Aïdat est ce qu’on appelle une guerrière. De celles qui déjouent tous les pronostics en bataillant dur, de celles aussi qui font mentir les préjugés féroces, réussissant à sortir la tête hors de l’eau grâce à leur abnégation et quelques anges gardiens aussi. La jeune femme est née aux Comores en 1997, arrivée en France à l’âge de 9 ans. Avec ses parents et ses deux grandes soeurs, elle débarque à Reims et ne connaît absolument pas un mot de français. « Un handicap qui m’a poursuivie toute ma scolarité », explique-t-elle. La famille élit domicile dans le quartier Maison Blanche. Après l’école primaire, direction la 6ème comme tous ses camarades. Après trois mois en classe générale, « une erreur » selon le collège en centre-ville au vu de son niveau de français, la jeune femme est alors scolarisée en classe SEGPA au collège Joliot-Curie dans le quartier Croix-Rouge. Là commencent quatre années difficiles.

Je ne dis jamais que je suis passée par la SEGPA car j’ai cette peur d’être jugée, peur qu’on me traite d’handicapé, de mongole comme je l’ai si souvent entendu

Le quotidien est fait d’insultes, de moqueries, celles malheureusement classiques des collégiens envers les élèves de SEGPA. « Les ‘Vous n’arriverez à rien, vous êtes des gogoles’, on entendait ça régulièrement, c’était devenu banal ». Et puis, il y a la famille proche, l’entourage. Le père d’Aïdat ne comprend pas le système de SEGPA. Et quand il comprend, il refuse d’accepter qu’Aïdat ne soit pas comme les autres, « lui qui rêvait de voir sa fille devenir médecin plus tard », précise Aïdat, émue, qui raconte son histoire pour la première foisLe sujet devient tabou à la maison. « Au point que les cousins, cousines, tantes, oncles pensaient que j’étais en général. Je disais même que j’allais passer le brevet à la fin de la 3ème alors que ce n’était pas vrai. C’était très pesant ». Aïdat cache alors ce parcours scolaire. « J’étais très complexée, j’avais honte, même encore maintenant, j’ai du mal à en parler. Je ne dis jamais que je suis passée par la SEGPA car j’ai cette peur d’être jugée, peur qu’on me traite d’handicapé, de mongole comme je l’ai si souvent entendu ». 

Un jour, Aïdat est en 4ème, avec ses camarades, il se retrouvent dans la cour de récréation après le sport. Des élèves de général les croisent et demandent, moqueurs : « ‘Alors, 2X2, ça fait combien? 2X2 ça fait combien ?’. Ils insistaient, répétaient cela pendant plusieurs minutes, en se foutant de nous. Une de mes copines s’est mise à pleurer. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je suis montée sur le banc, furax, et j’ai crié ‘Vous allez voir. Je vous promets que je vous montrerai qu’en sortant de SEGPA on peut faire des choses et même des grandes choses, qu’on n’est pas des mongoles’ ! »

Abnégation et complexe d’infériorité

Aïdat s’ennuie vite dans sa classe. Elle comprend plus vite. Arrive la 3ème, le moment de décider de l’orientation. « Je ne voulais pas faire de CAP. De plus, ceux que Reims proposait ne correspondaient pas à ce que je voulais faire. Je voulais passer directement en bac pro métiers de la mode parce que mon rêve c’était le stylisme, la création. Je sentais que j’en étais capable mais j’entendais dire que c’est impossible de ne pas passer par la case CAP ». Or, Aïdat en est persuadée : elle a les capacités d’aller en bac pro directement. La conseillère d’orientation l’écoute attentivement et propose à ses professeurs de lui faire passer des tests. Aïdat bosse « comme une dingue » pendant une semaine, fait de cet objectif  « une obsession ». Le travail paye, les résultats sont bons, Aïdat peut passer directement en bac pro. « C’était une exception ! Je mesurais la chance que j’avais ! Mais en même temps, j’avais l’impression de prendre la place de quelqu’un d’autre, l’impression de ne pas le mériter ». Ce complexe d’infériorité qu’elle trimballe avec elle comme un boulet.

Arrivée en bac pro au lycée Europe de Reims, Aïdat a des difficultés à suivre. « J’avais l’impression de tout apprendre, voire réapprendre. Il y avait des notions que je découvrais, que je n’avais jamais vues ». Comme avant, elle cache son parcours scolaire. Personne ne sait d’où elle vient, ni les élèves les enseignants. Un jour, un professeur qui a appris qu’Aïdat venait de SEGPA, dit à d’autres élèves : « Mais qu’est ce qu’elle fout là ? » Audrey Groud et Céline Duthie, ses deux enseignantes de collège, sont rappelées à la rescousse : elles l’accompagnent, l’aident lorsqu’Aïdat a des coups de mou ou des difficultés à suivre. 

À gauche, Adeline Pierrat, enseignante d’Aïdat. Au centre, une de ses créations qui lui a permis d’arriver 3ème au concours Designer Week de Mac Arthur Glen.

Mais pendant trois ans, elle ne lâche rien, comme toujours. « J’ai travaillé, travaillé et surtout je me disais qu’il fallait à tout prix que je sois au-dessus de 10 tout le temps ». Car Aïda vise déjà le BTS, l’étape d’après, deux ans d’études autour des métiers de la mode à Troyes malgré une petite musique qui ne peut s’empêcher de lui murmurer qu’elle ne pourra pas y entrer, qu’elle n’a pas le niveau. Surtout, les places sont chères. Sur les 30 élèves de la promotion précédant la sienne, seuls trois ont été acceptés. Mais voilà, Aïdat a le travail pour elle et la petite étoile au-dessus : elle est acceptée en BTS au lycée Edouard-Herriot et rejoindra Troyes en 2016 pour poursuivre sa formation de mode. « Je n’y croyais pas ! Quand j’ai appris ça, ça a été la joie ».

