Clément Méric : Connaît-on un jour ses enfants ?

Le fils des Méric est mort, assassiné par un néonazi. Celui des Bernanos est allé en prison, condamné pour l’incendie d’une voiture de police. CLAUDE ASKOLOVITCH a rencontré ces familles que le destin de leurs enfants a bouleversées puis rapprochées.
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Clément Méric, tué le 5 juin 2013Leo Ks/Collectif Oeil

(La première version de ce texte a été publiée dans Vanity Fair numéro 57, en avril 2018. Nous l’avons repris et mis à jour pour le remettre en ligne, cinq ans après la mort de Clément Meric, étudiant et antifa, tué par un skinhead d’extrême droite le 5 juin 2013 à Paris)

On nous raconte que nos enfants nous seront fidèles et nous poursuivront. Parfois, les adultes n’ont pas d’autre choix que prolonger leurs enfants et mener leurs combats en leur absence. Agnès Méric m’a confié ceci : quand avec ses amis, défenseurs des sans-papiers dans le Gers, elle procure des papiers à un de ces migrants dont la France ne veut guère, elle dédie cette victoire à Clément qui est son fils et qu’un skinhead néo-nazi a tué, le 5 juin 2013 à Paris. Je lui avais demandé si elle parlait à son enfant, cinq ans après, et si c’était pour lui qu’elle militait désormais. Sa voix s’est perdue un instant, puis elle s’est reprise ; elle ne voulait pas me complaire en anecdotes. Agnès m’a parlé alors d’une amie italienne dont le fils s’appelait Carlo Giuliani : un carabinier italien l’a exécuté, à bout portant, dans des émeutes altermondialistes à Gênes, le 20 juillet 2001. Carlo, comme Clément voulait radicalement changer le monde, et comme Clément en est mort. « Haidi Giuliani a dit qu’elle se battait pour les idéaux de son fils, et que seul le combat méritait que l’on parle, et la tristesse et le deuil ne relevaient que de l’intime », m’a dit Agnès. J’ai décidé de l’admettre. Ce qui suit est donc une histoire politique. Elle n’en est que plus humaine.

J’ai rencontré Agnès et Paul-Henri Méric dans leur maison près d’Auch, où les réclames nous invitent au foie gras. Dans une rémission de l’hiver, nous étions quatre adultes à déjeuner, renversant du vin et savourant du canard que n’aurait pas goûté Clément qui était vegan. Il y avait les Méric dont le fils Clément est mort, et aussi Geneviève Bernanos dont le fils Antonin était alors en prison, condamné à l’automne 2017 à trois ans fermes pour une agression de policiers au printemps 2016. Nous parlions politique. Agnès et Geneviève préparaient des textes, un « appel européen de mères de victimes du fascisme et de la répression ». Elles avaient prévu de le lancer à la fin du mois de mai. Je leur disais que leur texte était sec, un véritable tract, et qu’on ne ressentait pas leur humanité. C’était dit en souriant. Elles en convenaient mais justement, il ne s’agissait pas de faire du style, mais d’être simplement politique. Agnès, Paul-Henri et Geneviève m’invitaient à leur amitié de parents éprouvés, et me demandaient de la comprendre. Je l’acceptais.

De plus loin, on aurait pu s’étonner de trouver ensemble la maman d’un supposé coupable et les parents d’une victime absolue. Le fils de Geneviève, Antonin Bernanos, pour la justice, avait initié l’incendie d’une voiture de police, et cette image avait tétanisé le pays. Il était l’incarnation de la nouvelle menace, les radicaux masqués, les casseurs ennemis de l’État et de ses défenseurs. Clément, à sa mort, il y a cinq ans, avait été pleuré jusqu’au sommet de la République. Il avait ranimé un vieux réflexe de nos démocraties, et réveillé nos slogans sur le fascisme qui ne passera pas. On s’effarait alors de voir que le fascisme – un nazillon de 20 ans nommé Esteban Morillo – pouvait encore tuer un étudiant rieur. C’était en 2013, un autre monde, quand la gauche gouvernait et croyait exister dans un deuil. Antonin l’ennemi et Clément le martyr ? Foutaises bourgeoises que ces distinctions.

