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Portrait

La charge du banquier Pigasse contre « monsieur Normal »

Près de deux ans après l'élection de François Hollande, le directeur général de Lazard France, Matthieu Pigasse, publie un essai sans concession sur l'équipe au pouvoir, sa lecture défaillante du monde et son incapacité à prendre la mesure des défis que doit relever la France. Le cri d'alarme d'un banquier de gauche.

Par Nicolas Barré

Publié le 20 mars 2014 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Bienvenue à Normaland, le pays de la normalité. Ici, tout est « normal », à commencer par notre dirigeant. Ici, nous sommes tous d'accord entre nous : si quelqu'un dit quelque chose, c'est que « normalement », c'est bien. Nous veillons au consensus, au compromis. Ici, personne ne sort du cadre, car ce serait « anormal » de faire du bruit, de se distinguer. Nous veillons à ne pas décider pour ne pas déranger. [...]

A l'action, les dirigeants de Normaland préfèrent l'attente. Surtout ne rien faire de peur de mal faire. Surtout ne pas bouger pour ne rien bousculer. Surtout ne rien tenter pour ne prendre aucun risque. Attendre. Juste attendre. Par temps calme, cette stratégie attentiste ne mène nulle part mais ne prête guère à conséquence. En période de crise, dans des temps exceptionnels, cette normalité est profondément dangereuse.

Dans ses conséquences économiques, mais surtout dans ce qu'elle révèle de la politique. Celle-ci n'est plus que renoncement, là où elle devrait être vie, envie, changement, intensité, partage, émotion... Les rêves, il n'y en a plus. Nous pouvons craindre le pire quand il n'y a plus d'espoir car plus d'idéal exprimé, quand plus rien ne nous porte ni ne nous emporte.

Normalité, passivité

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La normalité est devenue le déguisement de la passivité. Quand on est normal, on ne fait pas grand-chose parce qu'on ne peut pas grand-chose. On ne va pas déplacer des montagnes, ni soulever des océans, ni remuer ciel et terre. Impossible ! On est normal.

Alors on bricole. On utilise une « boîte à outils », on fait de la plomberie, un peu d'électricité, on raccommode les rideaux, mais on reste chez soi. On n'ouvre pas la porte, ce serait bien trop risqué, on ne repousse pas les murs, on ne bâtit pas, on ne reconstruit pas plus grand et plus fort. Bricoleur, mais pas architecte.

Il n'y a plus ni souffle ni projet. Il n'y a ni grandeur, ni vision, ni ambition. C'est la fin de la politique. « Le courage est la première de toutes les vertus politiques », disait Hannah Arendt. Elle devrait être volonté, capacité et action. Elle n'est que passivité et renoncement.

La politique économique de la France en fournit une illustration parmi de nombreuses autres : quels sont nos objectifs et les moyens mis en oeuvre pour les atteindre ? Que voulons-nous construire ensemble ? Cherchez, vous ne trouverez pas. Il n'y en a pas. Une telle doctrine devrait pouvoir s'exprimer en une phrase. Souvenons-nous de la gauche au pouvoir il y a trente ans. La France s'était alors engagée dans une politique de désinflation compétitive. Deux mots, un slogan, assumés par un gouvernement de gauche, et une mise en oeuvre déterminée. Les oppositions étaient violentes, les critiques féroces, les procureurs nombreux, mais les hommes de gauche qui étaient aux commandes ont tenu le cap.

Aujourd'hui il n'y a plus de cap. On navigue à vue. On annonce que « la crise de la zone euro est derrière nous » en décembre 2012, quelques semaines avant que la crise chypriote éclate au grand jour. On annonce que « la reprise est là », en comptant sur la chance, en ignorant avec superbe tous les fondements de l'économie, en confondant une hirondelle et le printemps, sans avoir ni défini ni mis en oeuvre les mesures nécessaires au retour de la croissance. On annonce que « la courbe du chômage s'inverse », en s'appuyant parfois sur des statistiques erronées en raison d'un système informatique défaillant, en s'étonnant soi-même que cela soit possible, révélant ainsi une incompréhension totale des mécanismes économiques fondamentaux. On fait et défait un jour ce que l'on a fait la veille, et on se contente d'annonces jamais suivies d'effet ni jamais mises en oeuvre. Nous sommes dans l'incantation, jamais dans l'action. [...]

Amateurisme

Cette impuissance repose sur deux piliers principaux : l'amateurisme et l'improvisation (...).

L'amateurisme, c'est tout d'abord le manque d'expérience gouvernementale des équipes en place. [...]

Or pour la première fois sous la Ve République, ni le président de la République ni le Premier ministre, au pouvoir ensemble, n'ont exercé de fonction gouvernementale avant leurs fonctions actuelles. Et c'est le cas de trente-trois ministres sur trente-sept. Ce ne serait pas grave si ce manque d'expérience était compensé par la « deuxième ligne », celle des conseillers qui les entourent, mais ce n'est précisément pas le cas. Bien au contraire. Ceux-ci n'ont ni l'expérience du travail gouvernemental et interministériel ni la connaissance et la compréhension du monde qui les entoure. [...]

« Spin doctors »

Pour que la normalité devienne une excuse à l'immobilisme, il suffit de la mettre en scène. C'est la tâche des « spin doctors », les docteurs en communication, qui occupent aujourd'hui une place centrale dans les dispositifs de pouvoir. [...] Les dirigeants occidentaux jouent ainsi au « chic type », à monsieur Tout-le-Monde, avec un brio extraordinaire.

