INTERVIEWVIDEO. Pourquoi 700 requins affluent en juin dans cet atoll du Pacifique?

VIDEO. «Pour améliorer les chances de capturer des proies, 700 requins gris chassent en groupe»

INTERVIEWUn atoll du Pacifique, invisible depuis l’espace, attire chaque année en juin la plus grande concentration jamais observée de requin gris. Le biologiste marin Laurent Ballesta tente d'en percer le mystère...
Fabrice Pouliquen

Propos recueillis par Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Il y a cinq ans, le biologiste marin Laurent Ballesta était venu scruter les fonds de l’atoll de Fakarava pour vérifier la rumeur d’une concentration unique au monde de mérous quand arrive juin. Sur place, il a été plus étonné encore par le nombre de requins gris gravitant autour.
  • Depuis, une équipe d’une centaine de scientifiques et de plongeurs tente de percer les mystères de cet attroupement. Pourquoi ces requins gris chassent-ils en groupe, eux qu’on pensait solitaires la nuit tombée?
  • Le documentaire 700 requins dans la nuit, diffusé samedi soir sur Arte, retrace cette expédition scientifique. Avant de retrouver ses requins, Laurent Ballesta répond aux questions de 20 Minutes.

L’atoll Fakarava, dans l’ archipel des Tuamotou, au beau milieu du Pacifique, est une couronne de corail entrecoupée de brèches qui relient le lagon à l’océan. Les plus profondes de ces brèches sont appelées des « passes ».

La passe « sud » de Fakarava - 200 mètres de large pour un kilomètre de long, suscite beaucoup d’intérêt. Voilà cinq ans qu’une équipe d’une centaine de scientifiques et plongeurs, pilotée par le biologiste marin Laurent Ballesta, l’arpentent. La première fois, ils étaient venus vérifier la rumeur d’un rassemblement de milliers de mérous chaque année à la pleine lune de juin pour se reproduire en masse.

La rumeur était fondée : Les plongeurs en découvriront 18.000 sous les eaux. Record mondial battu. Mais plus que la concentration de mérous, c’est celle des requins gris, gravitant autour, qui fascine le biologiste marin. Les plongeurs en comptent 700. Là encore, du jamais vu.

L’expédition Gambessa IV est née. L’équipe de Laurent Ballesta installe capteurs et caméras au fond de la passe, équipe 40 requins de balises, installe des caméras sur d’autres et multiplie les plongées de nuit. Avec en tête une foule de questions : qu’est-ce qui pousse ces requins à coexister ainsi ? Est-ce une horde sauvage ou une meute organisée ?

700 requins dans la nuit, le documentaire de Luc Marescot diffusé sur Arte ce samedi à 20h50, retrace cette expédition. Reparti le 30 mai dernier pour l’atoll Fakarava, Laurent Ballesta a pris le temps juste avant de répondre aux questions de 20 Minutes.



Si vous repartez pour l’archipel des Tuamotou, c’est que l’expédition Gambessa IV n’est pas encore finie ?

Nous avons encore une quantité de données scientifiques à analyser et d’autres encore à découvrir. 90 % des images du documentaire de Luc Marescot ont été tournées en 2017 lorsque nous avons passé 50 jours sur place jusqu’à la pleine lune de juin, moment où la concentration de requins atteint son apogée. Nous avions notamment placé 25 récepteurs dans la passe pour enregistrer les déplacements des 40 requins balisés. Une partie de ces données ont été collectées en octobre pour commencer les analyses. Mais ces 25 récepteurs ont continué à tourner pendant toute l’année. Ce sont ces données que nous allons chercher en ce moment dans la passe. Nous allons enfin savoir ce que sont devenus ces 40 requins.

On le voit dans le documentaire, les collisions sont inévitables lorsqu’on nage au milieu d’une telle concentration de requins ?

Nous essayons d’être le moins intrusifs possibles lors de nos plongées. Mais oui, lorsque vous vous approchez d’eux, lorsque vous tentez de voir ce qui se passe à l’intérieur des meutes, vous vous faites bousculer. Ces requins gris ne sont pas agressifs envers l’homme, ne nous foncent jamais spontanément dessus. Mais lorsqu’ils chassent, ils ne se posent plus de questions, nous ne sommes plus qu’un obstacle sur leur trajectoire. Alors oui, ils arrivent qu’on se percute accidentellement. Nous avons récolté des hématomes et des points de suture à deux reprises mais quasiment jamais de morsures. Il faut de toute façon avoir en tête que ces requins gris font moins de deux mètres et n’ont pas des gueules gigantesques susceptibles de vous arracher un bras.