Clément et Antonin étaient amis et frères dans la vie, dans un groupe militant, l’Action antifasciste Paris-Banlieue, l’AFA, en pointe dans les contestations radicales. Clément et Antonin étaient des « antifas », comme on appelle la pointe avancée des jeunesses du refus. Leurs destins s’entremêlent jusqu’au vertige. Clément dans le coma fut veillé par Antonin. Clément vivant aurait pu devenir Antonin. Antonin par malchance aurait pu être Clément. Leurs parents auraient échangé leur malheur. Ils ne s’en seraient pas moins retrouvés ; des intellectuels sans méfiance ayant appris d’autres colères, par les destins de leurs enfants.

Le 6 juin 2003, Agnès et Paul-Henri Méric arrivent à Paris, éprouvant la catastrophe. On les a appelé la veille pour leur dire que Clément est en état de mort cérébrale, qu’il y a eu une bagarre l’après-midi, et qu’il n’en reviendra pas. Ils ont parlé à un médecin et à des jeunes gens effondrés : les amis de Clément,qui se demandent ce que penseront d’eux ces parents frappés. Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, a appelé les Méric; il leur propose de passer place Beauvau. Ils déclinent. Ils veulent aller aux hommages qui seront rendus à leur fils, là où il est tombé, derrière la Gare Saint Lazare, puis place Saint-Michel. Ils étreignent les militants qui les attendent, et embrassent l’amoureuse de Clément. Le premier geste détermine la suite. Ils sont de leur fils et ils sont à lui, et à ceux qui avaient peuplé sa vie. Les antifas vont leur raconter à quel point Clément a été heureux, ces quelques mois où ils l’ont connu.

Clément Méric

Leo Ks/Collectif Oeil

La famille Méric a quitté Brest à la fin de l’été 2012. Les parents, enseignants de droit à l’université, prennent leur retraite dans le Gers. Clément s’installe à Paris, étudiant à Science po, et reprend le cours de ses vies engagées. « Je vais bien, je milite », dit-il à ses parents. Il habite sous la butte Montmartre, faute d’avoir trouvé un studio près du Père-Lachaise, pour être au plus près du mur des Fédérés, lieu ultime du martyre des communards de 1871. Il travaille dans un fast-food. Il veut tendrement leur rembourser le prix de son éducation. « Tu estimes à combien les biberons », plaisante Agnès. Il a 18 ans. Clément était, à Brest, d’un bar autogéré et anticapitaliste, le Triskel. Préparant le bac, il mixait pour les anars et les SDF de la place Guérin. Paul-Henri faisait mine d’en prendre ombrage; son fils lui avait offert le luxe de cette inquiétude banale. Il le savait heureux. Du Triskel de Brest, Clément est passé à un autre bar, le Saint Sauveur à Ménilmontant, QG des jeunes radicaux. Il a vite été coopté à l’AFA. Il discute et argumente, ses copains s’en souviendront. Il est amoureux. Il viendra voir ses parents avec elle cet été. Ils le savent heureux.

Pense-t-on que son enfant peut mourir s’il est au loin ? Clément a déjà tutoyé le danger. Il s’est sorti d’une leucémie. Il a été frappé par un skinhead, à Brest. Le 1er mai 2013, il subit une charge de hooligans venus du Parc des Princes chasser l’antifa. C’est – que savent les parents ? – le lot des jeunes radicaux. L’AFA est peuplé de prolétaires, de jeunes intellectuels, de révoltés, de supporters de football que les ultras de la tribune Boulogne ont chassé jadis, et qui ne cèdent plus le terrain. Le 5 juin 2013, croisant des skinheads dans une vente privée près de Saint-Lazare, Clément ne fuit pas. Il a envoyé un message à un ami – « tu as bien fait de ne pas venir, il y a plein de gros nazis » –quelques instants avant de tomber. Et puis rien, ou la vie après lui.

