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L'information est le nerf des marchés financiers… Spencer Platt/AFP

La transmission de l’information, talon d’Achille de l’économie libérale

Cet article est publié dans le cadre du colloque « Transmission » organisé par l’Université de Strasbourg et l’IUF, qui se tiendra les 28, 29 et 30 mai prochains, et dont nous sommes partenaires. Alan Kirman est Fellow à l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg


Le libéralisme économique repose sur une conception simple : lorsque chaque individu œuvre dans son propre intérêt, le résultat de ses actions concourt à l’intérêt général. Sous-entendu, le système socio-économique « s’auto-organise » d’une telle manière que l’ordre naturel de l’économie résulte des interactions entre des individus égoïstes.

Le libéralisme économique s’est donc attaché à offrir d’importantes libertés aux individus, afin de faciliter l’émergence de cet ordre économique. De ce point de vue, l’économie peut donc être considérée comme un grand ordinateur qui reçoit, coordonne et agrège toutes les informations transmises par les individus. Mais cette transmission n’est pas toujours optimale…

Le théorème de la « main invisible »

Pour donner corps à cette idée, depuis l’époque des Lumières, les économistes ont essayé de démontrer qu’une économie où les individus agissent dans leurs propres intérêts tend nécessairement vers un état socialement satisfaisant. L’explication de base est que « les marchés » assurent cette tâche.

Selon Adam Smith, c’est à travers les échanges et la transmission de l’information que lesdits marchés révèlent que l’économie générale fonctionne : la célèbre « main invisible » assure de manière abstraite la stabilisation de l’économie. Ce qui a été démontré plus tard est encore plus important : une fois cet équilibre établi, personne ne peut voir son sort amélioré sans que le sort de quelqu’un d’autre ne soit dégradé. Ce résultat, souvent appelé « Le théorème de la main invisible », est cependant très limité. Ainsi, le cas où un individu possède toute la richesse satisferait en particulier ce critère… Surtout, le problème reste que l’on n’a toujours pas spécifié le processus par lequel le marché transmet et agrège l’information.

Le marché, symbole du libéralisme, reste en effet une notion floue en économie. Comme l’a dit North, prix Nobel d’Économie,

« c’est un fait curieux que la littérature en économie contient si peu de discussion de l’institution centrale de l’économie néo-classique, le marché. »

Pour Léon Walras, le marché est une entité centralisée où les prix sont connus par tout le monde et sont ajustés par une autorité centrale. Ce qui est en contradiction directe avec l’idée que les prix émergent des interactions décentralisées entre les agents, grâce à la main invisible… Friedrich Hayek, en revanche, était convaincu que l’ordre émergeait des transactions entre individus, chacun avec des informations limitées et locales. Mais il n’a pas pu expliquer comment ce processus fonctionnait. La vision actuelle de l’économie libérale résulte donc d’une croyance en un mécanisme que nous ne pouvons pas définir…

L’information, le nerf du marché

Après la thèse de Louis Bachelier publiée en 1900, ce problème a semblé être résolu, au moins pour les marchés financiers. L’idée était simple : quand quelqu’un obtient de l’information sur un actif, il utilise cette information pour acheter ou vendre cet actif. Ce faisant, il révèle l’information aux autres participants sur le marché. Si chaque agent agit d’une façon indépendante et reçoit des informations privées, toute l’information devient alors disponible pour tout le monde. Bachelier a montré que dans ce cas les prix des actifs suivent une « marche aléatoire ».

Selon l’hypothèse de Bachelier, toute l’information sur un actif est contenu dans son prix. Les prix ne peuvent donc pas dévier de la « vraie valeur » et, par conséquent, les bulles ne peuvent pas exister. Ce résultat est à l’origine de la théorie moderne des « marchés efficaces », qui postule que le prix coté reflète la réalité économique.

Malheureusement pour Bachelier, son rapporteur de thèse, Henri Poincaré, trouvait irréaliste l’hypothèse que les agents, sur les marchés financiers, agissent indépendamment les uns des autres. Selon lui ces agents sont plutôt caractérisés par des « habitudes de moutons de Panurge ». Si on suit Poincaré et qu’on abandonne l’hypothèse de base de la théorie des marchés efficaces (l’indépendance des individus), on peut facilement expliquer des phénomènes récurrents comme les bulles et les krachs, dont les conséquences sont importantes pour l’économie réelle.

Pourtant, malgré leur relégation, les idées de Bachelier ont persisté dans la théorie financière. Et d’ailleurs, en 2013 le Prix Nobel d’économie a été paradoxalement co-attribué à Robert Shiller, qui a systématiquement nié l’efficacité des marchés, et à Eugene Fama qui est en revanche responsable de la résurrection des idées de Bachelier.

Les algorithmes reflètent les préjugés de leurs concepteurs

À l’époque actuelle, avec l’expansion de nos capacités à stocker et à traiter des quantités d’information considérables, on pourrait penser que la transmission d’information devient plus complète et que les individus y ont un accès de plus en plus facilité. Malheureusement, ceci est loin d’être le cas.

