« Théorie du tube de dentifrice » : changer le monde, mode d'emploi

Il y a 20 ans mourait Henry Spira, un activiste de la cause animale qui a fait reculer Revlon, McDonald's ou Procter & Gamble. Sa biographie vient d'être traduite en français.

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Théorie du tube de dentifrice de Peter Singer, éditions Goutte d'or, 337 p., 18 euros.
 

Théorie du tube de dentifrice de Peter Singer, éditions Goutte d'or, 337 p., 18 euros.

 

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Temps de lecture : 6 min

En 1973, Peter Singer, alors jeune professeur de philosophie, spécialiste de l'éthique et militant pour l'abolition de l'exploitation animale, publie son premier article dans la New York Review of Books. L'idée de Singer est d'une implacable logique : si nous savons que les animaux souffrent comme nous – et nous le savons –, nous ne pouvons pas les faire souffrir. Nous devons cesser de les tuer pour nous en servir.

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En 1973, Henry Spira a 46 ans. C'est un ancien matelot de la marine marchande devenu professeur de lycée à New York. Il est célibataire, a un passé de militant syndical : il a ainsi contribué à dénoncer le big boss du syndicat des marins qui plumait ses adhérents. Un homme de gauche sans aucun doute, proche des trotskystes, mais sans adhérer au moindre parti. Surtout, depuis peu et par hasard, Henry Spira a accueilli chez lui un chat. Il lit le texte de Peter Singer. Il devient végétarien. Et se demande comment mettre fin concrètement à l'exploitation des animaux.

Cet homme, dont le nom est à peu près inconnu, est à l'initiative de plusieurs campagnes visant à, sinon abolir, du moins limiter la souffrance animale. Ses cibles sont, elles, très célèbres : la marque de cosmétiques Revlon, McDonald's, Procter & Gamble, le numéro un du poulet aux États-Unis, le département américain de l'Agriculture... Pacifiquement, mais résolument, cet homme seul, qui n'a fondé ni dirigé aucune grande ONG, les a contraints à modifier leurs pratiques.

« Un shoot d'inspiration »

À l'heure où la démocratie représentative est en crise, où le militantisme syndical ou politique traditionnel s'effondre, la vie de Spira est à elle seule un manifeste. Sa biographie, parue aux États-Unis en 1998, année de sa mort, est enfin traduite en France à l'initiative d'une jeune maison, les éditions Goutte d'or. Ethics into Action s'intitule en français Théorie du tube de dentifrice. Elle est signée de Peter Singer, ce philosophe qui fut indirectement le mentor d'Henry Spira et est devenu son ami. Sa lecture est, explique la quatrième de couverture, « un shoot d'inspiration ».

C'est exact. À l'instar du film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, qui faisait un tour du monde des initiatives susceptibles de sauver la planète et avait insufflé de l'optimisme à plusieurs millions de spectateurs, il se présente comme un manuel d'activisme. Un mode d'emploi pour changer le monde, utilisable par tous.

À en croire le titre, ce serait donc aussi simple que de déboucher un tube de dentifrice : d'un côté, tenter d'enlever ce qui obstrue son ouverture, de l'autre, appuyer sur le tube. En clair, lever les obstacles et faire pression. C'est la méthode Spira : conciliante, non violente et, surtout, pragmatique.

Problème et solution

Démonstration avec Revlon, une campagne de 10 ans pour obliger la multinationale des cosmétiques à renoncer au test de Draize qui consiste à injecter dans les yeux de lapins conscients les produits qui entreront dans la fabrication de ses mascaras, rouges à lèvres et autres crèmes de beauté. Spira ne choisit pas Revlon par hasard. Bien d'autres sociétés recourent massivement à ce test alors obligatoire pour déterminer la dangerosité sur les humains de produits de toutes sortes. Mais Revlon est populaire et glamour. Dans ce positionnement, être dénoncé, preuves à l'appui, comme tortionnaire de lapins inoffensifs fait tache.

Spira ne choisit pas non plus sa revendication par hasard. Il ne demande pas à la compagnie de renoncer au test de Draize. Il lui demande d'investir dans la recherche d'une alternative. Et, aidé par des scientifiques, il suggère lui-même des pistes de recherches. Le voilà avec problème et solution.

Enfin, il ne choisit pas sa méthode par hasard. Spira est mal peigné, mais poli. Il sollicite des rendez-vous. Si ça traîne, il mobilise des activistes, des militants d'associations, pour une manifestation bruyante. Le voilà reçu. Si un engagement pris tarde à être mis en œuvre, une campagne de publicité aussi frappante qu'informée rappelle ses adversaires à l'ordre. Quand il obtient un résultat, il ne triomphe pas, remercie ses interlocuteurs... et passe aux suivants.