Les lendemains de sa mort, Paul-Henri et Agnès suivent les traces de Clément. Ils logent dans son studio, rue de Dunkerque, où il écoutait du punk et du reggae. Ils rencontrent ses voisins. Ils prennent leurs quartiers au Saint-Sauveur. Les antifas, ces écorchés vifs, sont avec eux d’une tendresse infinie. L’été venu, ils viennent, dans le Gers, chez les Méric. On se promène. On se retient de sombrer. Les cendres de Clément ont été dispersés à Brest au vent du large, mais il reste l’écho de ce qui fut. Il lie entre eux les amis et les parents blessés. Les jeunes antifas reviendront l’été suivant dans le Gers, et le suivant, et encore. Un jour, l’amoureuse de Clément présentera son nouvel ami à Agnès et Paul-Henri. Une famille est née, émouvante, mais pas seulement cela. On n’évoque pas en vain un garçon drôle et caustique qui a traversé l’existence. Mais on parle de ce qu’il était; on parle politique. Les amis de Clément deviennent enseignants, journalistes, parfois. Ils ne renoncent à rien. Il ne s’agit pas simplement de la confrontation physiques avec « les fascistes », mais d’un refus conscient et de révoltes additionnées. On discutait, au Saint-Sauveur, on reparle, dans le Gers, du capitalisme et des sans-papiers, de l’islamophobie et de la violence de l’État, des contre-sociétés que l’on peut organiser. On discute du virilisme, cette testostérone des mouvements où le militant domine la militante, et du spécisme, cette domination de l’homme sur l’animal. Clément y tenait, qui ignorait la viande et buvait du lait de soja. On avance. Les Méric changent.

Agnès Méric m’a envoyé un long mail, le lendemain de notre discussion sur les sans-papiers. « Les jeunes camarades de notre fils sont - et Clément était avec eux - des vigiles attentifs à débusquer et dénoncer toutes les formes de discrimination et d’injustice sociales ou de violence institutionnelle. Nous avions bien entendu connaissance de ces problèmes, mais ils restaient, pour moi en tout cas, à un niveau de conscience semi-endormie, comme des phénomènes extérieurs à ma vie, qui n’en chamboulaient guère le confort. La fréquentation des camarades de Clément et notre souci de comprendre de façon plus approfondie ses engagements ont bousculé tout cela. »

Le mail est bien plus long. Il n’y a, dans ce qu’Agnès écrit, aucune concession au sentimentalisme, mais une analyse scrupuleuse d’une social-démocrate dépouillée de sa bonne conscience. Elle ne cautionne pas la violence des militants, mais elle ne pèse guère en regard de celle qu’ils subissent? Les Méric entrent dans une communauté plus vaste, d’une gauche radicale dont les enfants payent le prix de la radicalité. Par les antifas, les Méric, découvrent des destins brisés. Il y a donc eu Carlo Giuliani en 2001, abattu par un carabinier quand des manifestations contre le G7 de Gênes avaient lancé dans la rue toutes les radicalités italiennes. En 2003, David Cesare, dit Dax, militant italien tué par deux skinheads devant un bar milanais. En 2006, Renato Biagetti, assassiné par deux jeunes d’extrême droite après un concert de reggae. En 2007, Carlos Palomino, poignardé dans le métro madrilène par un militaire espagnol. En septembre 2013, Pávlos Fýssas, rappeur grec, assassiné par un militant du parti néo-nazi Aube dorée. En octobre 2014 enfin, un jeune écologiste français, Rémi Fraisse, meurt dans des affrontements autour d’un projet de barrage dans le Tarn, tué par une grenade jetée par un gendarme. Les noms s’égrènent. Ils restent des jeunes morts, des portraits un peu flous que l’on imprime sur les banderoles, et ce qu’ils inspirent.

