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Si vous voulez gagner de l'argent sur YouTube, mieux vaut éviter les vidéos LGBTQ ou féministes...
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Capture d'écran de la chaîne "Parlons peu, mais parlons !"

Sur YouTube, des vidéos féministes et LGBTQ privées de revenus publicitaires

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Sous le hashtag #MonCorpsSurYoutube, des créatrices de vidéos dénoncent la politique de modération de YouTube qui retire les publicités de nombreux contenus traitant du corps des femmes. Les youtubeurs traitant des sujets LGBTQ subissent également ce phénomène arbitraire de "démonétisation".

Il est un recoin particulier de YouTube où les anti-pub n'ont pas besoin de bloqueur : aucune annonce commerciale n'y précède la moindre vidéo. Un sujet sur le clitoris ? Pas de pub. Sur le consentement sexuel ? Encore pas de pub. Sur les menstruations ? Toujours pas de pub. Bon débarras ? C'est tout le contraire : en fait, ces vidéos sont "démonétisées", c'est-à-dire qu'elles ne rapportent pas le moindre centime à leurs créateurs et créatrices. Or, vous l'aurez remarqué, toutes ont en commun de parler du corps des femmes, de leur liberté sexuelle, de leurs droits. Une inégalité de traitement que dénoncent aujourd'hui un certain nombre de youtubeuses sous le hashtag #MonCorpsSurYouTube.

"Au début, on pensait qu'il s'agissait uniquement d'une censure des sujets ouvertement sexuels", nous raconte Amélie Coispel présidente des Internettes. A l'initiative du hashtag militant, l'association se bat pour rendre visible les créations des femmes sur YouTube : "On s'est ensuite rendu compte que ça allait plus loin : des témoignages sur les poils étaient démonétisés, tout ce qui entoure le body positive (mouvement venu des Etats-Unis prônant l'acceptation de son corps, ndlr) mais aussi l'engagement féministe". La plateforme se permet également d'enlever toute publicité sur des vidéos relatives à la santé publique : "La dernière vidéo des filles de 'Parlons peu, mais parlons !', sur l'endométriose, a été démonétisée. Pourquoi faire ça au sujet d'une maladie qui fait souffrir des millions de femmes ? Ça n'a aucun sens !", s'étrangle Amélie Coispel.

Cette sélection ne fait pas que toucher au porte-monnaie des vidéastes : "On a souvent remarqué que le fait de ne pas avoir de publicité au début des contenus limitait leur exposition, note Amélie Coispel. Résultat, les vidéos des créatrices disparaissent beaucoup plus vite". Impossible affirme-t-elle, de les voir par exemple valorisées dans les "Tendances" du site, qui regroupe les contenus les plus vus dans les premiers moments de leur mise en ligne.

Devant le tollé provoqué par les témoignages de créatrices sur les réseaux sociaux, la plateforme d'hébergement de vidéos a fini par réagir, le lendemain du lancement du hashtag : "Certains sujets, comme l'IVG ou le viol, sont importants et peuvent être débattus, mais nous avons entendu de la part des annonceurs des réticences à ce que leurs marques soient associées à ce contenu", assume l'équipe de communication de YouTube France. Une réponse lapidaire, qui a le don d'exaspérer l'association : "YouTube s'est complètement dé-responsabilisé, martèle Amélie Coispel. Comme s'ils n'avaient rien à voir avec le fait de priver les créatrices de leurs revenus et de leur visibilité !".

Les vidéos LGBT également lésées

Les créatrices ne sont d'ailleurs pas les seules victimes par la politique de la plateforme en matière de publicité. Les vidéos LGBTQ sont également concernées, visées par une nouvelle vague de démonétisation intervenue en septembre 2017. Pour YouTube, il semblerait que la plupart du contenu relatif aux relations ou personnes queer aurait forcément un caractère sexuel... et mériterait donc être privé de publicité. La YouTubeuse américaine Gaby Dunn s'était ainsi indignée sur Twitter de la suppression de la publicité de ses vidéos d'éducation sur la sexualité lesbienne... quand celles en rapport avec l'hétérosexualité restaient sponsorisées.

Autre exemple : depuis la fin du mois de mai, aux Etats-Unis, les vidéastes s'indignent du traitement réservé aux vidéos du YouTubeur transgenre Chase Ross, qui a fait part de sa fureur sur les réseaux sociaux. "Il a posté une vidéo, puis deux. A chaque fois, il a simplement titré qu'il 'prenait des hormones', raconte Amélie Coispel, Ce n'est qu'au bout de sa troisième vidéo, après avoir écrit le mot 'transgenre' dans le titre, qu'il a été démonétisé."

