Interview

«En Afrique, la lutte contre le terrorisme est la nouvelle rente des régimes autoritaires»

Pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur de «l’Afrique, nouvelle frontière du djihad ?» les coalitions antiterroristes ont jusqu’à présent échoué à gagner la confiance des populations locales.
par Maria Malagardis
publié le 30 mai 2018 à 17h06
(mis à jour le 30 mai 2018 à 17h58)

De quoi le jihad est-il réellement le nom en Afrique ? Les discours officiels le présentent avant tout comme une «menace globale» contre l'Occident. Mais est-ce vraiment le cas ? C'est la question que se pose Marc-Antoine Pérouse de Montclos dans l'Afrique, nouvelle frontière du djihad ? un livre aussi percutant que dérangeant. L'analyse de ce chercheur de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) porte pour l'essentiel sur les trois principaux foyers jihadistes de l'Afrique subsaharienne : les shebab en Somalie, Boko Haram dans le nord-est du Nigeria, et la nébuleuse Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb islamique) au Mali. Elle le conduit à déconstruire les discours dominants et à critiquer les opérations militaires menées par la France au Sahel.

Comment différencier les trois mouvements jihadistes qui dominent aujourd’hui en Afrique ?

Par leur enracinement tout d’abord. En Somalie, les shebab, même s’ils sont aujourd’hui en recul, sont les seuls qui ont tenu réellement un territoire dans un pays où l’Etat s’est effondré. Au Mali, «la nébuleuse Aqmi», qui recouvre plusieurs groupes se revendiquant d’Al-Qaeda, n’a finalement gouverné que six mois en 2012, dans le nord du pays. QuanT au Nigeria, Boko Haram a contrôlé quelques zones rurales du Borno mais n’a jamais réussi à gouverner quoi que ce soit. Des trois nébuleuses jihadistes, c’est la plus locale. Dans le cas du Mali, Aqmi a une origine algérienne et est davantage connecté au monde arabe. Mais le prétendu «Sahelistan» est un fantasme car ces groupes ne se coordonnent pas, n’ont pas d’ancrage outre-mer et n’ont pas commis d’attentats en Europe ou en Amérique du Nord. Seuls les shebab ont quelques attaches avec une diaspora somalienne «globale». En revanche, il n’y a pas de migrantskanouri (1) qui soutiennent Boko Haram depuis Londres, ni de Français des banlieues partis en masse au Mali pour combattre à Tombouctou. C’est une erreur d’appliquer à l’Afrique subsaharienne les paradigmes d’analyse que l’on utilise pour décrypter la situation en Syrie ou en Irak.

Vous rejetez le qualificatif de «terroriste», alors même que ces groupes revendiquent des attentats sanglants.

Je qualifierais plutôt ces mouvements d’«insurrections». Il s’agit de guérillas qui ont une base sociale et qui s’opposent à des Etats jugés «impies» parce que corrompus sur le plan politique et «moral». Mais la matrice idéologique n’est pas forcément la cause principale de ces insurrections. J’ai moi-même interviewé une soixantaine de membres supposés de Boko Haram : un seul a évoqué des motifs religieux pour justifier son ralliement. Les insurgés se saisissent de l’islam et des modèles révolutionnaires du monde musulman pour justifier leur rébellion, d’où des références à Al-Qaeda et à Daech qui relèvent plutôt de l’opération de com. Et si on désigne par «terroristes» ceux qui massacrent par surprise des civils innocents, alors il faudrait également qualifier de «terroristes» certaines actions menées par les armées africaines censées sauver des vies en combattant ces groupes.

Vous dénoncez longuement dans votre livre les effets pervers des coalitions antiterroristes…

Au Nigeria, je l’affirme, les forces de sécurité tuent plus que Boko Haram. Et dans les prisons du pays, on assiste à des horreurs. Certes, les armées locales ne sont pas la cause de l’émergence de ces groupes. Mais elles sont devenues la cause de la prolongation des conflits. Elles sont parfois perçues comme des troupes d’occupation, commettent souvent des exactions, emprisonnent beaucoup d’innocents, sont corrompues, se payent sur la bête, etc. Ce qui pose une vraie question : on présente la lutte antiterroriste comme un moyen de sauver des vies et de stabiliser une région, mais, en réalité, on se rend compte que sur le terrain, ces forces arméesperpétuent le cycle de la déstabilisation.

La France, qui est très engagée au Sahel, tente pourtant de promouvoir depuis un an la prise en charge par les Africains eux-mêmes de la lutte antiterroriste, avec la mise en place du G5 Sahel qui regroupe les armées de cinq pays de la région. C’est une erreur ?

Regardez la stratégie qui a été privilégiée jusqu’à présent : les opérations militaires conjointes se concentrent sur les zones frontalières, où il y a notamment de la contrebande. On cherche à l’éradiquer, sous prétexte qu’elle financerait les groupes jihadistes. Mais, en réalité, dans ces zones la contrebande fait vivre tout le monde ! Donc on voudrait faire accepter aux populations le principe d’une intervention militaire qui va les priver de ressources ? Pour cette seule raison, j’ai de gros doutes sur la capacité du G5 Sahel à avoir le soutien de la population locale. Et s’il ne l’a pas, alors, ça ne marchera pas.

Pensez-vous aussi que l’intervention française au Sahel et au Mali soit vouée à l’échec ?