Il n’y a qu’Aïdat pour être capable de faire des nuits entières à travailler. J’ai très vite décelé en elle un potentiel que j’ai rarement vu. Je ne me suis pas trompée

On ne change pas une équipe qui gagne. Aïdat continue à cacher son parcours scolaire. Une seule est dans la confidence, une adulte encore, la peur d’être jugée par ses pairs sans doute. « Adeline Pierrat, mon enseignante en couture, a de suite cru en moi. Elle m’apprend énormément, la rigueur et la minutie notamment. Nous sommes devenues très proches ». Au point de passer des soirées ensemble à terminer des projets de création et à se lancer des défis de concours.

Pendant que les autres rentrent chez eux ou vont souffler, Aïdat, elle, reste en atelier jusque tard après les cours, s’exerce au croquis, s’inspire de ses créateurs préférés comme Guo Pei, Olivier Roisteing ou Alexander McQueen. « Aïdat a de superbes idées. Il n’y a qu’elle pour être capable de faire des nuits entières à travailler. J’ai très vite décelé en elle un potentiel que j’ai rarement vu. Je ne me suis pas trompée ! », témoigne Adeline Pierrat.

Cette passion, elle la tient de son père, étancheur dans la vie professionnelle aujourd’hui retraité mais couturier à la maison. « Il cousait tous ses vêtements lui-même : pantalons, chemises, vestes. De toute sa vie, il n’a quasiment jamais acheté de vêtements. Ca me fascinait et en même temps, je me disais que je voulais faire autrement : il cousait les mêmes tissus, les mêmes formes, je trouvais ça ringard ! Je voulais faire le même métier mais avec des couleurs et en mélangeant les styles ! »

Concours, robe de Miss et lancement de la marque « Aïdat »

Aïdat ne manque pas une occasion pour créer et montrer de quoi elle est capable. Comme dans le concours Designer Week organisé par le géant américain des magasins d’usine, Mac Arthur Glen, où elle arrive 3ème en 2017 parmi 250 candidats. Cette année, elle en remporte le prix spécial. Elle multiplie également les stages comme à la maison de haute-couture « On aura tout vu » où elle y apprend des techniques qu’elle applique sur ses propres robes.

Nedjma Saindou portant la robe spécialement créée par Aïdat Said Hassani pour le concours Miss Afrique Europe International d’avril 2017. La robe d’Aïdat fait sensation et permet à Ndejma de l’emporter

Un cousin à elle découvre un jour ses créations. « Il trouvait ça super et m’a conseillée de créer ma propre marque ». Aïdat se lance, créé « Aïdat » et utilise Instagram pour montrer ses créations. Ses mannequins sont des camarades du lycée. Elle spécialise sa ligne de vêtements dans les robes de soirée et de mariée. « Je mélange les styles : tissus traditionnels comoriens, formes géométriques et styles occidentaux ». Il y a un an, elle voit passer sur Snapchat une annonce. Miss France Comores cherche une styliste pour créer sa robe pour le concours de Miss Afrique International Europe. « Mon entourage me conseillait de lui proposer mes services. Le problème c’est que je n’avais aucun book à lui proposer ! Je l’ai contactée et lui ai dit de me faire confiance ! Ca a marché ! » En une semaine, Aïdat créé une robe en tissu rouge traditionnel comorien avec des rappels des régions de son pays natal. Ndejma Saindou remporte le concours et la robe créée par Aïdat fait sensation. Au point que plusieurs personnes prennent contact avec elle pour commander des tenues. Parmi eux, le chanteur français d’origine comorienne, Says’z, qui lui demande que Ndejma Saindou apparaisse dans son clip, vêtue de sa création. Résultat : 2,2 millions de vues sur Youtube et une exposition inespérée pour Aïdat.

« Cette fille m’épate ! Elle vit désormais seule, elle s’auto-gère, je ne suis pas sûre qu’à son âge j’aurais pu faire tout ce qu’elle est capable de faire !, s’enthousiasme son enseignante de collège Audrey Groud qui continue à la suivre cinq ans après. On avait tout de suite décelé chez elle un très grand esprit créatif. Je me souviens encore de ce défilé de mode qu’elle avait organisé en 3ème. C’était bluffant. J’en avais les larmes aux yeux. Sans aucune formation de stylisme à cette époque, elle avait réussi quelque chose d’incroyable. Tout ce qui lui arrive aujourd’hui ne m’étonne pas ! »

Une des créations d’Aïdat Said Hassani qu’elle met en avant sur son compte Instagram

Désormais, Aïdat se concentre sur son diplôme de BTS : impossible pour elle de gérer les commandes avec cette échéance si importante. Elle se consacrera pleinement, dès la rentrée prochaine, à sa ligne de vêtements. « Être passée par la SEGPA c’est à la fois une douleur et une chance. Une douleur parce que le regard des autres, la honte, le sentiment d’infériorité et en même temps une chance d’avoir été soutenue par des enseignants formidables, qui nous ont toujours poussés à aller plus loin, qui nous ont toujours motivés, des sortes de coachs personnels, des anges gardiens. Finalement, cétait mon destin ! Je devais passer par là pour arriver là où je suis. Cela m’a donné la force de me dépasser et de prouver aux gens que malgré le fait que je sois passée par les SEGPA, je pouvais y arriver ».

Nassira EL MOADDEM

Articles liés