Saint-Denis : une maison pour sauver les femmes

La Maison des femmes, structure unique en France, abrite tous les professionnels qui peuvent aider celles qui ont subi les pires violences à se reconstruire.

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Réunion du personnel à la Maison des femmes. « Dès la création, nous voulions mettre en place cette coordination des soins. (...) Faire le contraire de la violence : la violence morcelle, la prise en charge cohérente réassemble. »
Réunion du personnel à la Maison des femmes. « Dès la création, nous voulions mettre en place cette coordination des soins. (...) Faire le contraire de la violence : la violence morcelle, la prise en charge cohérente réassemble. » © Louise Oligny pour Le Point

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Une maison ouverte et protégée. Protégée par un portail. Le sésame : sonner et s'annoncer. Ouverte à toutes les femmes, quels que soient leur âge, condition, nationalité… À toutes celles qui sont vulnérables, qu'elles aient besoin du planning familial, qu'elles soient victimes de violences, coups, blessures, excision, viols, inceste, qu'elles aient besoin d'être soignées, opérées, prises en charge, ou simplement écoutées, sans qu'elles aient à payer… Telle est la Maison des femmes à Saint-Denis, à une centaine de mètres du tramway, une maison imaginée par le bureau de l'architecte Jahel, toute en couleur, gaie, où les enfants courent dans la salle d'accueil, où les portes des petits bureaux préservent la confidentialité, une maison telle que l'a rêvée et réalisée, avec son équipe, la gynécologue, chirurgienne-chef de service Ghada Hatem-Gantzer, une héroïne de nos temps modernes.

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« Pousser la porte, c'est ce qu'il y a de plus dur pour ces femmes, explique Mathilde Delespine, sage-femme coordinatrice des soins. Il y a des femmes qui s'y prennent à plusieurs reprises, car elles n'osent pas. Mais, une fois qu'elles ont franchi le seuil, elles reviennent. Si elles devaient aller faire une démarche encore dans un autre endroit, elles ne le feraient pas. » D'où la nécessité de leur fournir un parcours médical complet, établi lors de la première visite médicale assurée par les sages-femmes ou les médecins, puisque la Maison des femmes est avant tout une structure médicale, dépendant de l'hôpital Delafontaine.

« Une prise en charge multiple est proposée aux femmes en accord avec elles : la patiente a-t-elle besoin de soins psychiques, post-traumatiques, d'être opérée, d'interrompre sa grossesse, de voir la psychologue, de rencontrer des professionnels du droit ? Nous avons deux policiers, deux avocates. Aura-t-elle besoin de travailler sur ses douleurs psychosomatiques ? Si elle ne se sent pas prête à travailler avec un psy, on lui propose de voir notre ostéopathe.

Des problèmes d'estime de soi ? Le lundi matin, deux artistes, photographe et illustratrice, animent un atelier où les femmes racontent leur histoire… « Notre volonté est de tout leur expliquer et de leur laisser toujours le choix, alors que, la plupart du temps, elles ne l'ont pas eu. Leur vie a été un parcours de combattante et nous essayons de faciliter les choses, qu'elles n'aient pas à raconter dix fois leur histoire, que l'avocat soit au courant des démarches faites, que les rendez-vous avec les différentes instances ou unités soient pris en amont par nous, que tous ceux qui vont s'occuper d'elle connaissent le dossier. Ce matin, j'ai vu une dame qui est suivie par une psychologue, notre sexologue, l'assistante sociale, une psychiatre spécialisée en psycho trauma dans un autre hôpital, et par moi, sage-femme. Il faut que toutes ces personnes se parlent pour que le tout soit cohérent. Avec Ghada, dès la création, nous voulions mettre en place cette coordination des soins complexes pour arrêter le morcellement dans tous les sens entre les différentes interventions. Faire le contraire de la violence : la violence morcelle, la prise en charge cohérente réassemble. »

Notre volonté est de tout leur expliquer et de leur laisser toujours le choix, alors que, la plupart du temps, elles ne l’ont pas eu.

