Entre prison, censure et optimisme, immersion au cœur du journal d’opposition turc “Cumhuriyet”

Fin avril, la justice turque a condamné quatorze collaborateurs de “Cumhuriyet”, principal quotidien d’opposition en Turquie, à des peines d’emprisonnement. Une sentence qui n’empêche pas les journalistes de faire leur travail “comme si de rien n’était”. Nous avons passé quelques jours au sein de la rédaction.

Par Julie Honoré

Publié le 04 juin 2018 à 16h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h22

Cest la sixième fois que les haut-parleurs diffusent à plein régime Ozgürlük (« Liberté ») sur le parking de la rédaction. La secrétaire, un énorme bouquet dans les bras, se dandine d’un pied sur l’autre. Même les ouvriers du chantier voisin ont délaissé leurs travaux pour observer ce qu’il peut bien se passer en face d’eux.

Après un bon quart d’heure d’attente, un homme finit par arriver. Toute la rédaction se jette dans ses bras. Lui, c’est Akin Atalay, patron du journal Cumhuriyet, dernier rescapé du procès fleuve du premier quotidien d’opposition en Turquie. La veille, mercredi 25 avril 2018, la justice l’a reconnu, lui et treize de ses collaborateurs, coupable de « soutien à des organisations terroristes ». Mais il a pu recouvrer la liberté. Un symbole : depuis deux mois, alors que tous ses confrères ont été progressivement libérés, il a été le seul à passer autant de temps – dix-huit mois – en prison. Cela méritait bien une petite fête de bienvenue.

A peine a-t-il salué tout le monde que la politique revient rapidement au centre des conversations. « On va continuer à se battre », affirme-t-il d’emblée. Tout en sirotant son troisième verre de thé brûlant, il soutient que le verdict est un « scandale, non seulement judiciaire mais aussi politique ». Mais celui qui veut rester « optimiste » professe que « la Turquie va bientôt se rétablir ». D’ailleurs, comme lui, tout le monde reste combatif, du rédacteur en chef aux journalistes, et même le personnel d’accueil. « La pression n’a aucune incidence sur notre travail », résume Murat Sabuncu, le rédacteur en chef, que l’on rencontre quelques semaines plus tard. Lui-même a passé un an et demi derrière les barreaux. « Qu’est-ce qu’ils peuvent nous faire de plus ? On a déjà été en prison et dit qu’on était prêts à y retourner. »

Le mantra est repris à tous les étages du journal. La peur ? « On ne travaillerait pas ici si on avait peur », balaie un journaliste. La lassitude ? « J’ai voulu intégrer le journal parce que je sais que les défenseurs des droits humains vont gagner », indique une autre. Le mot « fierté » revient rapidement dans les discussions. Partout dans les couloirs s’affichent des panneaux arborant le mot « justice » ou les aquarelles réalisées pendant les différents procès des journalistes.

« J’ai acquis de l’expérience dans les médias dits “mainstream”, maintenant je veux apporter mon expérience ici », renchérit Bülent Mumay, rédacteur en chef de l’édition numérique. Il part d’ailleurs dans un grand éclat de rire quand on lui demande naïvement si certains de ses articles sont censurés sur le Web. « Ça nous arrive toutes les semaines ! On le découvre par hasard. Ces derniers jours, par exemple, on a mis en ligne un article sur les arbres arrachés pour construire le palais d’été d’Erdogan, dans le sud de la Turquie. On a découvert qu’on ne pouvait plus y avoir accès. » En lieu et place de l’article, un message officiel indiquant que le contenu désiré n’est plus disponible et contrevient à la loi sur les contenus numériques.

Bülent Ozdogan et Murat Sabuncu en conférence de rédaction. Devant eux, les dessins de Musa Kart, caricaturiste du journal, qui a lui aussi passé plusieurs mois en prison.

Bülent Ozdogan et Murat Sabuncu en conférence de rédaction. Devant eux, les dessins de Musa Kart, caricaturiste du journal, qui a lui aussi passé plusieurs mois en prison.