Efficace ? Certes : le test de Draize est de moins en moins utilisé. Des alternatives sont recherchées activement, des recherches financées par les industriels. Leur utilisation est encouragée par les autorités. Mais le test n'est, à ce jour, toujours pas interdit. Décourageant ? Pas pour Henry Spira, qui sait que, tant que les « animaux non humains » seront considérés comme des choses par ces autres animaux que sont les hommes, la lutte continue. Mais que modifier cette perception doit être fait pas à pas, et sans faux pas, sans fake news ni violence, inlassablement... « Il y a des actions que j'aurais pu mener différemment, mais dans l'ensemble j'ai fait de mon mieux. [...] En regardant ma vie, je la trouve satisfaisante », confie-t-il à Singer à la fin de sa vie.

Petit à petit

Un message reçu par Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, les deux fondateurs de l'association L214 inspirés par Spira. Vingt ans après la parution du livre de Singer, vingt ans après la mort de l'activiste américain, ils étaient invités à Paris par les éditons Goutte d'or et l'hebdo Vraiment à parler de leur combat la veille de la parution de Théorie du tube de dentifrice.

Leurs causes immédiates : l'installation de caméras dans les abattoirs, la prohibition des élevages de poules en batterie... Leur espoir : que les petites victoires remportées fassent progresser les esprits vers leur but ultime, la fin de l'exploitation animale. Ils ont compris et accepté la leçon de Spira : on ne change vraiment le monde que petit à petit.

Cela ne décevra que les impatients. Ceux-là iront faire le coup de poing, masqués et vêtus de noir, dans le « cortège de tête ». Les autres se demanderont ce pour quoi ils veulent se battre : la sortie du nucléaire, l'éradication de l'illettrisme, l'abolition des pesticides, des emballages plastiques, du patriarcat, de la finance internationale... Ce ne sont pas les causes qui manquent. Puis, ils réfléchiront à leur première cible et lui écriront leur première lettre...

Punks à chiens

La leçon de Spira est d'une actualité aveuglante au moment où même Génération identitaire semble abandonner la baston et les tatouages nazis pour lever des fonds, revêtir des doudounes bleu ciel et « défendre » les frontières contre les damnés de la terre qui espèrent une vie meilleure. Les leçons de Spira pourraient-elles servir toutes les causes, des plus généreuses aux plus abjectes ? Ce n'est pas exclu. Mais Brigitte Gothière ne l'admet pas : pour convaincre, il faut s'adresser à l'intelligence, pas seulement à l'émotion. À l'origine de son combat, le même qu'Henry Spira, la certitude rationnelle que tuer un animal – notre semblable face à la souffrance – est illogique : c'était la démonstration de Peter Singer. Pour elle, tous les combats ne se valent pas. Lutter pour l'injustice ne se conçoit pas.

La tentation du découragement chez elle est pourtant manifeste, avoue-t-elle à l'assistance. Les petites victoires font du bien, mais résonnent comme un écho au renoncement. Singer ne cache pas qu'Henry Spira, pour avoir discuté avec ses adversaires de solutions acceptables par eux, a été accusé par d'autres militants de se compromettre. La lassitude guette. Mais pas le doute : « Avant, explique Sébastien Arsac, cofondateur de L214, nos tracts étaient illisibles, ils servaient de sous-bocks à des punks à chiens et des types à dreadlocks. Le jour où on a vu arriver des gens avec des poussettes, il y a eu un déclic. »

C'est un peu plus compliqué que de déboucher un tube de dentifrice. Mais cela permet de donner du sens à sa vie, de lutter pour ce qui est juste, et, même petit à petit, de changer le monde.

<p><em>Théorie du tube de dentifrice </em>de Peter Singer, éditions Goutte d'or, 337 p., 18 euros.</p>
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Théorie du tube de dentifrice de Peter Singer, éditions Goutte d'or, 337 p., 18 euros.


 

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Théorie du tube de dentifrice de Peter Singer, éditions Goutte d'or, 337 p., 18 euros.

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Commentaires (2)

  • Ambroudiane

    D’accord avec vous, le problème est d’ordre démographique.
    Tout le monde le sait mais personne n’a de solution applicable au niveau de la planète.
    En France, il a fallu 50 ans et plus pour interdire une saleté comme l’amiante...
    La chine a essayé de freiner l’essor de sa démographie mais a plus ou moins abandonné du fait d’un déséquilibre du ratio hommes/femmes...
    Qui aura le courage dans une assemblée internationale de dire : « Stop ! Arrêtons de faire des enfants ou ce sera notre mort !  » ?

  • Surtout Pas

    Je reviens ce matin de relever mes deux casiers, avec mon kayak de mer. 2 araignées de 14cm et un homard de 9, 5 cm que je conserve et 2 araignées de 11cm que je remets à l’eau. Je les ai fait cuire dans de l’eau de mer et les ai mangé. Alors arrêtez de me bassiner avec ces stupidités. Ayant pas mal voyagé, non pas en groupes de touristes, mais en Chine vers 1980, en Birmanie en 1990 et un peu partout en Asie dans des pays « fréquentables », tout se mange.
    Commençons par interdire de faire plus de 1, 5 enfants par couple et les animaux s’en porteront mieux. Il n’y aura plus besoin de les tuer massivement pour nourrir ce parasite qu’est l’espèce humaine. Ces militants le hérissent, ils se trompent de combats.