En Espagne et en Italie, des parents s’organisent, dont les enfants meurent ou sont menacés. Ils veulent porter leurs voix et les protéger. Ils s’appellent en Italie Madri per Roma citta aperta, en Espagne Madres contra la represion… Leurs textes naissent de leurs larmes mais leurs mots ont la minéralité des idéologies.« Cher Clément, une mer de haine alimentée par les inégalités du capitalisme et incitée par des experts militants de l’extrême droite, a armé les mains de tes assassins », écrivent les madri dans une lettre que l’on trouve sur quelques sites d’ultra-gauche.Pour ces parents, le capitalisme et les gouvernements sont la continuité du fascisme. Ils citent le cinéaste Pasolini : « Pas besoin d’être forts pour faire face au fascisme dans ses forme folles et ridicules; vous devez être très fort pour faire face au fascisme vu comme normalité… »Agnès et Paul-Henri rencontrent les madri et les madres. Ce langage n’est pas le leur, mais qu’importe le style ? Agnès m’a aussi écrit ceci : « L’action antifasciste, nous l’avons découverte après la mort de Clément et avons au départ été un peu décontenancés, voire perturbés, par les codes qu’elle véhicule (tenues, look, attitudes, slogans...) dans lesquels nous ne reconnaissions pas notre fils. Au fil du temps, nous avons appris à découvrir leurs engagements par-delà ces codes qui, évidemment, ne sont pas les nôtres. » C’est à ce prix que l’on s’éveille et qu’on honore son enfant.

En mars 2013, Yves Bernanos avait prêté à son fils Antonin sa caméra de documentariste. Ca devait être important pour lui. Yves est un artiste. Il est aussi le petit-fils de Georges Bernanos, écrivain de grandes colères, qui fut monarchiste avant de rompre des lances avec les fascistes, écœuré par la guerre d’Espagne. Yves porte cette grâce et cette pesanteur : il faut être digne des refus de la famille. Comme tant d’hommes, Yves se demande aussi si ses enfants le regardent. Sa caméra avait servi à un film militant, que peu de gens ont vu. Les antifas réalisaient une fresque en l’honneur de David Cesare, Dax, leur camarade tué à Milan. Clément est dans le film, beau et pensif. Comment deviner que deux mois après, il serait un autre Dax ? « On avait une bonne vie avant », a dit un jour Antonin à un ami.

Antonin Bernanos avait été un adolescent que l’école repoussait. Il s’était inscrit au lycée autogéré de Paris (LAP), dans le XVe arrondissement pour échapper aux contraintes. Il y avait rencontré la violence politique : le hasard nous décide. Le LAP est une enclave libertaire dans un territoire hostile. Il est près d’une annexe d’Assas, grande fac de droits qui abrite, historiquement, le GUD, phalange de l’extrême droite étudiante; à peine plus loin, le bar de Serge Ayoub, parrain des skinheads nationalistes, qui éduque des jeunes gens à sa rage: parmi eux, Esteban Morillo, qui tuera Clément, juste l’année du bac d’Antonin. Les fascistes descendent terroriser le LAP. Antonin anime la résistance. Son petit frère Angel nourrit son imagination de ces combats. Ils vont mener les frères Bernanos à l’AFA. Yves l’a compris ? Il était jeune quand il a vu, devant un lycée parisien, des crânes rasés mettre à mal un jeune homme. Il avait hurlé pour alerter les passants.

Le 5 juin 2013, Antonin fait des courses quand on l’a appelle : Clément a été blessé. Il accompagne Clément jusque dans la veillée funèbre à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière. « Ils l’ont tué », dit-il à ses parents. Les Bernanos contemplent l’absolue douleur de leur fils. Antonin ne passe pas le bac ce printemps, mais à la rentrée de septembre. Il est marqué. Il retrouve l’AFA, où il est de ceux qui organisent. Clément mort, quelque chose se durcit autour des antifas. L’aura du martyre n’a pas protégé ses camarades. Elle n’a d’ailleurs pas duré.

