5 juin 1916 : quatre soldats fusillés au 64e RI. La mort plutôt que Verdun ?

« Ils ne m’auront pas par les balles ni leurs mamites [sic], j’en ai trop souffert, plus tôt [sic] la mort des 12 balles de chez nous que de recommencer ce martyr »1 : c’est par ces mots, empreints sans doute d’une dose de provocation, que François Hénaff, soldat du 64e RI, originaire de Kerfeunteun, près de Quimper, décrit à Fernande, son épouse, dans un courrier du 1er juin 1916, les faits qui l’ont conduit dans les cellules de la prison militaire de Sainte-Menehould l’avant-veille. Deux lettres des 1er et 2 juin, adressées à celle qu’il appelle « mon petit loup », saisies par la justice militaire et conservées dans les fonds du Service historique de la Défense, permettent de tenter de comprendre une partie de la pensée de celui que l’autorité militaire considère comme l’un des meneurs de la mutinerie qui a touché le régiment d’Ancenis quelques jours plus tôt.

Carte postale. Collection particulière.

Le motif en paraît assez clair : c’est la perspective de gagner le secteur de Verdun qui aurait provoqué les incidents qui semblent n’avoir concerné qu’un seul des quatre régiments d’infanterie de la 21e DI, la division de Nantes.

Au point de départ, une « marche inutile » ?

En Champagne depuis l’été 1915 – elle y a notamment participé à l’offensive du 25 septembre –, la 21e DI est progressivement relevée à partir du 21 mai 1916. C’est par exemple ce jour-là que le 64e RI, qui constitue la 41e brigade avec le 65e RI de Nantes, est remplacé dans son secteur par le 93e RI et gagne, par étapes, des cantonnements de repos, au sud de l’Argonne.

Le 26 mai au soir, le régiment doit regagner Saint-Hilaire-au-Temple – où il a déjà été cantonné les 21 et 22 –, pour y être embarqué au milieu de la nuit dans trois trains en direction de Sainte-Menehould. Les différents bataillons quittent donc Fagnères, où ils sont arrivés le 23, après une marche d’une vingtaine de kilomètres entamée à 3h45 du matin, pour regagner Saint-Hilaire, à nouveau en pleine nuit : le 2e bataillon et l’état-major du régiment doivent par exemple embarquer à 0h30, le 3e à 3h30, après une nuit de marche donc alors même qu’aucune nécessité tactique ne l’impose. Ainsi, si les relèves en ligne ont lieu de nuit, pour éviter de se faire repérer par l’artillerie allemande, les troupes ne craignent aucun danger de ce type aussi loin du front.

C’est au sein de ce 3e bataillon justement que se produisent les incidents qui vont conduire à la convocation d’un conseil de guerre : « quelques coups de fusil, 15 environ, ont été tirés en l’air », tandis que « 9 soldats manquants au départ [en gare de Saint-Hilaire] ne sont pas rentrés à 20 heures » le 27 au soir2. Six sont finalement arrêtés par la prévôté et conduit à la prison de la division.

Coups de feu en l’air et insultes : comprendre les ressorts de la « révolte » 

Si les JMO du 64e RI associent le mouvement de protestation à ces marches de nuit répétées entre Saint-Hilaire et Fagnères et retour, le récit qu’a laissé de ces quelques jours un brancardier-musicien du 64e RI, Albert Guichard, révèle une réalité plus complexe, mais aussi assez représentative de ce que l’on sait de ce type de contestation3. L’on peut, de manière sans doute un peu trop rapide, en distinguer trois formes lors des événements de la nuit du 26 au 27 mai 1916. 

Carte postale. Collection particulière.

La première prend la forme d’un simple chahut, sans doute favorisé par les libations des jours précédents : nous y reviendrons. « Le départ est très mouvementé » se souvient Albert Guichard par exemple4. « Dès Fagnères », explique dans sa déposition le commandant Tessier, commandant le 3e bataillon du 64e RI, « il y eu un peu de tirage à la onzième » – comprendre la 11e compagnie. « J’ai refusé à mon lieutenant de me mettre à ma place en sortant [du village] » concède pour sa part le caporal Bertin, l’un des accusés. Plus précis, Guichard évoque « les compagnies quitt[a]nt Fagnères en faisant entendre des bêlements semblables à ceux que poussent les moutons menés à l’abattoir. Les officiers ne sont pas écoutés, ni même respectés » poursuit-il. On chante L’Internationale, on fait « du barouf » pour reprendre l’expression du caporal Bertin.

De cette forme de protestation initiale par une inertie certaine, par du chahut, l’on passe à des formes plus marquées de contestation. Ce sont tout d’abord, nous l’avons vu, des coups de fusil qui sont tirés en l’air dans la colonne du 3e bataillon, à la 10e ou à la 11e compagnie, sans que les choses soient très claires au vu des témoignages recueillis. C’est, selon les mémoires de Guichard, « d’un bout à l’autre de la colonne » que ces coups de feu sont tirés, ce que contredisent en partie les sources contemporaines des événements. Ces tirs ne sont pas sans susciter une certaine inquiétude parmi les poilus d’ailleurs, à en croire le lieutenant Perreau : « au moment de ces coups de feu, il n’y eut aucune manifestation, aucun cri dans la colonne ; les soldats se disaient seulement Ils vont nous tirer dans le dos et ont été stupéfaits de ce qui se passait ». Il laisse entendre ainsi que le mouvement est limité à quelques hommes seulement, ceux qui justement passent à une forme plus poussée encore de contestation : l’insulte.

Après le chahut du départ, les tirs en l’air relèvent, pour une part, d’un changement de degré, pas forcément de nature, de la protestation. L’on change cependant de nature avec les insultes, celles proférées entre autres à l’égard des officiers, commandant de compagnie ou chefs de section de la 11e, venus identifier les tireurs après avoir remonté la colonne constituée par le 3e bataillon. C’est le sous-lieutenant Gautier, principalement, qui se fait insulter : « gosse, fainéant, enculé » sont les termes que retiennent les différents procès verbaux, insultes lancées à l’encontre d’un jeune officier de 21 ans, par des poilus qui, pour certains, approchent ou ont dépassé la trentaine.  

Sans doute est-ce cette dernière forme de la contestation qui conduit les autorités militaires à sévir, d’autant que certains des suspects ne gagnent Saint-Hilaire-au-Temple puis Sainte-Menehould qu’avec plusieurs heures de retard, plus de 20 heures pour l’un d’entre eux qui suit d’ailleurs le 65e RI, l’autre régiment de la 41e brigade, à défaut d’avoir pu rattraper le 64e après avoir quitté la colonne.  

Les raisons de la colère

Si les formes de la protestation sont assez clairement établies par les différents témoignages, les raisons de la colère sont plus difficiles à cerner. Elles associent sans doute à un terrain favorable – les abus d’alcool – un prétexte – les marches nocturnes répétées – et un motif plus profond : les inquiétudes alors que l’on suppose déjà que ces nouvelles marches conduisent le régiment et la division à Verdun.

« Depuis deux jours, ont [sic] boit beaucoup à Fagnères » écrit Guichard. L’alcool, plus largement consommé dans ces périodes de repos, à l’arrière-front donc, qu’en première ligne au moment de l’attaque, contrairement à des légendes tenaces, est en effet au cœur de nombre des affaires qui aboutissent à des conseils de guerre et, par suite, parfois, à des condamnations à mort. « J’étais saoul » se justifie d’ailleurs Juin, l’un des suspects dans l’affaire des coups de feu de la nuit du 26 au 27, tandis que Trique, l’un de ses comparses, tente de se dédouaner en affirmant ne pas avoir « entendu tirer des coups de fusil » : « j’étais ivre » explique-t-il. De manière plus large, l’on sait que l’ivresse joue un rôle central dans la condamnation d’un tiers des 16 soldats des Côtes-du-Nord exécutés entre 1914 et 1918, tandis que, selon F. Mathieu, 13 % des condamnés à mort sont des alcooliques notoires5.

Une distribution de vin (1915). BDIC: VAL 304/089.

