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AFGHANISTAN

Pour les Afghanes victimes de violences, porter plainte au pénal reste un défi

Selon un rapport publié mardi par la mission onusienne en Afghanistan, les femmes subissant des violences conjugales ont très peu accès aux tribunaux. Les médiations tribales continuent de régler des cas qui relèvent du pénal.

À Mazar-ê Charif, dans le nord de l'Afghanistan, le 27 mai 2018.
À Mazar-ê Charif, dans le nord de l'Afghanistan, le 27 mai 2018. Farshad Usyan, AFP
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Une femme résidant dans l’ouest de l’Afghanistan se rend à la police pour déposer plainte, elle est régulièrement battue par son mari. L’officier lui explique : "Vous devriez accepter une médiation et retirer votre plainte, sans quoi vous n’obtiendrez pas l’aide de la police, ni des dirigeants de votre communauté. Pour vos enfants, pour votre réputation, acceptez la médiation !" L’injonction est claire : mieux vaut pour cette femme ne pas passer par le système judiciaire étatique et se tourner vers le droit coutumier. Comme des centaines d’autres cas de figure, compilés par la mission de l’ONU en Afghanistan (Unama) et le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU à Kaboul, dans un rapport publié mardi 29 mai, les procédures pour violences dans le cadre domestique aboutissent peu dans les tribunaux en Afghanistan, alors même qu’elles relèvent du pénal.

Entre août 2015 et décembre 2017, l’Unama a recensé 237 cas de femmes violentées. À cela s’ajoutent 280 cas de meurtres ou de "crimes d’honneur". Des centaines d'entretiens ont été menés auprès de la police, des instances juridiques, des dirigeants tribaux et des responsables d'ONG. Et si la mission onusienne reconnaît des progrès significatifs dans le droit afghan pour faire avancer la cause des femmes grâce à la loi EVAW (Elimination of Violence against Women) votée en 2009, elle constate cependant que porter plainte pour violences conjugales reste un défi important.

"L’accès à la justice est restreint, et les inégalités face à la loi perdurent", fait remarquer le rapport. "L’échec du système étatique à diligenter des enquêtes, à instruire les dossiers, à punir les acteurs de violences et à offrir aux victimes une réparation, laisse place à un fort taux d’impunité et à la normalisation des violences faites aux femmes dans la société afghane." Parmi les plaintes déposées auprès de la police, près de la moitié ne sont jamais transmises à un procureur. Le processus de médiation a été privilégié, souvent sous la pression.

>> Lire le rapport de l'ONU (en anglais)

En dehors du cadre légal

Pourtant, la loi EVAW constitue le cadre juridique censé aider les femmes afghanes à s’émanciper. Selon le texte, toute plainte doit être répertoriée par le ministère chargé de la condition des femmes, qui contacte la victime pour accompagner sa démarche, et l'oriente vers des organisations non-gouvernementales (Afghanistan Independant Human Rights Commission, Women for Afghan Women, Afghan Women Skills Development Center…). Les tribunaux sont priés de traiter en priorité les cas de violences faites aux femmes. Or les agents de l’ONU constatent que les plaintes sont trop souvent rebasculées vers les instances du droit tribal.

"Quand je me suis rendue à la police, accompagnée de mon père, la police m’a répété plusieurs fois que j’avais tout intérêt à retirer ma plainte avant qu’elle soit instruite par le procureur. Je leur ai répondu que je n’accepterai jamais une médiation, que cela fait deux ans que mon mari me bat, et qu’il doit être reconnu coupable de cela. Je leur ai raconté comment les proches et les membres du village ont essayé de nouer une médiation une centaine de fois, en vain. Mon mari a menacé de me tuer s’il faisait de la prison. Malgré tout, je veux que mon cas soit instruit par la justice et que mon mari soit puni, sinon je préfère me tuer, cette vie n’en vaut pas la peine." Le récit de cette femme désespérée, habitant la province de Herat, à la frontière iranienne, a été recueilli en septembre 2017 par la mission onusienne en Afghanistan. Elle illustre les nombreuses pressions exercées sur les femmes pour éviter qu’elles s’adressent à la justice étatique.

Le droit coutumier ne devrait pas, légalement, s’occuper de cas relevant du pénal, comme les meurtres, les "crimes d’honneur", le viol, la prostitution forcée, le suicide. Mais parce qu’il s’agit de violences visant les femmes et qu’elles se déroulent dans le cadre familial, ces faits ne sont pas considérés comme relevant prioritairement des tribunaux. Plusieurs dirigeants tribaux, interrogés par l’Unama, disent ne pas connaître les limites légales de leur autorité dans ces affaires.

Engagement oral du mari

Or, la médiation s’avère beaucoup moins favorable aux femmes que la loi afghane : les dirigeants de tribu souhaitant avant tout préserver la cohésion de la communauté et des lignées familiales, ils se contentent souvent d’exiger du mari violent l’engagement écrit à ne plus recommencer. Les femmes sont rarement invitées à assister à la médiation, et dépendent d’un père ou d’un proche pour les défendre. Pire, la solution prônée par certaines tribus passe parfois par des arrangements comme le don d’une fillette à une autre famille, pratique appelée le "baad", pour résoudre un conflit. Le "baad" est pourtant interdit par la loi EVAW.

