En France, tous les sondages réalisés depuis une dizaine d'années sur la pratique religieuse sont concordants: environ 60% de la population se déclare soit athée soit non religieuse, nous classant ainsi parmi les pays les moins croyants au monde. Pourtant, les débats sur la laïcité sont toujours extrêmement vivaces, en particulier lorsque le "modèle laïque français" de séparation de l'Eglise et de l'Etat est remis en cause, par comparaison avec le système multiculturaliste anglo-saxon. Cette comparaison n'est pas nouvelle, mais aujourd'hui tout porte à croire qu'il n'existe pas de véritable volonté politique du Président de la République de défendre notre modèle de laïcité.
Tout d'abord, de quoi parle-t-on exactement? En France, la loi de 1905 a non seulement mis un terme à l'ingérence des religions dans les affaires publiques, mais elle a aussi affirmé la primauté de l'égalité entre les citoyen.ne.s, qu'ils soient croyant.e.s ou non croyants, sur la liberté de pratiquer sa religion. En Grande-Bretagne, la situation est très différente, puisque la monarchie est liée à une religion, l'Eglise anglicane. Et du fait du statut privilégié de cette dernière, par une sorte de mécanisme compensatoire, les minorités religieuses peuvent obtenir gain de cause dans leurs revendications, au nom de la liberté religieuse. De la même façon, aux Etats-Unis, la liberté religieuse prévaut sur tout le reste, à tel point que la loi française de 2004 sur l'interdiction des signes religieux à l'école y est interprétée comme une atteinte à la liberté de pratiquer sa foi, et est sévèrement critiquée. D'un côté, on a donc le système français, universaliste, qui place avant tout l'égalité entre les citoyen.ne.s et ne reconnaît qu'une seule communauté, la République. De l'autre, le système anglo-saxon, multiculturaliste, qui revendique l'existence d'une juxtaposition de communautés, vivant théoriquement en bonne entente grâce à la liberté totale qui leur est donnée d'exercer leur culte comme ils l'entendent, quels que soient les "accommodements" nécessaires avec la législation en vigueur.
Aujourd'hui, alors que le débat sur la "liberté religieuse" en France est plus que jamais d'actualité, avec la polémique sur le voile porté par une dirigeante de l'UNEF, il est intéressant de se demander quelle est la véritable vision d'Emmanuel Macron sur la laïcité et le vivre ensemble au sein de la République. Pour trouver des réponses à cette question, il faut reprendre l'ensemble de ses prises de position sur le sujet.
En octobre 2016, dans un entretien publié dans Marianne, alors qu'il n'est encore que candidat à l'élection présidentielle, Emmanuel Macron parle de "laïcité revancharde", et explique que selon lui, "un catholique pratiquant peut considérer que les lois de la religion dépassent les lois de la République", en prenant la précaution de préciser que, bien sûr, "dans le champ public" les lois de la République doivent prévaloir. Toute la subtilité de cette phrase réside dans la distinction entre champ privé et champ public: quand un homme empêche sa compagne de pratiquer une interruption volontaire de grossesse pour des raisons religieuses, est-on dans le champ public ou le champ privé? Et dans ce cas précis, quelle est la position d'Emmanuel Macron? Privilégier la "liberté religieuse" de l'homme, ou le droit à disposer de son corps de sa compagne ?
Toujours en octobre 2016, cette fois dans Challenges, le candidat Macron parle cette fois de "laïcisme", qui serait une "conception étriquée et dévoyée de la laïcité", une "version radicale et extrême"... Les adjectifs pleuvent pour critiquer ce qui serait selon Macron "une vision rétrécie de la laïcité". Et pour la première fois dans cet article, on trouve une affirmation qu'il ne cessera de répéter par la suite: "l'Etat est laïc, pas la société". Qu'entend-il exactement par là? Que la société, et donc les individus qui la composent, ont le droit d'être intolérants, de ne pas respecter le principe d'égalité des citoyen.ne.s, et la liberté de croire ou de ne pas croire de chacun.e?
Une fois élu Président de la République, le discours d'Emmanuel Macron ne change pas. En décembre 2017, alors qu'il reçoit à l'Elysée les représentants des cultes, il évoque la nécessité d'être vigilants face à une "radicalisation de la laïcité", et répète que c'est la République qui est laïque et non la société.