L’alcool n’explique pas tout cependant, pas plus que les marches exténuantes de cette fin mai : les soldats de la 21e DI en ont vu d’autres depuis août 1914. Les déplacements, peu logiques en apparence puisque l’on marche plus de 30 km vers le nord puis vers le sud le 27 mai pour se déplacer de 40 km vers l’est en tout, ne sont qu’un prétexte. L’essentiel est ailleurs : dans la perspective de remonter en ligne, et, plus encore, de le faire dans le secteur de Verdun. Le sens des « bêlements semblables à ceux que poussent les moutons menés à l’abattoir » est évident6. « Le carnage de Verdun n’est pas sans les inquiéter » écrit d’ailleurs Guichard, qui nuance cependant en indiquant que « puisque toutes les divisions y passent, ils comprennent que la nôtre aussi doit y passer » : on retrouve là d’ailleurs des propos, tout de fatalisme, très semblables à ceux du sergent Jules Gros, du 41e RI, lorsque le régiment rennais se trouve à son tour concerné, quelques jours plus tard7.

Verdun cristallise en effet toutes les inquiétudes au 64e RI, d’autant qu’en gagnant Sainte-Menehould, les soldats d’Ancenis s’en rapprochent : « on parlait vaguement qu’on allait à Verdun » déclare l’un des inculpés, le soldat Bernard, avant de préciser qu’« on s’en doutait mais on ne savait rien de sûr ». Et tel semble bien être la motivation principale de Hénaff dans ses tentatives pour ne pas « aller [se] faire casser la gueule » ainsi qu’il l’écrit à son « petit loup » le 1er juin. « Tu sais, comme je te l’ai dit, pour Verdun, c’est fini maintenant ; je ne crois pas que j’y aille » explique-t-il. « Ceux qui vont à Verdun, il en reste le tiers c’est-à-dire sur 4 il en reste 3 sur le terrain, alors vois-tu il n’y a pas de presse pour y aller » écrit-il plus loin. « Je coupe [à] Verdun » semble-t-il se réjouir dans une lettre du lendemain. « Ils ne seront pas si fiers à Verdun » aurait par ailleurs dit le caporal Bertin au sujet des officiers venus restaurer l’ordre dans les rangs après les premiers coups de feu dans la nuit du 26 au 27 mai.

A la veille d’une montée en ligne, de tels actes d’indiscipline, qualifiés suivant les sources de « révolte » (Guichard) ou de « mutinerie » (Hénaff), ne peuvent être tolérés par le commandement. Le 30 mai, six soldats sont arrêtés et conduits à Sainte-Menehould pour être traduits devant le conseil de guerre de la 21e DI. Les protestations ne cessent pas pour autant.

Deux exécutions dès le 1er juin

Les JMO du 64e RI, de la 41e BI ou de la 21e DI restent particulièrement laconiques sur ce qui se passe au cantonnement de Sivry, dans le sud de l’Argonne, pendant les quelques jours qui suivent. Guichard est plus précis. « Les journées passées à Sivry voient le mécontentement grandir et un mouvement de révolte se dessiner » explique-t-il8. « Le 29 mai, les murmures augmentent : dans les compagnies, les cris de Vive la paix ! se font entendre, même au moment où passent les officiers ». Des concerts, la présence des généraux commandant la division et la brigade, le remplacement du 137e RI par le 51e RAC dans les cantonnements de Sivry semblent contribuer à ramener le calme le 30.

Un concert en avril 1916. BDIC: VAL 275/048.

Mais le 31, alors que le 64e RI quitte Sivry pour Sénart, de nouveaux coups de feu sont tirés pendant la marche. « Deux soldats du 1er bataillon […] sont pris sur le fait ». Le caporal Emile Le Pahun et le soldat André Schlosser, de la 3e compagnie, sont jugés le soir même, et « fusillés le lendemain auprès de leur tombe » écrit Guichard. La procédure a été pour le moins expéditive : les archives ne conservent d’ailleurs pas la moindre trace d’une procédure en bonne et due forme les concernant, au contraire des six autres prévenus, jugés eux pour les faits survenus dans la nuit du 26 au 27. Le Pahun et Schlosser ont, en quelque sorte, agi à contretemps ; un contretemps qui leur est fatal.

La procédure contre les six « meneurs » : une procédure banale pour un cadre exceptionnel

S’il n’y a donc pas de procédure pour Le Pahun et Schlosser, il en va autrement pour leurs camarades arrêtés le 30, Bernard, Bertin, Hénaff, Juin, Picaud et Trique. Certes, la procédure est pour le moins rapide, ni plus ni moins cependant que la moyenne des procédures de ce genre en 1915-1916. L’enquête est menée selon les règles du temps, et repose sur l’audition des accusés et d’un certain nombre de témoins dès le 1er juin semble-t-il, sur des confrontations, avant que le conseil de guerre, réuni le 4 juin, ne réentende chacun des protagonistes. Dans ce cas particulier, notons cependant que la plupart des témoins ne sont plus à Sainte-Menehould le 4, la division ayant quitté le secteur pour prendre la route de Verdun. C’est donc sur leurs dépositions que va s’appuyer le conseil de guerre… autrement dit les mêmes pièces que celles par lesquelles l’historien peut aujourd’hui lui aussi chercher à comprendre les événements de la fin du mois de mai 1916.