Lorsqu'elle a rencontré Ghada, Mathilde avait déjà une solide expérience dans le domaine des violences faites aux femmes : elle faisait le tour des maternités de Seine-Saint-Denis pour convaincre les chefs de service d'organiser des formations sur ce thème pour leurs médecins et leurs sages-femmes. Elle se partage entre ses consultations à l'hôpital Delafontaine (maison mère de La Maison des femmes) et celles qu'elle assure ici. Lorsqu'elle pense à déjeuner, il est souvent déjà 17 heures.

La maison des femmes ©  Louise Oligny pour Le Point
L'accueil de la Maison des femmes, une maison toujours ouverte.
© Louise Oligny pour Le Point

Avant de pousser la porte, ces femmes ont pris un rendez-vous. Elles sont reçues aussi longtemps que nécessaire. Celles sans rendez-vous, venues, par exemple, pour faire constater des coups et blessures, sont reçues aussi. Mathilde et l'assistante sociale les mettent en rapport avec des associations pour les mettre à l'abri, leur trouver un logement temporaire. Les femmes vivent majoritairement en Seine-Saint-Denis et à Paris, mais viennent aussi des départements voisins d'Île-de-France. « Parfois, elles ont entendu parler de nous, mais beaucoup de professionnels les dirigent vers nous : les PMI, les assistantes sociales, les centres municipaux de santé, les médecins libéraux, les orthopédistes de l'hôpital qui opèrent celles qui ont reçu des coups, des urgentistes qui voient des femmes revenir toujours avec les mêmes problèmes, les maternités, bien sûr, mais aussi les services d'endocrinologie qui traitent les femmes souffrant d'obésité morbide, liée parfois à des sévices sexuels dans l'enfance… » La liste est longue.

« Quand on a été tellement abîmée, il est difficile de prendre soin de soi, dit Mathilde. Parfois, inconsciemment, ces femmes agissent de telle façon qu'elles risquent d'être rejetées : être en retard, agressives, pas lavées alors qu'elles ont une douche – je ne parle pas de celles qui dorment dans la rue. Ce qui sera thérapeutique, c'est que nous leur montrions qu'un autre mode relationnel est possible : le respect, la bientraitance, la considération, l'information (nous leur communiquons leur dossier), elles se disent alors, il est possible de ne pas être maltraitée ? Ça m'est arrivé de dire : Ce n'est pas parce que vous arrivez systématiquement en retard que je vais arrêter de m'occuper de vous. Quand je leur prescris une échographie et qu'elles reviennent sans l'avoir faite, certaines me disent : Vous allez m'engueuler. Et je leur réponds : Non, ce n'est pas ce que je fais, vous le savez. Ou elles disent à leur enfant turbulent : Arrête, sinon la sage-femme va te taper. Et je dis à l'enfant : Non, la sage-femme ne va pas te taper. Elles sont étonnées lorsque je leur demande si je peux toucher leur ventre pour un examen. Je leur précise : C'est votre corps, c'est normal que je vous pose la question. Si elles me disent non, c'est non. Il faut qu'elles sentent à la fin de la consultation qu'ici elles ne sont ni infantilisées ni réduites à un état d'objet. »

Elles sont étonnées lorsque je leur demande si je peux toucher leur ventre pour un examen, je leur précise : C’est votre corps, c’est normal que je vous pose la question.

Les cas sont souvent très graves. Estelle Kramer, sage-femme, reçoit les femmes victimes d'inceste. Elle n'a pas eu besoin de convaincre Ghada Hatem de la nécessité d'une unité consacrée à cette souffrance. Coordinatrice du réseau périnatal de proximité au conseil général, elle a proposé d'avoir aussi une vacation à la Maison des femmes et reçoit à la demande : « Une dame est venue avec sa fille de 9 ans qui avait été victime de viol de 2 ans à 8 ans. Le médecin qui nous l'a adressée ne savait pas quoi faire. Après la séparation des parents, la fillette vivait tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Un jour la mère a découvert que la fillette, qui avait alors 5-6 ans, présentait des lésions au niveau vaginal : lèvres gonflées, etc. La mère l'emmène à l'hôpital Trousseau en urgence. Au médecin la petite décrit des agressions sexuelles et des viols par son père mais refuse qu'on le dise à sa mère. Le médecin fait un signalement. Quand la commission a appelé la mère, celle-ci a dit qu'elle ne pensait pas que c'était vrai. L'enfant a continué à aller chez son père, qui a continué à la violer jusqu'à ses 9 ans. L'inceste, c'est tellement énorme pour tous, je peux comprendre l'ambivalence de la mère. Mais la justice n'a pas poussé l'enquête. Personne n'a bougé alors et personne ne bouge maintenant. Heureusement, le père ne veut plus la voir, mais rien ne l'empêcherait de le faire pendant ses périodes de garde. » Une prise en charge pour la mère et l'enfant a été mise en place à la Maison des femmes.