Oui, et je l’ai écrit dès janvier 2013 : le «terrorisme» n’est jamais que le symptôme de la faiblesse de l’Etat malien. La réponse militaire ne suffit pas, c’est une œuvre de longue haleine. Je ne suis pas opposé aux interventions militaires par principe. Elles sont parfois légitimes. Mais en intervenant au Mali, on a dramatisé le risque que feraient peser ces groupes jihadistes. On nous a présenté Aqmi comme une menace transnationale qui risquait de déstabiliser l’ensemble de la zone en 2012. On nous a affirmé que l’intérêt national français était en jeu. Pourtant, est-ce que la France a connu des attentats terroristes menés par des groupes jihadistes d’Afrique subsaharienne ? Non !

Mais il y avait tout de même, à l’époque, un contexte : les images de destructions de mausolées, la charia imposée au Nord-Mali, les jihadistes qui descendaient vers Bamako…

J'ai de sérieux doutes sur la capacité qu'auraient eu ces jihadistes à poursuivre leur route au-delà de Mopti et à tenir Bamako, une capitale d'un million d'habitants qui leur était hostile. Il y avait, de toute façon, d'autres options sur le plan militaire… Dans ce cas précis, on a assisté à la mise en place d'un discours narratif parfois hallucinant. Peu après le lancement de l'opération Serval, [le 19 septembre 2013 sur BFM TV, ndlr] Hollande justifiait son intervention au Mali en prétendant que les jihadistes massacraient des femmes et des enfants. C'était totalement faux. Le seul massacre durant cette période a été celui des soldats maliens d'Aguelhok, et encore, on ne sait pas avec certitude qui l'a commis. Reste que personne, aucun média, n'a contredit Hollande. Lequel, dans un discours tenu le 8 mars 2013 à l'occasion de la Journée des droits des femmes, nous sort un deuxième argument pour justifier la plus grosse intervention militaire française depuis la guerre d'Algérie : si la France est intervenue, c'est pour libérer les femmes voilées maliennes, nous explique-t-il. Quand Sarkozy avait sorti le même argument, en 2008, pour justifier le prolongement de l'intervention française en Afghanistan, le PS avait dénoncé une «une guerre de civilisation». Et voilà que Hollande, quatre ans plus tard, reprend le même discours. Au fond, est-ce qu'il ne faudrait pas commencer par «déradicaliser» nos propres dirigeants ? Car ces déclarations sont le symptôme d'un aveuglement idéologique. Lequel justifie tout : pour combattre le spectre d'une prétendue menace globale, on n'hésite pas à s'adosser à des dictatures, des régimes corrompus et impopulaires. Du coup, on demande l'impossible aux militaires français : tenir des territoires sans avoir l'assentiment de la population.

C’est la pauvreté qui serait alors le cœur du problème ?

C’est un peu réducteur. La pauvreté est la toile de fond de tous les conflits africains qu’ils soient jihadistes ou pas. Mais les foyers jihadistes n’émergent pas forcément dans des zones les plus misérables. Et les fondateurs de ces groupes ne sont pas non plus issus des segments les plus pauvres de la population. Bien plus que la pauvreté, ce sont les inégalités sociales et le sentiment d’injustice qui jouent un rôle important. Une société où tout le monde est pauvre génère moins de conflit qu’une société où les inégalités sont criantes et où le ressentiment contre les nantis génère de la colère.

On parie pourtant souvent sur l’aide au développement pour apaiser ces tensions...

Une aide au développement qui n’est pas accompagnée de garde-fous sérieux pour éviter son détournement, et d’un discours politique ferme, n’aura jamais aucun effet. Prenons l’exemple du Tchad : aujourd’hui, l’aide de la France consiste à payer les fins de mois des fonctionnaires tchadiens. Pourquoi ? Parce que l’argent de la manne pétrolière a été détourné. Donc au lieu de critiquer le président tchadien Idriss Déby, fidèle allié sur le terrain militaire, on va continuer à injecter des fonds à perte. La France ne critique pas ses alliés, elle refuse de conditionner l’aide à des changements de gouvernance. Les dirigeants concernés l’ont bien compris : aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme, c’est la nouvelle rente des régimes autoritaires africains. De la même façon qu’on fermait les yeux autrefois sur les dictatures africaines à cause de la guerre froide, les régimes corrompus alliés à la France jouent sur la peur du jihadisme pour obtenir un soutien, et se racheter une conduite.

Les jihadistes peuvent-ils pour autant prétendre proposer une vraie alternative ?

Ça n’a pas marché. A l’exception peut-être des shebab qui ont tenu le sud de la Somalie pendant quelques années, ces groupes n’ont jamais démontré leur capacité à gérer durablement des territoires. Au contraire, c’est bien la présence de Boko Haram dans le nord-est du Nigeria qui a suscité un sursaut démocratique et a permis l’élection de Muhammadu Buhari, en 2015. Quand on regarde la construction de nos Etats, on constate qu’elle s’est souvent réalisée par la guerre. Ces crises fragilisent l’Etat mais obligent aussi la société à réagir, à créer de nouvelles solidarités. Rétrospectivement, les historiens nous diront peut-être qu’il y a eu des secousses dans les années 2010-2020 avec une résurgence de groupes jihadistes, mais que tout ça faisait partie de la longue histoire perturbée de la construction de l’Etat dans cette zone du monde.

(1) Les Kanouri vivent à proximité du lac Tchad, au nord-est du Nigeria dans l'Etat de Borno, au Niger, et au Cameroun.

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