YouTube blackliste des femmes pour cajoler les annonceurs #encoremercilalgorithme 

YouTube aurait-il un problème avec le corps des femmes ? De nombreuses auteures et vidéastes traitant de sujets féministes ou touchant à la sexualité féminine lui reprochent de rendre impossible le financement par la publicité de leurs contenus. 

Par Pauline Bock

Publié le 29 mai 2018 à 20h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h22

Amélie Coispel, présidente de l’association Les Internettes, qui soutient la création féminine sur YouTube, ne mâche pas ses mots : « Pour un téton, pour le mot vagin, pour avoir parlé de viol, ou même de féminisme, pour tout ce qui a trait aux femmes ou au droit des femmes, des créatrices sont démonétisées sur des vidéos. »

Et les cas ne sont pas isolés. Depuis des mois, le collectif reçoit des témoignages « quotidiens » de youtubeuses qui en ont fait les frais et en payent les conséquences. « Lorsque ces productions d’intérêt général sont démonétisées, elles n’atteignent pas leur public, expliquent Les Internettes dans un communiqué… vidéo, bien sûr. Par ce simple acte, YouTube nous souffle à l’oreille que les meufs [sic] devraient avoir honte d’être des personnes qui existent telles qu’elles sont. »

Sur les réseaux sociaux, le hashtag lancé par Les Internettes, #MonCorpsSurYouTube, a engendré des centaines de témoignages similaires. Difficile alors de ne pas penser que la plateforme, qui se réserve le droit de retirer des annonces publicitaires sur tout contenu jugé choquant, violent ou trop sensible, ne fait pas un zèle excessif sur la modération de ces sujets.

Parmi les vidéos démonétisées : une histoire des règles à travers le monde par Les Revues du monde ; un épisode de Cher corps, de Léa Bordier montrant un peu trop de peau ; les youtubeuses Mymy Haegel expliquant la culture du viol ou Queen Camille parlant de ses petits seins, alors même que ses tétons sont masqués… Ainsi que des dizaines de vidéos abordant avec humour ou bienveillance (et sans rien montrer) des questions d’éducation sexuelle : consentement, contraception, plaisir…

Si encore la règle explicite était de ne pas parler de sexe ou de sexualité. Ce n’est pas le cas. Des hommes le font et ne sont pas, eux, systématiquement démonétisés. Pour preuve, Amélie Coispel cite le cas de Julien Ménielle, qui anime la chaîne Dans ton corps : « Sa vidéo sur le pénis est passée sans problème, mais celle sur le clitoris a été démonétisée. »

« C’est assez incroyable. Il n’y pas de place pour les femmes, pour parler du corps des femmes », Amélie Coispel, des Internettes

Le youtubeur Benjamin Brillaud, alias Nota bene, a observé le même phénomène, surpris que sa vidéo sur le sexe au Moyen Age, au titre et à l’illustration explicites, ait été monétisée : « Pourquoi cet algorithme à deux vitesses ? » a-t-il tweeté. « On se rend compte que les premières touchées sont souvent les femmes », confirme Amélie Coispel, qui ajoute que même des vidéos prônant la « body positivity », ou l’acceptation de son corps, peuvent être démonétisées. « C’est assez incroyable. Il n’y a pas de place pour les femmes, pour parler du corps des femmes. » 

Et, de fait, pour espérer profiter d’une modération plus clémente, il semblerait qu’il faille être, ou mettre en scène, des hommes. La vidéo de Norman sur la masturbation, verbalement explicite, demeure monétisée – tout comme les nombreux épisodes de la série Bref, dans lesquels le héros regarde du porno tout en se masturbant.

L’algorithme de YouTube serait-il donc sexiste ? Pour Amélie Coispel, c’est évident : alors même que la chaîne YouTube des Internettes suit exclusivement des femmes, toutes les vidéos recommandées sont créées par des hommes. Certaines youtubeuses, comme Clemity Jane, voient leurs vidéos démonétisées immédiatement après leur mise en ligne. « Je m’étonne plus, je prends même plus la peine de demander la vérification », a-t-elle tweeté.

