
Vers
16 heures, heure de Moscou, le 18 mars, nous nous sommes tous retrouvés dans un
nouveau pays. Pas au sens des frontières, encore que du point de vue de la
Russie, si, les frontières ont été repoussées pour intégrer de nouveaux
territoires. Avec la Crimée, nous nous sommes retrouvés dans une tout autre
époque.
Dans la Russie que nous avons laissée en arrière, nous avons accueilli les Jeux olympiques, nous nous préparions à la présidence du prochain sommet du G8 et à
l’organisation de la Coupe du monde de football [en 2018]. Dans cette Russie-là,
on construisait un centre financier international et Skolkovo [la Silicon
Valley russe]. Dans cette Russie-là, l’expression “attirer les investissements”
se prononçait avec une connotation positive.
Là-bas, il y avait une “classe créative”. Il y avait des procès contre les
opposants et Pussy Riot, il y avait la “loi Dima Iakovlev” [qui interdit aux
Américains d’adopter des enfants russes]. On critiquait cette Russie pour son
homophobie et sa tendance à enfreindre les droits de l’homme, mais on la
respectait pour sa fermeté sur la question syrienne et sa capacité à trouver
des accords dans les affaires délicates.
Un pays plus grand, mais plus arbitraire
Cette Russie produisait des Milonov [Vitali, député à l’origine de la loi
contre le prosélytisme homosexuel auprès des mineurs] et des Mizoulina [Elena,
députée auteure de la loi Dima Iakovlev] pour la consommation intérieure, et
une politique nationale d’innovations pour l’exportation.
Dans la Russie d’aujourd’hui, il y a davantage de kilomètres carrés, mais plus
aucune garantie, règle et reconnaissance internationale.
La Russie d’aujourd’hui n’est plus dirigée par ces patriotes ambivalents, qui
essayent d’éviter la rupture totale des relations avec l’Occident et la perte
de leur villa à Miami, mais par des missionnaires fanatiques… C’est dans la
Russie d’hier qu’on répliquait à la liste Magnitski par la loi Iakovlev (qui
inquiétait plus les citoyens russes que les Américains). Dans la Russie
d’aujourd’hui, aux menaces [occidentales] de “gel de vos comptes et vos
avoirs”, on répond par un bras d’honneur : “Ce n’est pas sans fierté que j’ai
lu mon nom sur la liste…”, “C’est un oscar politique…”, “Enfin la reconnaissance
internationale…”, autant de petites phrases [prononcées par des députés
russes] inimaginables il y encore un an et demi.
C’est hier qu’on pouvait travailler au sein du pouvoir, autour du pouvoir et
comme conseillers du pouvoir tout en ayant des opinions légèrement différentes
de la ligne officielle. C’est hier qu’on pouvait encore justifier son peu de
goût pour les barricades internationales par ses intérêts dans la finance
mondiale. Aujourd’hui, si tu n’es pas dans le ton, tu es un agent étranger. Si
tu crains pour ta baraque au bord de la Méditerranée, dégage des cercles du
pouvoir : cela fait un moment qu’on a mis en garde sur le processus de
“nationalisation des élites”, celui qui ne s’est pas caché est un voleur.
Le temps des libres penseurs
C’est hier qu’il y avait des “citadins en colère”, qui sont parfois mécontents
du pouvoir et ont le droit d’élire les gouverneurs. Aujourd’hui, ce sont des
“nationaux-traîtres de tous poils” [dixit Vladimir Poutine le 18 mars]. Que
va-t-il se passer dans un an et demi, nul ne le sait : des visas de sortie du
territoire, l’accès à Internet sur pièce d’identité ? Avant l’investiture de
Poutine pour son troisième mandat, de telles considérations semblaient relever
d’un accès de panique d’une poignée de libres penseurs. Mais ces libres penseurs
aussi vivaient alors dans un tout autre pays.
Les lois sur la Gay Pride, les rassemblements, les associations (considérées
comme des agents de l’étranger) ; les fermetures de sites sans jugement, la
lutte contre l’opposition – hier encore, cela relevait de la communication, ce
n’étaient que des taquineries. Aujourd’hui, c’est la ligne officielle.
Aujourd’hui, c’est le règne de l’irrationnel, du spirituel, du patriotique, et
plus du mercantile, du financier, du pragmatique.
Les ambitions impériales, le
sentiment d’impunité (à en juger d’après la faiblesse des sanctions), d’une
part ; le complexe du petit frère (“et pourquoi nous on peut pas alors
que les Etats-Unis, eux, ont le droit”), de l’autre. Le tout en lieu et place
des institutions, du développement, des accords, de la coopération. La Chine à
la place de l’Allemagne. L’Union douanière [qui rassemble la Russie, la
Biélorussie et le Kazakhstan] à la place de l’Union européenne.
A en juger d’après l’exaltation des citoyens russes depuis deux jours et la
hausse vertigineuse de la cote de popularité de Vladimir Poutine, c’est
justement cette Russie-là que la majorité de la population comprend. Et le
pouvoir peut l’exploiter de deux façons : bétonner ce sentiment en transformant
le patriotisme de la majorité en formalité ou transformer l’exaltation en
enthousiasme, en fierté retrouvée, en ressource pour le développement du pays,
sans oublier dans la foulée le respect dû à ses citoyens et aux citoyens des
autres pays.

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