L’équipe de Laurent Ballesta a équipé 40 requins de balises, et posé des caméras sur d’autres
L’équipe de Laurent Ballesta a équipé 40 requins de balises, et posé des caméras sur d’autres - @LaurentBallesta

Qu’est-ce qu’elle a de si unique cette passe de Fakarava ?

Un poisson, s’il veut persister au cours des temps, doit coloniser de nouveaux espaces et ne surtout pas se cantonner à un lieu. Il faut qu’il parvienne alors à disperser sa progéniture. Or les passes, traversées par des courants, sont des endroits rêvés pour ça. C’est un tremplin vers l’océan, comme si vous mettiez des œufs dans une sarbacane pour les catapulter au loin. Voilà pourquoi des poissons viennent s’y concentrer en masse pour pondre. La concentration est très spectaculaire chez les mérous, mais quasi toutes les espèces le font. Forcément, ces attroupements attirent les requins de récif comme le requin gris. Mais jamais jusqu’à 700. Tout aussi étonnant, dans la passe de Fakarava, ces requins ne se dispersent pas la nuit au moment de la chasse.

Que savait-on jusque-là de la vie des requins gris ?

Il n’y avait quasiment rien dans la littérature scientifique sur les comportements sociaux des requins gris, portant très communs dans le Pacifique. On savait qu’ils formaient des petits rassemblements le jour lors des phases de repos. Mais qu’ensuite, la nuit, au moment de chasser, ils se dispersaient. Ce peu de connaissances s’explique tout simplement parce qu’il est très compliqué d’assister à une chasse naturelle. D’où ce grand intérêt de plongée dans la passe de Fakarava en juin. Yannis Papastamatiou, l’un des biologistes marins qui a collaboré à notre expédition l’an dernier, le dit très bien dans le documentaire. Depuis 25 ans qu’il s’intéresse aux requins, il n’avait pu assister qu’à deux prédations. Sur la plongée qu’il avait faite avec nous, il n’avait pas réussi à tous les compter.

Qu’avez-vous alors appris du comportement des requins gris à Fakarava ?

Ils chassent en groupe et cette horde est beaucoup moins désorganisée qu’on ne le croyait. Bien sûr, ce n’est pas une meute de loups, avec des chefs, des rabatteurs, un partage de la nourriture une fois la proie tuée. Mais on s’aperçoit tout de même qu’il y a des règles. Les requins se mettent en mouvement ensemble, des duos se constituent pour ne plus se lâcher la nuit, des heures de la nuit et des moments du cycle lunaire sont privilégiés pour chasser… Il y a une vraie coordination mais celle-ci prend fin aussitôt que la proie a été capturée pour laisser place à une pure compétition, au chacun pour soi.

A quoi sert alors de chasser en groupe ?

A améliorer ses chances de prises. Nous avons plus de 400 heures d’images vidéos de chasse nocturne. Leur analyse amène au constat flagrant que, tout seul, le requin gris n’arrive à rien. Il manque la majorité de ses attaques. En groupe, les requins peuvent encercler leur proie, bloquer des axes de fuite si bien que si le poisson parvient à échapper à une ou deux gueules, la troisième qui arrive est souvent celle de trop. Nos images montrent que la horde réussit 25 % de ses attaques. En comparaison, une meute de loups, pourtant si réputée, n’atteint que le ratio de 14 %. Mais ces derniers partagent leur proie.

Tout seul, le requin gris n’arrive à rien. Il manque la majorité de ses attaques.
Tout seul, le requin gris n’arrive à rien. Il manque la majorité de ses attaques. - @LaurentBallesta

Êtes-vous parvenus à comprendre ce mystère des duos ? Comment se constituent-ils ?

Non. Nous savons que des duos se forment et parfois ne se lâchent pas de la nuit. Mais nous ignorons encore comment ils se déterminent. S’agit-il toujours des mêmes duos ? Sont-ils de même sexe ? Du même âge ? Les quatre mois d’images à ce jour analysés, ne nous permettent pas de répondre à ces questions. Mais nous ne désespérons pas d’y parvenir par la suite de notre expédition.

Pensez-vous que ces chasses en horde puissent exister dans d’autres passes et observées sur d’autres espèces de requins ?

Nous ne connaissons pas à ce jour dans le monde de concentrations aussi importantes de requins gris que celle observée dans la passe de Fakarava. Mais il n’est pas impossible d’en trouver d’autres un jour. Que ce soit des concentrations de requins gris ou d’autres requins de récifs vivant en agrégation. C'est impossible en revanche pour des espèces de requins solitaires comme le requin-tigre, le requin-marteau, le requin blanc...

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