Dès la fin juin 2013, on dit sur RTL et France 2 que Clément a provoqué la bagarre et sa mort en frappant par-derrière celui qui le tuerait. C’est faux. C’est pourtant relayé. Serge Ayoub, le maître des skinheads, parade dans les médias. Les politiques ne fustigent plus le fascisme assassin. Les antifas endeuillés sont nimbés d’une lumière de soufre. Au fil des mois, les éprouvés deviennent des réprouvés. Visés par l’extrême droite, ils sont dénigrés par les autorités, qui les retrouvent, leurs foulards sur le visage, leurs attirails de guerriers des cortèges, leurs banderoles d’un deuil de colère, « ni oubli ni pardon », dans toutes ces manifestations où l’on défie le pou-voir. Les socialistes qui communiaient dans le rejet du skinhead en souvenir de leur jeunesse, s’alarment désormais des antifas qui chantent « tout le monde déteste la police » et dénoncent ses bavures. Ils les affrontent à l’occasion, quand, avec les attentats, l’amour du flic devient le mantra national. Dans une bande dessinée réalisée pour ses enseignants de Sciences Po, Clément avait raconté sa jeunesse brestoise, et son bar, le Triskel, où s’affichait l’acronyme des militants contre les flics : « ACAB », « All cops are bastards », tous les flics sont des salauds. Que serait-il devenu, vivant, aux yeux du monde ? Antonin Bernanos est doux et enragé. Il travaille avec des enfants et entreprend des études de sociologie. Il mûrit dans l’âpreté. Que savent les parents ? Les Bernanos devinent les brutalités qui frôlent Angel et Antonin. Un vêtement abîmé, une blessure. Les enfants ne disent pas grand-chose. Ils protègent les adultes de ce qu’ils entreprennent. Antonin est fiché S. Il a été interpellé quand il a voulu manifester, après la mort de Rémi Fraisse. L’État est contre lui. All cops ?

Le 18 mai 2016 est une journée confuse. Des policiers manifestent contre « la haine des flics » vers la République dans un rassemblement où viendront aussi bien des représentants de la droite de gouvernement que Marion Maréchal-Le Pen. L’ultragauche contre-manifeste. Quai de Valmy, une voiture de policiers est coincée puis incendiée par des assaillants masqués. Le soir, Angel et Antonin Bernanos sont arrêtés, tandis que Manuel Valls, devenu premier ministre, réclame des « sanctions implacables » contre les hooligans politiques. Une semaine plus tard, le cortège d’hommage à Clément Méric tourne à l’affrontement. La préfecture a imposé aux antifas de passer par le quai de Valmy. Agnès et Paul-Henri ont dû être exfiltrés de l’hommage à leur enfants. Tout se tient.

On ne compare pas un fils mort à deux garçons arrêtés ? Geneviève et Yves Bernanos le savent. Mais au printemps 2016, ils sont saisis par la peur de perdre leurs fils et à leur tour, comme les Méric, par la radicalité. Yves retrouve la colère des Bernanos, contre un État qui met ses fils en prison. Geneviève retrouve un engagement qu’elle portait en elle, fille d’enseignants qui avaient cru à l’utopie. Je les ai rencontrés plusieurs fois, et je ressens leur parcours. Nous sommes d’une génération. Ils étaient de la gauche des pacifiques ; elle travaillant pour une mairie communiste, lui tournant des films humanistes, sur la Shoah ou un curé engagé, dans le Paris populaire. Ils sont passés de l’autre côté du miroir. L’arrestation de leurs enfants les a chassés de la zone de confort. « Je ne savais pas que l’État pouvait bafouer ses principes », dit Yves. Ils ne se posent pas la question de l’innocence des fils. Ont-ils douté, un instant ? Ont-ils pensé qu’ils avaient brûlé une voiture et violenté des policiers ? Il s’agit de sauver leurs garçons. Geneviève et Yves racontent une autre histoire, de maquis judiciaire, de magistrats hostiles et d’un pays qui voue leurs enfants, ces « bourgeois de la révolution » disent des journaux, à la prison et l’opprobre. Ils racontent des détentions provisoires si longues et la découverte que leurs enfants n’étaient accusés que par un policier anonyme, venu des services de renseignement. « Il fallait qu’Antonin et Angel soient condamnés », disent-ils. Ils accompagnent leurs enfants en admettant leurs raisons, et combattent leurs peurs. À l’automne 2017, le procès a lieu. Angel va être relaxé, Antonin condamné. Il a tenu les audiences par son jeune charisme. Il réfutait les accusations, mais il interpellait son avocat qui utilisait, pour sa défense, des photos d’autres manifestants qui lui ressemblaient, au risque de les perdre. Geneviève et Yves ont été fiers de voir Antonin faire face : les militants sont des garçons qui ne trahissent pas. Il n’y a pas eu de mandat de dépit après le verdict. Les Bernanos sont rentrés chez eux au complet après le procès. Le 5 décembre, des policiers sont venus chercher Antonin. C’était à l’aube. Ils ont défoncé la porte de l’appartement de Geneviève. « Les garçons étaient en slip, ils criaient qu’ils allaient ouvrir, mais la police avait l’ordre de casser », me dit-elle.