Des histoires comme celles-ci Estelle pourrait en raconter beaucoup. Récemment, elle est intervenue pour aider une jeune fille violée par son oncle qui vivait sous le même toit. « Elle ne savait pas comment sortir de chez elle. Elle avait un travail. Nous l'avons aidée à trouver un logement. » Une jeune femme de la bonne bourgeoisie est venue aussi. Elle allait de psy en psy sans pouvoir évoquer ce qu'elle avait subi. « Ce n'est pas une question de classe sociale. L'inceste touche toutes les populations. » La sage-femme, qui a une longue expérience dans le domaine de l'inceste, reçoit aussi des victimes d'inceste qui se demandent si elles peuvent devenir parents. « Je leur explique qu'il n'y a pas de fatalité. Les soins réparent, même l'inimaginable. »

L'inimaginable ? L'excision, par exemple. Interdite par la loi française, condamnable par des amendes, de la prison. Le docteur Arnaud Sevène, sexologue, praticien de l'hôpital Delafontaine, consulte deux jours par semaine à la Maison des femmes, quasiment depuis sa création. Il a abandonné son cabinet privé pour exercer ici. Certaines femmes viennent pour des conflits conjugaux, une méconnaissance de la sexualité, une altération du désir… mais la majorité de ses patientes viennent le voir parce qu'elles ont été excisées. « Toutes ne le savent pas. Parfois, l'excision a été faite à leur naissance. Nous faisons des interventions chirurgicales du clitoris. Cet organe a 8 centimètres de long, seule une petite partie a été enlevée. Nous le faisons réapparaître alors qu'il est dissimulé sous la peau. 80 % sont satisfaites après l'intervention. Mais bien des femmes ont une sexualité normale même excisées. Je les conseille avec des exercices appropriés sur cette zone, elles peuvent avoir des orgasmes. » L'excision concerne les femmes originaires du Mali, du Congo, parfois d'Égypte. « C'est une pression familiale. Souvent, les parents ne peuvent pas s'y opposer, la famille leur dit que la fillette sera mise à l'écart, considérée comme sale. Une tante vient la prendre pour l'exciser. Certains parents disent à la famille qu'ils seront mis en prison. Parfois, ça évite l'excision. »

Ces femmes ont fui, esclaves sexuelles, femmes emprisonnées, violées tous les jours par la police, comme en Libye, femmes battues, mères protégeant leurs filles… Certaines viennent avec leur nouveau compagnon, mais, la plupart du temps, elles préfèrent être seules : « Elles s'approprient la prise en charge comme une première étape vers l'autonomie. Une patiente m'a dit : C'est pour moi. On m'a excisée, on m'a mariée sans me demander mon avis, on m'a fait venir en France, mon mari me battait. On ne m'a jamais laissé le choix. Maintenant, c'est moi qui décide. » Pour Arnaud Sevène, le but est de recouvrer une sexualité satisfaisante et celle-ci passe par le choix. « Des patientes sont étonnées lorsque je leur explique qu'en France les relations forcées sont interdites, que c'est un viol. Hier, j'ai reçu une patiente qui m'a montré ses blessures de 20 centimètres de long, des coups de couteau. Il y a beaucoup à faire pour qu'elles puissent arriver à comprendre que la sexualité, ce n'est pas la violence. Souvent, je leur dis qu'on ne peut pas avoir une sexualité satisfaisante si on ne peut pas dire non. Pouvoir dire oui, c'est d'abord pouvoir dire non. »

On m’a excisée, on m’a mariée sans me demander mon avis, on m’a fait venir en France, mon mari me battait. On ne m’a jamais laissé le choix. Maintenant, c’est moi qui décide.