Marine Périn, alias Marinette, dont la chaîne publie vidéos et documentaires sur le féminisme, a vu son portrait de « militantes badass » russes démonétisé sans même qu’il aborde réellement les droits des femmes ou la sexualité. Elle ne sait pas pourquoi : « Autant celles sur l’IVG, les violences sexuelles, j’avais l’habitude. Mais là, ce n’est pas lié au sexe ou à des violences. Peut-être que c’est politique, pour le coup », s’interroge-t-elle.

La double modération des vidéos de la plateforme, rendue plus stricte à la suite du départ de plusieurs annonceurs en mars, inclut un scan automatique de chaque contenu mis en ligne, qui démonétise les vidéos jugées non conformes aux attentes des publicitaires. Les créateurs de vidéos ainsi démonétisées peuvent ensuite demander un recours à un modérateur humain, mais la décision de l’algorithme n’est pas toujours renversée.

Parfois, le recours manuel ajoute une double peine, celle d’une interdiction au public de moins de 18 ans : Calie, de la chaîne culture et société Calidoscope, a ainsi vu sa vidéo sur l’avortement dans le monde passer en « - 18 », réduisant considérablement l’audience d’un contenu dont le sujet est pourtant d’intérêt général.

Même remonétisée, la vidéo aura perdu de précieuses heures d’audience : « Les premières vingt-quatre heures sont celles qui comptent le plus : c’est là qu’on fait le plus de vues, de flux économiques, qu’on peut entrer dans les tendances », explique Amélie Coispel. Aucun recours manuel ne peut combler cette perte – et une fois démonétisées, les vidéos sont suspectées d’être exclues des « tendances », donc rendues invisibles.

Les youtubeuses peinent à définir la limite à ne pas franchir pour sauver leur contenu de la démonétisation : « L’algorithme est très obscur et change tout le temps », explique Marinette. Pour éviter le mot « cunnilingus », la chaîne Parlons peu mais parlons ! a choisi de l’appeler le « bisou intime ». La vidéo a tout de même été démonétisée, explique Juliette Tresanini, coautrice de la chaîne : « Alors que notre vidéo sur la fellation [qui inclut le mot « fellation »] est acceptée. C’est une grosse hypocrisie. »

Une hypocrisie qui met les créatrices d’autant plus en colère que leurs vidéos prônent des valeurs positives comme l’inclusion, l’acceptation de soi, ou servent à l’éducation sexuelle de leurs abonnés. Dans Parlons peu…, Juliette Tresanini et Maud Bettina-Marie explosent les tabous autour du sexe sur un ton drôle et léger, qui leur a valu des remerciements de parents d’adolescents.

« Palpez-vous les seins », leur vidéo sur le cancer du sein en partenariat avec l’association Octobre rose, a elle aussi été démonétisée. « Ça empêche des infos de circuler, ce sont des gestes qui peuvent sauver des vies, soupire Juliette. Il y a des vidéos d’une violence incroyable qui passent sans souci. Et dès que ça prône quelque chose de positif, si ça touche à la femme – même si là, c’est se toucher pour découvrir si on a un cancer –, c’est démonétisé. »

En réponse à la campagne des Internettes, YouTube déclare considérer que « certains sujets, comme l’IVG ou le viol, sont importants et peuvent être débattus » mais cite les « réticences » des annonceurs « à ce que leurs marques soient associées à ce contenu ». « On part du principe que les annonceurs ne vont pas vouloir être associés à du contenu sur le féminisme, le corps des femmes, dit Marinette. C’est très décourageant. » Juliette Tresanini, qui compte environ 20 % des vidéos de Parlons peu… démonétisées, s’inquiète pour la pérennité de la chaîne : « Si ça ne rapporte plus rien, comment payer les équipes? A un moment, on ne pourra plus continuer. »

Les Internettes craignent surtout l’autocensure des youtubeuses, pour des raisons financières ou de démotivation. « YouTube se défend en disant que les annonceurs sont responsables, mais c’est eux qui ont le pouvoir, c’est eux, la plateforme. Si eux n'imposent pas le changement de mentalité, qui le fera? » se demande Amélie Coispel, qui espère parvenir à dialoguer avec le site et aboutir à une repensée de la démonétisation et de son algorithme. « Les seules youtubeuses dont on parle sont les youtubeuses beauté, alors que les femmes font de la science, de l’histoire, de la politique, du gaming..., se désole-t-elle. Il y a toute une place de la femme à refaire sur YouTube. »

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