Photo: Julie Honoré

Ainsi va la vie à Cumhuriyet, devenu symbole de la lutte contre les dérives autoritaires du gouvernement AKP, le parti islamiste au pouvoir en Turquie. Si les journalistes doivent s’assurer de produire un quotidien, ils doivent aussi jongler avec la censure, les pressions, les menaces ou les arrestations. Mais la vie ici s’écoule comme dans un journal traditionnel, ponctuée par les conférences de rédaction, les réunions, les blagues des secrétaires de rédaction ou l’arrivée d’un article.

A arpenter les couloirs de ce journal presque centenaire, on en oublierait presque qu’il a fallu franchir des barrières de police pour entrer – le journal est entièrement barricadé – et montrer patte blanche aux officiers qui montent la garde. Attention aux discussions enflammées devant ces derniers : l’année dernière, le patron de la petite cafétéria du rez-de-chaussée avait déclaré un peu trop fort qu’il ne servirait pas Erdogan si celui-ci se présentait dans la rédaction. Des propos qui lui ont valu une semaine de prison pour « insulte au président ».

Depuis le bureau de Murat Sabuncu, au dernier étage, la vue sur Istanbul est impressionnante. Mais elle donne aussi sur un grand cimetière et sur l’immense palais de justice, construit il y a quelques années. La référence à ces « destinations de choix pour des journalistes turcs » est devenue rituelle. « C’est tout sauf une plaisanterie. Depuis la fondation du journal [en 1924, ndlr], plusieurs journalistes de Cumhuriyet ont été assassinés, rappelle le rédacteur en chef, qui n’a pas pris un seul jour de repos depuis sa libération. Et, il y a quelques mois, j’étais moi-même dans une cellule au sous-sol du palais de justice, en attendant mon procès. »

A peine sorti de la prison d’Istanbul, il y a trois mois, le journaliste avait souligné l’importance cruciale de son métier, alors que la Turquie organise des élections anticipées, le 24 juin prochain. « Nous avons demandé des entretiens avec tous les candidats, souligne-t-il. Nous avons rencontré des problèmes avec deux d’entre eux. Le bureau d’Erdogan refuse de nous recevoir. Et Selahattin Demirtas (candidat pour le HDP) est en prison depuis plus d’un an. La honte de la Turquie. »

Si ses reporters disposent encore de leur carte de presse, impossible en revanche d’obtenir des accréditations pour suivre certains meetings : le bureau du président Recep Tayyip Erdogan n’accorde plus d’autorisations au journal. Même l’agence de presse gouvernementale, Anadolu Agency, refuse depuis deux ans d’ajouter Cumhuriyet au rang de ses abonnés. « Pourtant, on est prêts à payer ! » souligne Bülent Mumay.

Chaque semaine, des journalistes étrangers viennent rendre visite aux journalistes de Cumhuriyet. « Hier, un journaliste argentin est passé. Nous accueillons tout le monde sans problème. Nous aurions fait la même chose si nos confrères étaient attaqués, affirme Bülent Ozdogan, le rédacteur en chef adjoint du journal, qui a publié certains des dessins de Charlie Hebdo. Mais c’est triste d’être aujourd'hui le sujet de ces histoires. »

Chaque matin, avant la conférence de rédaction, il parcourt la presse du jour. « Aujourd’hui, notre journal fait dix-huit pages. Nous n’avons pratiquement aucune publicité », se désole le journaliste, qui souligne que de plus en plus d’entreprises subissent des pressions de la part du gouvernement si elles publient des publicités dans le journal. « Depuis le rachat de l’ensemble des titres du groupe Dogan par Demirören [un groupe proche du pouvoir], Cumhuriyet est le dernier organe de presse indépendant », rappelle son collègue, Bülent Mumay. Il ne se prive d’ailleurs pas de rappeler que travailler chez Cumhuriyet doit se faire au prix de conditions de vie parfois précaires, les journalistes devant composer avec un salaire loin d’être luxueux. « Ils gagneraient bien plus ailleurs », indique-t-il. Mais pas le temps de s’appesantir : il doit refiler en réunion.

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