« Pourquoi avez-vous fait défoncer la porte de ma mère ? a demandé Antonin à la juge qui le recevait ensuite.

– C’est ce que méritent des gens comme vous. »

La prison est revenue. Yves et Geneviève et Angel se sont succédés au parloir de Fleury-Mérogis. Ce sont des routines de linge à changer et des petites ruses. Antonin s’est astreint à la musculation des prisonniers. Il lui fallait des chaussures pour le cross training. L’administration lui refusait une paire à la semelle trop épaisse. ll militait encore. On peut faire plein de choses en prison. En janvier 2018, Antonin faisait passer un texte au quotidien en ligne Lundi matin, organe des ultragauches, proche de ce groupe de Tarnac que la République avait imaginé en association de terroristes. Il décrivait minutieusement le paysage carcéral, il évoquait la situation dans les prisons et puis commentait : « Si les quartiers populaires ont été de véritables laboratoires de la répression pendant plusieurs décennies, en ciblant les populations post-coloniales, il est évident que la prison y a une place primordiale. En tant que composante qui structure depuis toujours, le prolétariat et son rapport au travail, à la ville et aux autres classes, il s’agit bien ici de s’en servir comme d’un instrument moteur qui génère de la répression. »

Clément Méric

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Doux et en colère, Antonin est aussi structuré. Il devient une référence dans les milieux militants. D’autres prisonniers écrivent après lui. Le voilà un idéologue en devenir ? Avant 2016, Geneviève ne savait même pas qu’il était un bon étudiant. « Ce sont ses profs, venus le soutenir, qui m’ont dit qu’il était brillant. » Connaît-on ses enfants ? On les suit. Elle est à la fois fière et inquiète quand son fils se met en avant. Elle espère, pour lui, une remise en liberté conditionnelle. Peut-il impunément défier l’autorité? Son texte publié dans Lundi matin a attiré sur Antonin l’attention et des ennuis. Sur son blog, sur le site de Mediapart, Geneviève reprend l’article qui dénonce la répression dont son fils est victime. Elle est, par lui, par elle désormais, engagée.

Peu de temps avant son arrestation, Antonin avait dit ceci à Geneviève : « Tu devrais appeler les Méric. Je crois que vous avez des choses à vous dire. » Elle se souvenait de la mort de Clément. Elle ne savait pas la suite; elle ignorait qu’Antonin avait accompagné Agnès et Paul-Henri avec ses camarades; elle ignorait qu’à l’été 2017, libre quelques mois avant son procès, il était passé chez eux, dans le Gers, et que c’était beau là-bas. Geneviève et les Méric avaient des choses à se dire et à construire. Ils se parlent alors, s’apprennent et se retrouvent. C’est alors que je les ai rencontrés, forcément militants, par conviction et fidélité.