En principe, tout le monde a en effet accès à un nombre de sources d’information beaucoup plus important que par le passé. Mais nos capacités personnelles de calcul et de compréhension n’ont pas évolué à la même vitesse que la capacité computationnelle… Alors, pour être sûr que les individus reçoivent l’information dont ils ont besoin, nous avons recours à des algorithmes qui la filtrent. Toutefois, ces algorithmes ne viennent pas de nulle part : quelqu’un les a développés et programmés. Or, rien ne garantit que son objectif coïncidait avec l’intérêt social.

L’information, filtrée puis transmise aux individus, peut ainsi contenir des biais sur la base du genre ou de la race. L’algorithme de recherche de Google, qui a comme objectif de maximiser le temps pendant lequel les utilisateurs restent en ligne, a par exemple tendance à guider les individus vers les sites qui transmettent des messages et des informations de plus en plus extrémistes.

Fausses informations, réelles conséquences

La crise de 2008 constitue un bon exemple de l’importance de la transmission de l’information pour l’économie. Celle-ci s’est produite car le marché des produits dérivés (le plus important de tous les marchés) cache les informations sur les actifs financiers sous-jacents.

Alors qu’en 2005-2006 le marché immobilier ralentissait aux États-Unis, et que le nombre de prêts immobiliers qui étaient en retard du paiement ou qui n’étaient pas remboursés du tout augmentait rapidement, les prix des mortgage-backed securities ne diminuaient pas. La raison est simple : le travail nécessaire pour déterminer si les prêts immobiliers qui composaient ces instruments compliqués étaient toxiques était trop coûteux. Les acteurs sur les marchés continuaient donc à les acheter et à les vendre. Ce n’est que quand quelques agents ont commencé a vérifier l’état des prêts immobiliers que l’information a fait surface, et que le marché s’est effondré… Notons en passant qu’en 2014, Christian Noyer a plaidé en faveur d’une réintroduction de la titrisation !

La manipulation des marchés par la transmission de fausses informations peut aussi être intentionnelle. Un exemple classique est le « spoofing » : un agent place plusieurs ordres sur un marché pour en persuader d’autres que ce marché est devenu tres actif. Mais au dernier moment, l’individu retire ses ordres et profite de la volatilité qui s’en suit.

L’État doit guider la main invisible

Ce type de dysfonctionnement de la main invisible appelle une intervention de l’État pour les éliminer. En 2015, un trader a été condamné à New York pour avoir pratiqué le « spoofing ». Mais la législation censée interdire les manipulations des marchés financiers évolue lentement. Les grandes banques paient régulièrement de fortes amendes suite à leur infraction des règles. Toutefois, sans poursuite des individus responsables, rien ne changera.

Par ailleurs, le contrôle de la transmission de l’information en général est difficile. Il n’est pas évident de mettre en place des règles simples pour empêcher la transmission des « fake news », ou les messages envoyés par des robots afin d’influencer les décisions économiques et politiques des vraies personnes. Un contrôle accru des plates-formes est nécessaire, mais sans doute faudrait-il aussi recueillir plus d’informations sur ce type de manipulations. Célèbre exemple d’aberration récente : la transmission « inappropriée » des données privées de 2,7 millions d’utilisateurs européens et de 87 millions d’utilisateurs dans le monde par Facebook à la firme Cambridge Analytica

Il existe en définitive une tension constante entre les demandes pour plus de régulation de l’État, afin de supprimer les aberrations, et l’idée qu’il faut éliminer les contraintes sur les individus, les entreprises et les banques pour améliorer l’efficacité de notre système. En réaction au détournement des données personnelles, l’Union européenne a réagi assez rapidement et a mis en place de nouvelles règles, via le Réglement général sur la protection des données personnelles (RGPD). Les États-Unis n’ont pas fait la même chose, mais les compagnies américaines sont néanmoins obligées de se conformer au RGPD.

Le libéralisme s’appliquerait donc aux actions des individus, mais dans un espace délimité par l’État. C’est cette conception qui transparaissait déjà dans les écrits d’Adam Smith. Tandis que ses prédécesseurs John Locke et David Hume n’envisageaient aucune intervention de l’État dans les affaires économiques, Smith la préconisait afin de garantir le bon fonctionnement de la main invisible. Paradoxalement, la doctrine libérale prône donc l’existence d’un État minimal, mais dans un espace où les libertés sont néanmoins préalablement définies par l’État.

Comprendre la complexité du système économique pour l’améliorer

Le fonctionnement de notre système socio-économique est complexe, et dépend en grande partie de la façon dont l’information est communiquée et se propage. Effets de retour, conséquences inattendues des actions individuelles, rôle de l’information et mécanismes par lesquels celle-ci est diffusée… Tant que l’impact de l’ensemble de ces paramètres ne sera pas mieux compris, nous ne pourrons affirmer que nous savons comment diriger notre système économique vers un avenir meilleur.

Actuellement, notre confiance dans le libéralisme repose sur une foi quasi religieuse dans la capacité des marchés à diffuser de plus en plus d’information et à générer des résultats socialement positifs. Seule une compréhension analytique de leur fonctionnement permettra de quitter l’ère de la croyance pour entrer dans l’âge de raison.

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