Et cette politique peut réserver aux créateurs un sort pire qu'une simple perte de revenus : le youtubeur transgenre a fini par se rendre compte que certaines de ses vidéos qui restaient monétisées étaient en réalité sponsorisées... par des publicités homophobes ! Toutes viennent de l'Alliance Defending Freedom, une association américaine connue sur ce créneau. Car en réalité, une vidéo démonétisée ne signifie pas forcément qu'elle sera débarrassée de toute publicité : "Le terme employé par YouTube n'est pas 'démonétisée' mais 'non adaptée à la majorité des annonceurs', explique Julien Ménielle, à la barre de la chaîne Dans Ton Corps . Ce qui veut dire qu'en théorie, un publicitaire peu frileux peut toujours y placer ses annonces". Voire carrément, comme dans le cas de Chase Ross, cibler les contenus qu'il combat pour les "troller".

Des mots clefs proscrits

Face à l'indignation provoquée par le cas du youtubeur transgenre, la plateforme a fini par réagir ce lundi 4 juin : "Nous évaluons constamment nos systèmes pour nous assurer qu'ils appliquent nos politiques sans biais", a assuré un représentant, encourageant les vidéastes concernés "à faire appel" de leur démonétisation - même si aux Internettes, les créatrices assurent que l'ensemble de leurs réclamations sont restées lettre morte. Et YouTube d'assurer sur le fond : "Nous n'avons pas de liste de mots liés aux LGBTQ qui déclencherait la démonétisation". Car c'est bien là toute la question : comment la plateforme détecte-t-elle les contenus LGBT qu'elle débarrasse arbitrairement de pub ?

Du côté des vidéastes, personne n'est en mesure de tout à fait saisir le fonctionnement de la démonétisation. Le phénomène date pourtant de 2012, mais il s'est complexifié au fil du temps. Le principe de base est simple : d'après le règlement du site, les annonceurs ont le droit de "savoir où sont montrées leurs publicités". Si un sujet ne leur convient pas, YouTube les autorise à retirer leurs spots pour migrer vers un contenu correspondant davantage à l'image qu'ils veulent donner de leurs marques. Sauf que dans la majorité des cas, ce n'est pourtant pas la marque elle-même qui décide sur quelle vidéo de quel créateur son spot sera montré, mais bien la plateforme. Elle ce, à l'aide d'un algorithme qui passe en revue l'ensemble des vidéos. Problème : personne ne connaît les critères de sélection qui le guident. La seule certitude est que l'algorithme, qui agit dès les premières minutes de mise en ligne, ne se réfère qu'aux titres et non aux contenus. Chacun comprend donc qu'il doit y avoir, quelque part dans les locaux de l'entreprise à San Bruno en Californie, une liste de mots déclenchant la démonétisation, alimentée par des humains.

Ayant compris cela, les youtubeurs s'ingénient à ne pas se faire prendre par l'algorithme. Certains termes sont d'ailleurs facilement identifiables, à l'exemple de ceux laissant présager un contenu violent. Ainsi, au moment de la fusillade de Las Vegas, le nom de la ville avait été démonétisé sur YouTube, ce qui avait provoqué la fureur de certains youtubeurs stars, comme Philip De Franco ou encore Casey Neistat. De manière plus permanente, certains termes relatifs à la violence sont à éviter : "Sur certains sujets sensibles, les vidéos sont automatiquement démonétisées, relève pour Marianne Hugo Travers, créateur de la chaîne d'actualité "Hugo Décrypte". Si je parle d'un attentat, je sais qu'il n'y aura pas de publicités. Si je fais une vidéo sur le journaliste ukrainien Arkadis Babtchenko, elle ne sera pas monétisée si j'écris le mot 'assassinat' dans son titre".

Le pénis tout public... mais pas le clitoris

Mais pour d'autres vidéastes, dont les vidéos éducatives ont été démonétisées sans explication, difficile de comprendre le processus de démonétisation. "Ils ne sont jamais très clairs dans leurs explications, explique Julien Ménielle. Ils m'ont dit qu'ils sanctionnaient dès qu'une vidéo parlait ouvertement de sexe. Je leur ai répondu qu'il ne s'agissait que de vidéos éducatives. Ça n'a rien changé".

Le youtubeur a donc suivi les conseils de la plateforme et demandé la révision de deux contenus : l'un sur le clitoris, l'autre sur le pénis. Ce signalement lui a permis de retrouver des publicités. Mais une différence de traitement étonnante demeure entre les deux vidéos : celle sur le pénis est accessible à tous les publics, tandis que celle traitant du clitoris est réservée... à un public averti !

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Ces deux vidéos n'ont pourtant pas été révisées par un algorithme puisque normalement, les réclamations des vidéastes sont traitées par les modérateurs humains de YouTube, chargés de passer derrière le robot en cas de litige afin de trancher. Le processus de décision de ces modérateurs humains ne semble donc guère plus clair que celui de l'algorithme.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne