Écho de presse

Les émeutes étudiantes du Quartier latin en 1893

le 14/06/2018 par Pierre Ancery
le 07/05/2018 par Pierre Ancery - modifié le 14/06/2018
Une du journal radical la Lanterne, 6 juillet 1893 - source : RetroNews-BnF

Au début de l'été 1893, dans le Quartier latin, une manifestation étudiante durement réprimée par la police tourne à l'émeute pendant plusieurs jours après la mort d'un jeune homme dans les échauffourées.

Tout commence par une banale fête de fin d'année. Le bal des Quat'z'Arts, organisé en juin 1893 par les étudiants en beaux-arts de Paris, se tient à Pigalle. Il prévoit un spectacle assez dénudé mettant en scène une Cléopâtre dans le plus simple appareil, accompagnée de plusieurs jeunes femmes en petite tenue.

 

Les ligues de vertu s'en émeuvent. L'affaire est portée en cour par le sénateur René Bérenger, président de la Ligue de la défense de la morale, scandalisé par ce « fait d'une gravité extrême et d'une inadmissible impudeur ». La presse amusée raconte :

« La fête eut lieu dans la salle du Moulin Rouge. À minuit, le cortège s'avança, musique en tête […].  

 

Cléopâtre était figurée par Mlle Royer, dite Sarah Brown, telle qu’elle avait posé pour le célèbre tableau de Rochegrosse ; Mlle Denne, dite Suzanne, un autre modèle, représentait l’Architecture ; Mlle Roger figurait la Diane, et Mlle Lavolle, dite Manon, incarnait la Beauté.

 

Aucun incident graveleux ne vint troubler ce défilé incontestablement fort artistique ; malheureusement, certains journaux en firent une description un peu trop fantaisiste, dont la lecture impressionna M. le sénateur Bérenger ; et ce fut sur la foi de ces comptes rendus que le vengeur austère de la pudeur dénonça au parquet le Bal des Quat' zarts comme une atteinte portée à la morale. »

Après avoir entendu les différents témoins de l'affaire, le tribunal juge que le bal a été l'occasion de l'exposition décorative de femmes nues, et non d'une orgie. L'amende, pour ses organisateurs, s'élève tout de même à 100 francs.

 

Le 1er juillet, pour protester, les étudiants décident alors d'organiser une manifestation, dans un esprit plutôt bon enfant, comme l'atteste cette circulaire affichée dans les ateliers de l’École des beaux-arts : « Nous invitons les artistes, sans esprit d'école ni de parti, à prendre part au chahut-monôme antibérengiste organisé pour demain soir […]. Le signe de ralliement sera, pour tout le monde, une feuille de vigne portée... ostensiblement ».

 

Mais la manifestation, partie de la place de la Sorbonne et qui doit s'achever rue d'Anjou, sous les fenêtres du sénateur Bérenger, fait l'objet d'une répression policière violente. Le Soleil décrit la scène, digne de mai 1968 :

« À ce moment, la 1ère et la 2e brigade centrale, débouchant par la rue de la Sorbonne, refoulèrent les manifestants sur la brasserie d'Harcourt, qui forme l'angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel. Les étudiants essayèrent tout d'abord de se dégager, mais sans y réussir.

 

Les brigades donnèrent avec ensemble contre les manifestants, qui peu à peu entassés sur la terrasse de la brasserie, se défendirent de leur mieux, qui à coups de canne, qui à coups de poing.

 

Cette résistance exaspéra les agents, qui frappèrent alors sans aucun ménagement. Un agent de la 2e brigade renversa plusieurs étudiants à coups de chaise. Les manifestants ripostèrent à cet assaut par une pluie de projectiles qu'ils trouvèrent sous la main, notamment des pyrogènes. »

Les événements prennent un tour tragique lorsqu'un jeune homme de 22 ans, Antoine Nuger, simple spectateur à la terrasse d'un café, meurt dans l'échauffourée.

 

Les étudiants, en colère contre la police, qu'ils tiennent pour responsables de la mort de Nuger, recommencent à manifester le 2 juillet. La manifestation est à nouveau durement réprimée.

 

« Épilogue funèbre d'une manifestation ridicule », titre la presse du lendemain, à l'instar du Matin qui condamne fermement les étudiants, surnommés « les inutiles » :

« La manifestation des étudiants en faveur des obscénités condamnées par le tribunal de la Seine était blâmable, plus que cela, ridicule. Elle attestait une dégénérescence dans l'esprit de la jeunesse, autrefois animé pour des causes plus nobles.

 

Jadis, à la place Clichy, pour la défense de Paris, aux barricades de 1830, de 1832 ou de 1851, les étudiants tombaient, les armes à la main, pour un principe, pour une idée. »

Les manifestations continuent d'embraser le Quartier latin pendant les jours suivants. De nouveaux protestataires se joignent aux étudiants. On forme des barricades, on organise un siège de la Préfecture de police. Un vent de révolte souffle sur tout le quartier.

 

Mais des « casseurs » s'en mêlent : omnibus renversés, kiosques incendiés, barres arrachées, vitres brisées... La manifestation tourne à l'émeute. Les blessés se comptent par dizaines. Les forces de police ne parviennent pas à rétablir l'ordre et la panique s'empare de l'opinion.

 

Le 6 juillet, les événements du boulevard Saint-Michel font la une de toute la presse, volontiers alarmiste. La Lanterne, qui titre « Le Quartier latin envahi », raconte :

« Pendant toute la nuit, ces bagarres se sont renouvelées ; la police – les centraux bien entendu – a cogné dur et si quelques agents ont été mis hors de combat, le nombre de leurs victimes est beaucoup plus considérable.

 

À la préfecture, on s'empresse de donner les noms des agents blessés, on mentionne avec une scrupuleuse exactitude le nombre des contusions plus ou moins graves reçues au cours des chasses à l'homme ; mais on évite avec soin de dire quel est le nombre des passants assommés ou des paisibles consommateurs frappés aux terrasses des cafés : on feint d'ignorer même s'il y a des blessés dans la foule, alors que dans la matinée on comptait déjà plus de cent cinquante victimes de la police.

 

Car ils n'y allaient pas de main-morte les “centraux qui avaient à leur tête pendant cette nuit terrible, le trop célèbre officier de paix Busigny. »

D'autres appellent à la révolution. « Parisiens, défendez-vous ! », s'enflamme La Petite République, qui parle de « massacres » :

« Assassins ! Assassins ! Hier, ce n’étaient que les étudiants. Aujourd’hui, c'est tout Paris. Tout Paris, jusqu’à ses terribles gavroches, qui veut justice, et qui l'obtiendra.

 

Aux assommés de samedi, de dimanche et de lundi, se joignent les assommés de toujours. Aux victimes du quartier latin se joignent les victimes de tous les quartiers.

 

Le peuple a opéré sa jonction avec les étudiants. »

Mais les étudiants se désolidarisent des nouveaux émeutiers. Moins d'une semaine après la première manifestation, l'ordre finit par revenir dans la capitale.

 

 La « jonction » n'aura pas lieu.