Cette absence des témoins potentiels, à charge ou à décharge, donne à la procédure un caractère un peu exceptionnel, bien moins exceptionnel cependant que les événements des 31 mai et 1er juin. Il apparait en revanche, à la lecture des pièces, que la procédure est en tous points comparable à de nombreuses autres affaires du même genre. Un point est important ici : la réputation des soldats visés par l’enquête. C’est parce qu’ils sont notés comme étant de « mauvais soldats » qu’ils semblent s’attirer les foudres de leur hiérarchie, sans trouver personne pour prendre leur défense. Deux des six accusés ont en effet un casier judiciaire, ainsi que le note le commissaire-rapporteur près le conseil de guerre de la 21e DI dans son rapport au ministre de la Guerre en date du 6 juin 1916. Hénaff, le Finistérien, a déjà été condamné trois fois avant-guerre. Quant à Bernard, il est passé par les « bat. d’Af. » avant la guerre, et a été condamné par le conseil de guerre de la 21e DI quelques jours à peine après son arrivée à la division, début 1916. Tous sont décrits non seulement comme de « mauvais sujets », mais aussi comme « fais[a]nt bande à part », se retrouvant fréquemment alors même qu’ils appartiennent à des sections voire des compagnies différentes, ce qui ne vient qu’ajouter au sentiment que les incidents du 26-27 mai ne sont pas dus au hasard, mais ont été préparés.  

Supposés « mauvais soldats », la plupart sont par ailleurs mal intégrés dans leur compagnie semble-t-il – un reproche qui revient fréquemment dans les procédures, et pas seulement dans le cas présent. Ceci s’explique pour une part par le fait que la plupart sont arrivés assez récemment au 64e RI. C’est le cas de Bernard, l’ancien des « bat. d’Af. », nous l’avons vu. Mais Juin déclare être « revenu à la compagnie il y a un mois » seulement. L’adjudant Chauvin, chef de section au 3e bataillon du 64e RI, insiste dans sa déposition sur le fait que « sauf Trique qui est depuis longtemps dans [sa] section, les autres venaient du 65e ou du bataillon de marche », que de ce fait il ne les connaissait « que depuis peu de temps ». Et même Trique, s’il est bien « au front depuis le début de la guerre », il a cependant servi initialement pendant sept mois au 264e RI, le régiment de réserve du 64e. Dans l’ordre du régiment n° 156, le chef de corps du 64e RI évoque d’ailleurs explicitement « des éléments gangrénés, dangereux pour la discipline et le bon ordre, venus généralement d’autres corps, avec un passé chargé de fautes graves ». Ce sont ces éléments extérieurs qui auraient « essayé d’apporter des ferment d’indiscipline et peut-être de rébellion dans les rangs du 64e » ; et c’est « pour que la suspicion ne s’égare pas sur les honnêtes gens », les « braves et bons soldats, ayant donné ou étant prêts à donner des preuves de leur courage et de leur dévouement » qu’il est, selon l’officier supérieur, « nécessaire de démasquer les fauteurs de désordre et les meneurs de la bande »9.

L’on n’a guère de détail sur le déroulement de la séance du conseil de guerre : rien de surprenant à cela en fait ; rares sont les procédures pour lesquelles quelques précisions ont pu filtrer. Tout juste connait-on le verdict : quatre des accusés sont condamnés à mort. Parmi eux, figure le caporal Bertin, dont on dit qu’il « s’est bien conduit au début de la campagne » mais se serait « laissé gagner par de fâcheuses influences » : son grade de caporal, signe de sa bonne conduite au début de la guerre, joue visiblement contre lui dans le cas présent. Les soldats Picaud et Trique échappent à cette sentence de mort et sont condamnés à 10 ans de travaux forcés. Le second, agriculteur à Pannecé (Loire-Inférieure), se défend en déclarant : « je suis cultivateur, ce sont des ouvriers » ; « cela ne peut aller ensemble » conclut-il, révélant implicitement les micro-fractures pouvant parcourir la société en réduction qu’est un régiment au front.