L'un entraîne lui-même l'équipe de basket de sa plus jeune fille le week-end, boit de la bière, dîne dans des restaurants populaires, se fait photographier avec ses filles en train de regarder son épouse à la télévision (...). L'autre, lui aussi président, s'acharne à montrer combien il est ordinaire. Il prend le train pour aller en vacances (sans bagages...), se promène à pied dans son quartier et fait ses courses lui-même, multiplie les blagues légères. Ordinaire... Cette normalité trouve son prolongement dans la notion de « proximité », qu'il faut valoriser à tout prix pour être là encore « proche des gens ». C'est le règne du socialisme municipal, des élus locaux et des anciens attachés parlementaires qui n'ont jamais été aussi nombreux dans un gouvernement et dans une mandature, et dont la vision du monde se confond parfois avec celle de leur terroir ou de leur arrondissement. Si le monde est un livre, beaucoup d'élus français n'en connaissent qu'une seule page ! Ils sont rivés depuis toujours à la politique politicienne, tournés vers les seuls enjeux locaux, avec une compréhension des enjeux globaux limitée à leur circonscription et à quelques arrondissements de Paris. C'est peu. C'est le triomphe de la France des ronds-points, celle qui tourne en rond et se replie sur elle-même, au sens figuré comme au sens propre. Six milliards d'euros engloutis chaque année dans les ronds-points, dont près de deux sont consacrés à la seule décoration de ces magnifiques ouvrages publics : corbeilles en rotin remplies de coquillages, vaches en plastique paissant sagement sur de faux prés, sculptures abstraites, fusées, cerfs royaux en majesté, oiseaux géants prenant leur envol...

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La croissance perdue

Quel dirigeant politique osera le dire ? Notre potentiel de croissance est durablement nul. Aucune des composantes de la croissance n'est aujourd'hui présente ni disponible. Notre modèle de croissance est en réalité cassé depuis les années 1980, mais nous nous le sommes caché à nous-mêmes pendant vingt ans. Comment ? Par la dette publique. En donnant à tous - salariés, consommateurs, épargnants - cette illusion si confortable que notre pouvoir d'achat continuait d'augmenter sans fin. [...]

Or [les] gains de productivité sont aujourd'hui nuls partout en Europe. Leur progression annuelle a ainsi été limitée à 0,6 % seulement au cours des quinze dernières années, à comparer à 2,4 % aux Etats-Unis par exemple. Non seulement notre population ne croît plus, mais elle ne parvient plus à produire mieux et plus efficacement. Ce n'est plus la division du travail qui peut apporter des gains de productivité, mais d'autres facteurs : la durée du travail, le niveau de formation de la population, l'effort d'innovation. Ces trois facteurs jouent cependant aujourd'hui négativement.

La durée du travail, tout d'abord. Elle a, contrairement à une idée reçue, reculé à peu près partout, mais en France plus qu'ailleurs. Nul besoin d'épiloguer : si la durée du travail par tête baisse, la productivité du travail recule. [...] Le niveau de formation de la population, ensuite. Plus celle-ci est qualifiée, plus la productivité est grande. Or le nombre de non-qualifiés, avec un niveau de formation inférieur au second cycle du secondaire, est très important en Europe et plus important qu'ailleurs : il est par exemple trois fois plus élevé qu'aux Etats-Unis en pourcentage de la population active. [...] L'innovation, enfin. [...] L'investissement en nouvelles technologies recule, de 2 % du PIB au début des années 2000 à près de 1,8 % aujourd'hui, et est largement inférieur aux niveaux d'investissement dans ce domaine aux Etats-Unis ou en Allemagne. Il est donc faux de dire que le niveau technologique de la France progresse. Là encore, le contraste entre la réalité et les discours est frappant. [...]

La démocratie en danger

Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est l'existence même de notre système démocratique. L'incapacité à faire face à la crise, à lutter contre la pauvreté et le chômage, la croissance explosive des inégalités, la dégradation continue des grandes infrastructures, la recherche du profit immédiat, la médiocrité des dirigeants, leur manque de souffle, de vision, d'ambition, les scandales à répétition, l'absence de grand dessein collectif, tout cela fait peser un risque sans précédent sur la démocratie. Nous pouvons brutalement découvrir qu'elle est mortelle. En ce début de siècle, la démocratie a fait la malheureuse démonstration qu'elle ne garantit pas en elle-même et par elle-même le bien-être collectif et le fonctionnement harmonieux de la société. Nous traversons à la fois une crise de la compétence et une crise de confiance civique. Comme l'a souligné Christopher Lasch dans « La Révolte des élites », ce n'est pas seulement le jeu des institutions qui importe dans une démocratie moderne, mais aussi la capacité des dirigeants et la vertu des citoyens (...).

Nous vivons des temps de crise, exceptionnels de gravité. « Notre monde n'a pas besoin d'âmes tièdes, il a besoin de coeurs brûlants. »(Camus) Chassons la normalité, renouons avec l'exceptionnel.

De la banque à la presse

Directeur général de Lazard France, propriétaire des « Inrockuptibles », coactionnaire du « Monde » et depuis peu du « Nouvel Observateur » aux côtés de Xavier Niel et de Pierre Bergé, Matthieu Pigasse, quarante-cinq ans, a débuté sa carrière à Bercy, à la direction du Trésor, après sa sortie de l'ENA en 1994. Il passe par les cabinets ministériels de Dominique Strauss-Kahn, dont il est resté l'un des fidèles, puis de Laurent Fabius. Recruté chez Lazard en 2002, il s'occupe, notamment, de conseil aux gouvernements. La crise de la zone euro lui donne ainsi l'occasion de travailler avec les Etats grec et chypriote. Il est l'auteur de deux autres livres, « Le Monde d'après », avec Gilles Finchelstein, et « Révolutions ».

« Eloge de l'anormalité » Plon, 190 pages, 14,90 euros

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