Au-delà d'une critique récurrente de la laïcité, on retrouve chez le Président de la République une forte appétence pour la transcendance (dont le premier symptôme fut son ode à Jeanne d'Arc en mai 2016), et une véritable ambiguïté sur le rôle que doivent avoir selon lui les religions dans le débat public.
Ainsi, dès septembre 2017, dans un discours devant la fédération protestante de France, il déclare: "Nous avons besoin que vous restiez les vigies de la République". Il est tout de même surprenant, pour ne pas dire extrêmement choquant, que le Chef de l'Etat français, garant du respect des valeurs républicaines dans le pays, demande à une catégorie de croyants de surveiller la République!... Curieusement, il a fallu attendre le discours devant les catholiques du 9 avril dernier au collège des Bernardins pour qu'il y ait une sorte de prise de conscience globale et des critiques émanant de tous bords pour alerter sur l'ambivalence d'Emmanuel Macron sur la laïcité. Il est vrai que, ce jour-là, outre son couplet sur le "besoin de transcendance des individus", il ne s'est pas contenté d'encourager les catholiques à "mettre en avant leur foi", ou à "s'engager politiquement dans notre débat national". Il a heurté beaucoup de femmes et d'hommes attaché.e.s aux valeurs républicaines et à la loi de 1905 en évoquant un "lien entre l'Eglise et l'Etat" qui se serait "abimé", et qu'il conviendrait de "réparer". Qu'a voulu dire par là Emmanuel Macron ? Comme l'a très bien exprimé l'ancien Président de la République François Hollande, le lien abimé fait-il référence au remboursement intégral de l'IVG, à la loi sur la fin de vie, au mariage pour tous ? Et pourquoi vouloir réparer un lien qui a officiellement disparu avec la loi de 1905 ?
Aujourd'hui ce que l'on retient de toutes ces prises de position d'Emmanuel Macron, c'est qu'il est aussi prompt à critiquer la laïcité, tour à tour qualifiée de radicale ou dangereuse, qu'il est enclin à mettre en avant son appétence pour la transcendance et la foi religieuse. Et quand il affirme, "la République est ce lieu magique qui permet à des gens de vivre dans l'intensité de leur religion", on comprend qu'au fond, à l'image du modèle anglo-saxon, il fait passer avant tout la "liberté religieuse".
Tout cela intervient dans un contexte particulier pour notre pays. Tout d'abord, du fait de l'inquiétude des Français face à une montée de l'intégrisme islamiste, en France et dans le monde. Ensuite, parce que le modèle anglo-saxon, et donc son corollaire, le communautarisme, gagne du terrain tous les jours en France. Ainsi l'UNEF, syndicat étudiant initialement progressiste et féministe, organiserait semble-t-il des réunions au public restreint en fonction de la couleur de peau ou de la religion... Comment justifier l'organisation de telles réunions, autrement que par l'idée selon laquelle il faudrait obligatoirement, pour être légitime dans la lutte contre une discrimination, faire soi-même partie du groupe discriminé? Cette façon de procéder, au lieu de favoriser la cohésion sociale, encourage les clivages et reconnaît l'organisation de la société en "communautés" bien distinctes. Mais pire encore, le Président de la République lui-même semble en phase avec cette vision essentialiste du monde, puisqu'il y a quelques jours, dans un discours sur les banlieues, il a déclaré que "deux mâles blancs" n'étaient pas légitimes pour s'occuper des quartiers en difficulté. Pour quelles raisons, il ne l'a pas clairement explicité. On pourrait, par indulgence ou par paresse intellectuelle, être tenté.e.s de minimiser la portée d'une telle affirmation de la part du chef de l'Etat: après tout, cela aurait pu être une simple maladresse...? Mais cette hypothèse paraît peu probable venant d'Emmanuel Macron, qui nous a habitué.e.s à des interventions calibrées au millimètre près.
C'est pourquoi il est aujourd'hui urgent de réagir, pour défendre notre modèle républicain et laïque, qui a toujours refusé à la fois les statistiques ethniques et la reconnaissance de "communautés" juxtaposées. Le combat universaliste est plus que jamais d'actualité en France mais aussi dans le monde, et quoiqu'en pense Emmanuel Macron, il est de la responsabilité de notre pays de le mener, eu égard à son histoire. Un Président élu pour seulement cinq ans ne devrait pas remettre ainsi en cause une des valeurs centrales de la République depuis la Révolution française.
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