Dans les faits, la violence envers une femme ne fait souvent que reprendre, voire empirer, après une médiation. L’Unama consigne le cas d’une femme qui s’est tournée vers les dirigeants talibans de sa tribu. La médiation aboutit à un engagement oral du mari de réfréner toute violence contre son épouse. Quand celle-ci rentre chez elle, son mari lui coupe le nez. Une procédure judiciaire aurait pu éviter ce drame, estime la mission onusienne.

Des défaillances dans les instances gouvernementales sont également pointées du doigt. Certains procureurs font pression pour que le droit coutumier s’applique, voire se contentent d’interroger la belle-famille d’une femme qui porte plainte pour trafic de personnes, mariage forcé, harcèlement, et violences physiques. Leurs affirmations prévaudront sur les accusations.

La peur de la honte et du déshonneur

Pour quelles raisons la médiation par les instances tribales est-elle vivement encouragée par les proches, la police, les instances dirigeantes, et parfois choisie par les victimes elles-mêmes ? Différentes hypothèses sont présentées dans le rapport.

Tout d'abord, les femmes souhaitant accéder à la justice perçoivent l’hostilité de la société. "Les gens des villages sont méfiants envers le système judiciaire étatique, pour tout ce qui concerne les violences faites aux femmes. Ils craignent que leur plainte soit rendue publique et de perdre le respect de leurs proches. C’est la première raison qui pousse les femmes dans les régions à choisir la médiation", explique le dirigeant d'un "District Women's council", une instance régionale dédiée aux femmes dans la région de Badakhshan, dans le nord-est du pays. Les femmes ne voudraient pas porter la honte d’avoir envoyé un homme derrière les barreaux.

"J'ai connu une femme qui a fui dans un pays voisin pour échapper aux menaces et aux coups de son mari, un homme influent", témoigne Sonia Ghezali, correspondante pour France 24 et RFI à Kaboul. "Elle souhaitait le divorce, lui refusait. Elle a pris ses deux enfants et s'est réfugiée au Pakistan. Lorsqu'elle est revenue au pays pour sa procédure de divorce, elle a dû faire face au mépris des avocats et des juges qui la voient comme une prostituée, refuser regulièrement leurs avances, voire écarter des gestes déplacés. Elle tient tête, malgré tout, avec la peur au ventre".

Renoncer à ses enfants, trouver un travail

Ensuite, en divorçant, la "femme doit souvent renoncer à ses enfants", rapporte Sonia Ghezali. "J'ai rencontré une Afghane qui avait fui un mari violent vivant en Russie. Elle a réussi à retourner avec son fils dans sa famille en Afghanistan, ce qui n'est pas commun. Mais elle craint tous les jours que son fils soit kidnappé lorsqu'il va à l'école. La famille du mari est très menaçante. Cette femme souhaite divorcer, mais n'entame pas les démarches, de peur que le juge ne confie la garde de l'enfant à son époux, car c'est ce qui risque de se produire", poursuit la correspondante à Kaboul.

La loi est censée protéger les femmes, mais elle présente des failles. Le système judiciaire prévoit uniquement des peines de prison pour les auteurs de violences conjugales, ce qui se voudrait dissuasif pour les hommes. Dans les faits, cela dissuade surtout les femmes de porter plainte : la plupart d’entre elles n’ont pas de source de revenu. Dans un pays où le chômage pointe à 40 % et où l’analphabétisme concerne surtout les filles, les femmes sont peu nombreuses à travailler et à subvenir aux besoins de la famille, même si cette situation tend à évoluer. "Je connais des femmes divorcées à Kaboul", rapporte Sonia Ghezali. "Elles sont éduquées et reçoivent le soutien de leur famille. Ces cas sont minoritaires. Les femmes en zone rurale sont éloignées des centres d'aide judiciaire et des postes de police."

Enfin, le rapport de l’ONU soulève les dessous des négociations dans une médiation : les dirigeants de tribus réclament de l’argent, des terres ou du bétail en rémunération. L’Unama rapporte le cas d’une femme qui a dû s’acquitter de la somme de 10 000 afghanis pour obtenir un divorce. Une autre a offert un mouton. Certains médiateurs demandent de l’argent comme gage que les deux parties adhèrent bien à la décision rendue. Si les chefs de tribus court-circuitent les tribunaux, c’est aussi pour ne pas se voir privés de cette obole, en déduit l’Unama.

L’impunité, la perpétuation de la violence, et le manque de confiance dans le système judiciaire, sont les conséquences de la primauté donnée au droit coutumier. La mission onusienne Unama exhorte le gouvernement afghan à agir, en permettant la tenue de procès par contumace en l’absence de l’accusé, ou encore en élargissant le panel des peines encourues par des maris violents. Si la prison est redoutée autant par l'époux que par l'épouse, conclut la mission onusienne, c’est que d’autres types de sanctions doivent être trouvés dans un cadre légal.

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