Comment faire quand on ne parle pas français, qu'on a peur de porter plainte, qu'on a peur tout simplement ? Pierre Hertzel, ancien commandant de police à la retraite, trente-cinq ans d'expérience dans la sécurité publique, travaille comme agent de la police judiciaire, dans le cadre de la cohésion police-population. À la Maison des femmes, où il assure une permanence une fois par mois (une autre de ses collègues, commissaire, est présente une fois par semaine), il reçoit des femmes pour les aider à préparer leur dépôt de plainte. Il les écoute, puis leur propose de mettre, quand elles le peuvent, leur histoire par écrit. Il corrige, met en forme, « mais bien sûr (il) ne touche pas au fond ». Puis il fixe pour elles un rendez-vous auprès de ses collègues des commissariats où la plainte sera enregistrée. Parfois, il les accompagne, mais rarement : « Du moment que le rendez-vous a été pris à une heure précise, que l'histoire est compréhensible, que les dates, les lieux, la chronologie ont été rapportés, le plus important est fait. Mon rôle est d'éliminer les obstacles. Ces femmes sont assurées d'être reçues et écoutées, elles n'ont pas à attendre des heures comme c'est l'habitude dans les commissariats. Dès le début, j'ai voulu travailler ici. » Les victimes qu'il reçoit ont subi des violences « autant physiques que psychologiques ». « Les deux laissent des traces. L'important, c'est d'être là pour les aider. »

maternité, femmes ©  Louise Oligny pour Le Point
Ghada Hatem-Gantzer et une patiente à la Maison des femmes. © Louise Oligny pour Le Point

Aider. Écouter. Entendre. Constater. Ce que fait tout le personnel ici. Les salariées ne comptent pas leur temps. Psychologues, psychiatres, gynécologues, chirurgiens, assistante sociale… La médecin légiste établit un certificat de constatation des blessures, document indispensable pour la constitution d'un dossier. En lien avec la police, elle vérifie les dires de la victime et évalue le degré de gravité des violences. Les bénévoles animent les ateliers d'alphabétisation, la triple championne de karaté Laurence Fischer donne des cours. Les deux avocates Clarisse Carounanidy et Emmanuelle Lheutre, bénévoles aussi, se relaient tous les quinze jours. Leurs consultations juridiques peuvent porter autant sur le droit au travail que sur le divorce, les violences ou… l'indivision. « Souvent, les femmes méconnaissent leurs droits. Certaines viennent d'arriver en France, leur mari les a épousées dans leur pays et elles découvrent qu'il est très différent ici, qu'il a déjà deux épouses, que la cohabitation est impossible… Il les isole, leur interdit de parler à d'autres personnes ou leur dit : Tu n'as pas de papiers, tu n'as aucun droit.

Elles font déjà un grand pas quand elles arrivent ici. On les aide à y voir plus clair, à évaluer la situation, on les renseigne sur leurs possibilités, qu'il s'agisse d'un divorce, d'un aménagement pour les enfants en cas de séparation s'il n'y a pas de mariage civil. » Emmanuelle a reçu récemment une femme, une Française de 25 ans, étudiante, qu'une de ses amies accompagnait. Elle était victime de violences, mais n'arrivait pas à porter plainte contre son agresseur, l'homme avec qui elle vivait. « Elle se savait victime, mais elle se sentait responsable des coups qu'elle avait reçus. Souvent, ce ne sont pas les premiers coups que ces femmes reçoivent. La première chose à faire est de leur expliquer que ce sont elles les victimes. Sans vouloir me substituer au rôle du psychologue, j'ai bien senti que ce n'était pas de conseils juridiques dont elle avait besoin à ce moment-là. Je lui ai tout expliqué, et conseillé de réfléchir et de revenir quand elle serait prête. Je lui ai dit : La porte est ouverte. » Toujours ouverte.

La Maison des femmes

1, chemin du Moulin-Basset, 93 200 Saint-Denis

01 42 35 61 28

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