Si Picaud et Trique ne sont donc pas condamnés à mort, notons que, dans l’affaire du 31 mai, un autre soldat avait échappé au peloton d’exécution : le soldat Alfred Cherhal, qui est après-coup venu se constituer prisonnier de lui-même, est considéré cependant comme « ayant d’assez bons antécédents et étant un soldat discipliné ». De ce fait, il « n’a pas été écroué avec les autres », ne paraissant « pas faire partie de cette bande ». Le fait d’avoir tiré « sans se rendre compte de ce qu’il faisait » est porté à son crédit10. L’argument n’aurait pas valu pour les « mauvais sujets » jugés par le conseil de guerre.

Le 5 juin  1916 à l’aube…

L’on n’a que peu d’informations sur l’exécution qui a lieu le 5 juin à l’aube : d’autres dossiers sont de ce pont de vue plus riches, conservant notamment les PV établis par les médecins devant assister à l’exécution. Dans le cas présent,  si le procès-verbal global a bien été conservé, le document, stéréotypé, dit peu de chose en fait. L’on sait seulement que le caporal Joseph Bertin, domestique de ferme de Nozay (Loire-Inférieure), les soldats Guillaume Bernard de Pleyben (Finistère), ouvrier riveur à Brest, François Hénaff de Kerfeunteun (Finistère) et Armand Juin de Montoir (Loire-Inférieure), tous deux charpentiers, sont passés par les armes « en réparation du crime de Révolte sous les armes en réunion » à Sainte-Menehould, à 800 m au nord du quartier Valmy, à 6h30 ce 5 juin.

Remise de décoration dans la cour du quartier Valmy, en juillet 1915. BDIC: VAL 107.

Un ordre du chef d’état-major du 10e corps d’armée – celui de Rennes –, présent dans le secteur de l’Argonne en ce mois de juin 1916, indique que les quatre pelotons d’exécution seront fournis par les 136e, 2e, 25e et 47e RI, les quatre régiments de la 20e DI (Saint-Servan). Doivent par ailleurs assister à cette exécution un bataillon du 136e (Saint-Lô), deux compagnies du 25e(Cherbourg), un bataillon du 2e (Granville), un autre du 47e (Saint-Malo), enfin un bataillon du 41e et du 241e RI, deux régiments rennais appartenant à la 131e DI. Seul « un détachement du 64e » est présent : l’exemplarité de la peine, évidente dans l’affaire du 1er juin, l’est beaucoup moins ici. Pour le moins, elle ne vise pas à frapper les esprits des soldats du 64e qui ont pu assister aux événements de la fin du mois de mai.

Au-delà du seul cas de ces soldats du 64e RI, où six exécutions ont donc lieu en l’espace d’une semaine – soit les 3/4 de celles concernant les régiments mobilisés en Loire-Inférieure, une seule autre concernant un soldat du 64e au cours de la guerre Jules Allard, passé par les armes en février 1917 –, cette affaire nous paraît emblématique de cette question des fusillés de la Grande Guerre. Elle illustre en effet la nécessité de sortir des débats – assez stériles car, au final, bien peu historiques – sur la question de la réhabilitation, qu’elle soit individuelle ou collective11. Il convient par exemple d’en revenir – ou d’en rester… – à la mise en contexte de ces affaires, y compris les plus banales, en dépassant donc les seuls cas les plus médiatiques : l’on pense, en ce qui concerne la Bretagne, au caporal Lechat, l’un des aux caporaux de Souain, ou à François Laurent, de Mellionnec12.

L’approche micro-analytique – pour ne pas dire micro-historique –, à l’échelle de l’affaire, du régiment, de la division éventuellement, apparaît bien plus féconde pour comprendre les logiques à l’œuvre, tant du côté de fusillés aux profils très divers – du serial killer à la forte tête, de l’alcoolique tuant un camarade un soir de beuverie au mutin assumé – que de l’institution militaire qui ne saurait, elle non plus, être étudiée comme un tout. Le fait que l’on compte 11 exécutions au sein de la 21e DI, celle du 64e RI, pour quatre seulement à la 22e, l’autre division du 11e corps d’armée, l’indique implicitement, de même que les différences entre les 64e et 65e RI : il n’y a pas une seule exécution au sein du régiment nantais au cours de la Grande Guerre. Et l’on retrouverait d’ailleurs le même décalage entre la 20e DI (Saint-Servan), où 15 soldats sont exécutés entre 1914 et 1918 – des Normands pour l’essentiel –, et la 19e DI (Rennes), où l’on ne dénombre « que » cinq exécutions13.