L’hiver dernier et au début du printemps, ils s’échangeaient des textes et construisaient. Ils étaient les parents. Peut-être un jour, les parents de Rémi Fraisse voudraient-ils les rejoindre ? Eux aussi, ils le savaient, avaient connu la solitude face à l’État ? Les Méric attendaient sans impatience le procès des agresseurs de leur fils. Ils savaient que les audiences seraient une violence et une nouvelle séparation. Ils redoutaient qu’on ne rende pas, dans le prétoire, sa vérité à leur fils. Les Bernanos espéraient la sortie d’Antonin. Ils redoutaient que l’État n’abandonne pas sa vengeance et que leur fils ne retrouvent jamais le calme. Un soir de mars, Angel s’était fait arrêter par la police en se rendant dans la famille d’un de ses amis qui venait de mourir. Les agents n’avaient pas voulu croire qu’il était libre d’aller à sa guise, lui, le jeune Bernanos, l’ennemi de la police. Ils l’avaient gardé quelques heures, avant qu’un avocat ne leur renvoie la copie du jugement attestant de sa relaxe. La colère était là, il fallait l’apaiser. À notre première rencontre, Geneviève m’avait fait part d’une peur irrationnelle : qu’un jour, par malchance, dans leurs justes guerres, ses enfants, mettent à mal un de leurs ennemis. Cela n’entamait rien ? Yves m’avait raconté un joli moment entre Antonin et lui, l’automne précédent. Il avait installé son fils, face caméra, et Antonin avait dit sa vérité. Il avait envie de finir ce film quand son fils reviendrait. Geneviève avait fait lire aux garçons « La France contre les robots ». C’était, du grand-père Bernanos, une charge, en 1947, contre la société industrielle, à laquelle pouvaient souscrire ses descendants radicaux. « L’État Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : “l’homme qui ne fait pas comme tout le monde” – ou encore : “l’homme qui a du temps à perdre” – ou plus simplement si vous voulez : “l’homme qui croit à autre chose qu’à la technique” ». On suit ses enfants, et en même temps, on les espère, et on espère qu’ils nous entendent.

J’ai fini mon article vers la fin du mois de mars. Nous l’avons, au journal, envoyé à l’impression. Quelques temps après, Geneviève m’envoyait un court message. La justice acceptait de libérer Antonin. Il est sorti le 9 avril au matin. Il était donc libre quand, dans mes mots publiés à la fin du mois, je le racontais encore en prison. Ce sont les aléas des bouclages. Celui-là était heureux. J’ai su qu’à l’AFA, l’article avait été mal reçu. Trop de personnalisation, pour évoquer un combat collectif. Et une lecture bourgeoise, culturellement, nourrissant cette idée d’un antifascisme de jeunes privilégiés. J’ai reçu la critique. Je la crois injuste et fondée en même temps. On ne s’empêche pas d’être bourgeois ? J’ai eu depuis d’autres échanges avec les Bernanos. Quand la grande manifestation du 1er mai a dérapé dans des violences, j’espérais que les deux frères ne feraient pas de bêtise, ou qu’on ne leur chercherait pas noise. Le soir, Yves me rassurait. Les garçons étaient bien rentrés. Les Bernanos étaient allés manifester en famille. Ils avaient rencontré les lacrymogènes. Le fils d’une amie de Geneviève passait au tribunal. Le combat continuait donc. Geneviève et Yves sont retournés chez Agnès et Paul-Henri. Le « Collectif des mères solidaires pour soutenir les victimes du fascisme et de la répression d’État » a bien été lancé. Agnès et Geneviève ont donné une conférence ensemble le 24 mai. Le collectif a une page facebook et un texte fondateur. Il ressemble à celui que j’avais lu, à notre déjeuner chez les Meric. « Nous vivons dans une Europe qui se targue d'être un havre de paix, de liberté, de prospérité et de justice, construit sur le sang versé par les partisans lors des combats pour la libérer du fascisme. Pourtant nos enfants engagés dans diverses luttes sociales et politiques sont frappés, arrêtés, condamnés, et pour certains tués, par les autorités étatiques ou par des fascistes. Nous, leurs mères, affirmons que les politiques conduites par les États européens en sont, directement ou indirectement, responsables. » Et aussi ceci. « Face à l’impuissance de la protestation individuelle, nous unissons nos voix pour que l’on entende celles de nos enfants. Nos cœurs dévastés ne se laissent pas envahir par le silence des cimetières et l’humiliation des prisons. Pour nous, Mères, les lieux de détention, les quartiers populaires où sont discriminées les familles issues de l’immigration post-coloniale, les camps de migrants et les centres de rétention où sont humiliés ceux qui fuient la misère, la guerre ou les répressions politiques de leurs pays, seront toujours des espaces de mobilisation. Et les anniversaires de la mort de nos enfants viendront toujours nous rappeler l’exigence de la lutte. » Le texte est sèchement politique et outrageusement radical, pour un vieux modéré, et en même temps poignant. Il nous faut du temps, adultes, pour savoir parler comme nos fils.

Clément Méric

Leo Ks/Collectif Oeil