier général clandestin des partisans de la lutte armée et où la police a effectué un coup de filet ravageur l’année précédente, vient de commencer. Il durera neuf mois et sera enregistré par un procédé technique en vogue à l’époque et disparu depuis, le Dictabelt. Il en subsiste 591 bandes en vinyle bleu, soit 256 heures d’enregistrements, enfermées pendant un demi-siècle au fond des archives, puis sauvées. Cette montagne sonore permet de rendre palpable de façon presque troublante l’intensité de ce moment historique.

Les voix, la bande-son de Rivonia, voilà le matériau premier du documentaire de Nicolas Champeaux et Gilles Porte, sa « colonne vertébrale », comme ils disent. Il a fallu une bonne dose de hasards et d’imprévus pour que ce film parvienne à voir le jour. Il a fallu, notamment, que ces enregistrements sortent de la poussière des archives. Les bandes étaient devenues illisibles, faute de machines pour les lire. Une première tentative pour les transcrire sur d’autres formats en avait abîmé certaines.

Puis Henri Chamoux, historien et inventeur de l’archéophone, un appareil mis au point pour lire ce matériau fragile sans l’endommager, s’est attaqué au sauvetage des voix de Rivonia. Les bandes bleues sont même devenues un enjeu de coopération entre la France (qui s’est impliquée dans l’opération technique) et l’Afrique du Sud, qui s’est vu transmettre, peu à peu, les heures numérisées de débats, interrogatoires et plaidoiries.

Une des dernières apparitions de Winnie Mandela

Les réalisateurs sont venus plusieurs fois en Afrique du Sud pour interviewer les derniers accusés (ils étaient trois au début du film, puis deux lorsque Ahmed Kathrada est décédé, en mars 2017), leurs avocats et leurs proches. Nicolas Champeaux a été correspondant pour Radio France internationale (RFI) à Johannesburg. Il s’était déjà plongé dans l’histoire saisissante de ces figures de la lutte anti-apartheid. L’enjeu était aussi de voir, à présent, ce que pouvait signifier, pour les survivants de Rivonia, le frisson du retour à ces neuf mois d’épreuves survenues cinq décennies plus tôt. Il s’est alors passé des choses étonnantes.

Lors du verdict, en 1964, l’épouse de Nelson Mandela, Winnie, portait ce chapeau cloche bien comme il faut qu’on ne lui verra plus jamais. Rivonia sera sa mutation, sa transformation en héroïne de la lutte, la première fois qu’elle criera « Amandla ! » (« tout le pouvoir »). Elle le raconte, le mime, le vit. Lorsque Nicolas Champeaux et Gilles Porte lui font écouter des bouts d’enregistrement de ce procès qui changea sa vie, elle se met à parler, fiévreusement. A l’écran, on la voit lever le poing avec cette énergie, sa force de conviction solaire.

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Elle découvre aussi le témoignage à huis clos de Bruno Mtolo, un « sell out » (vendu), camarade retourné par la police, venu témoigner contre les siens. Et elle conclut, avec une tristesse infinie : « Ce fut un choc terrible pour nous. On pensait qu’on pouvait faire confiance à tout le monde. » Ce sera l’un des grands drames de sa vie, également, et, lors de son décès, le 2 avril, l’un des thèmes de discussion autour de son héritage. L’Etat contre Mandela et les autres, où elle fait l’une de ses toutes dernières apparitions, apparaît aussi, au passage, comme un petit traité d’histoire humaine.

Des larmes dans les yeux de vieillards valeureux

Ainsi, que penser de Percy Yutar, l’implacable procureur, décédé depuis longtemps dans la honte et l’oubli ? Sa voix est inoubliable. Dure, précise, appliquée. Son fils a accepté, avec courage, d’entendre ce père qui s’était fait la voix de l’apartheid. Il tente de le défendre, explique qu’il était juif, en proie à l’antisémitisme ordinaire de cette époque, qu’il voulait briller. Les arguments s’effondrent. Peut-être David Yutar n’a-t-il jamais saisi ce que l’époque avait fait à des hommes comme son père, ni ce que des hommes comme son père avaient fait à l’époque.

Il n’est pas le seul à être submergé par l’émotion. Il y a aussi des larmes dans les yeux des vieillards valeureux qui étaient sur le banc des accusés, confrontés à la douleur-fantôme de ces moments lointains, soudain si proches. Des souvenirs émergent, ils brûlent. Il faut entendre l’interrogatoire d’Ahmed Kathrada, invité à raconter son voyage en Angleterre, avant d’être arrêté, et son émotion le jour où il entra dans un restaurant de Londres et put faire cette chose inédite pour lui : « Commander une tasse de thé. »

C’est dans ce procès destiné à déshumaniser les accusés en en faisant des « terroristes » que, justement, éclate leur humanité. Finalement, une fissure s’opère dans la coque des récits héroïques. Car les grands événements de la lutte contre l’apartheid, avec le temps, se sont ossifiés, codifiés, et font partie du discours national. Mais en regardant L’Etat contre Mandela et les autres, on comprend mieux comment les accusés ont fonctionné.

Du début jusqu’à la fin du procès, ils ont été soudés en collectif, choisissant de faire de Nelson Mandela leur représentant parce qu’il était le plus brillant orateur, l’autodidacte Walter Sisulu étant moins à l’aise en public alors que sa pensée politique était sans doute le véritable moteur du groupe. George Bizos, l’avocat de Mandela, devenu lui aussi, par effet de proximité, une célébrité de l’histoire sud-africaine, résume : « C’était l’homme sage de l’ANC. Mandela ne prenait aucune décision sans le consulter. »

Une animation forte, suggestive et discrète

Ce sera donc la vedette Mandela, habitué des salles d’audience, qui prononcera la célèbre déclaration de Rivonia : « Pendant toute ma vie, j’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique, dans laquelle tous puissent vivre en harmonie et avec les mêmes opportunités. C’est l’idéal auquel je souhaite consacrer ma vie et voir se réaliser de mon vivant, mais, Votre Honneur, si nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

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Ahmed Kathrada, réfléchissant plus de cinquante ans plus tard à la portée de leur ligne de défense, laquelle ne déviera pas d’un iota pendant tout le procès, a ces mots : « Nous n’étions pas une minorité, nous n’étions pas menacés d’extermination. Cela faisait toute la différence et cela nous donnait de la force. »

Pour accompagner les enregistrements sonores avec délicatesse, les réalisateurs ont opté pour une animation à la fois forte, suggestive et toujours discrète. Les lignes de l’illustrateur Oerd van Cuijlenborg tracent des suggestions, des envolées de robe noire de procureur comme le fond de la nuit de l’apartheid. On entend des papiers qu’on rassemble sur un bureau, le bruit de l’eau qui emplit, lentement, un verre sur la table du procureur en train d’attaquer, sans relâche, ces hommes qui ne rompent pas.

L’Etat contre Mandela et les autres est aussi le récit, en grand, d’une résistance. Aucune condamnation à mort ne sera prononcée. A la place, des peines de prison à vie. Une longue nuit, encore, avant la libération.

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