Malgré la multiplication des publications sur ce sujet14, il reste donc sans doute beaucoup à faire encore.

Yann LAGADEC

 

 

 

1 SHD-DAT : 11 J 913/1, dossier Hénaff. Sans mention contraire, les citations de cet article sont issues de la même liasse.

2 SHD-DAT : 26 N 657/3, JMO du 64e RI.

3 Sur ce point, voir le très riche ouvrage de THIEVIN, Joël, Ancenis, ville de garnison. De la grandeur à la mémoire du 64e régiment d’infanterie (1881-1924), Ancenis, Souvenir français cantonal d’Ancenis, 2008, p. 55-59.

4 Ibid., p. 55.

5 LAGADEC, Yann, « Les fusillés de la Grande Guerre originaires des Côtes-du-Nord (1914-1918) », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 2016, à paraître et MATHIEU, Frédéric, 14-, 14-18. Les fusillés, Malakoff, éditions Sébirot, p. 840-841

6 THIEVIN, Joël, Ancenis, ville de garnison…, op. cit., p. 55.

7 GUERIN, Christophe et LAGADEC, Yann, 1916. Deux régiments bretons à Verdun, Rennes, SAHIV/Amicale des anciens du 41e RI, 2016, p. 45.

8 THIEVIN, Joël, Ancenis, ville de garnison…, op. cit., p. 56.

9 THIEVIN, Joël, Ancenis, ville de garnison..., op. cit., p. 59.

10 Les JMO de la 411 BI parle d’un « soldat Reishback, mauvais esprit qui avait fait circuler de faux bruits » et « se constitue prisonnier » ce même 1er juin 1916.

11 Voir, de ce point de vue, les conclusions du rapport rédigé par la mission présidée par Antoine Prost.

12 Sur ce point, voir LAGADEC, Yann, « Les fusillés de la Grande Guerre originaires des Côtes-du-Nord… », art. cit. L’on pourra aussi consulter, sur les fusillés bretons RICHARD, René, « Les soldats français fusillés pendant la Grande Guerre peuvent-ils être confondus dans un même groupe ? Cas de soldats des Côtes-du-Nord exécutés pendant la guerre », Bretagne 14-18. Bulletin de liaison et d’information, 2010, n° 55, p. 9-14 ; Yann Lagadec, Yann et LLOSA, Marie, « Ce militaire n’est pas mort à l’ennemi… Les fusillés pour l’exemple d’Ille-et-Vilaine », dans JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, SAHIV/ADIV, 2014, p. 318-351 ; LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, « Les fusillés pour l’exemple : une mémoire collective… et sélective », dans JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine…, op. cit., p. 324-325.

13 A l’échelle de l’armée française d’ailleurs, 70 % des fusillés de septembre 1914 – l’un des plus « meurtriers » – le sont dans seulement deux corps d’armée sur la trentaine qui existent alors ; SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, « Enoncer, menacer, montrer : retour sur les exécutions pour l’exemple dans les pratiques du commandement de l’Armée française de 14-18 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2013, n° 252, p. 51.

14 Retenons, par ordre chronologique, PEDRONCINI, Guy, Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967 ; SUARD, Vincent, « La justice militaire et la peine de mort au début de la Première Guerre mondiale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1994-1, p. 136-153 ; OFFENSTADT, Nicolas, « Construction d’une grande cause : la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1997-1, p. 68-85 et Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, O. Jacob, 1999 ; général André Bach, Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Paris, Tallandier, 2003 et Justice militaire, 1915-1916, Paris, Vendémiaire, 2013 ; LOEZ, André 14-18, les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010 ; LE NAOUR, Jean-Yves, Fusillés, Paris, Larousse, 2010 ; SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, « Enoncer, menacer, montrer… », art. cit. ; MATHIEU, Frédéric, 14-18. Les fusillés…, op. cit.