Des femmes poprtant la coiffe traditionnelle alsacienne pendant une manifestation à Muespach le 28 décembre 2014 contre la fusion prévue de l'Alsace avec la Lorraine et Champagne-Ardenne

Des femmes portant la coiffe traditionnelle alsacienne pendant une manifestation à Muespach le 28 décembre 2014 contre la fusion prévue de l'Alsace avec la Lorraine et Champagne-Ardenne.

afp.com/Sebastien Bozon

Ce fut une surprise pour beaucoup. Lors de la réforme territoriale, c'est en Alsace, d'ordinaire si légitimiste et si sage, que la contestation fut la plus virulente. Des banderoles, des pétitions, des manifestations et même des jeunes femmes ressortant la coiffe traditionnelle dans les rues et les supermarchés ! Peine perdue. En 2014, François Hollande et Manuel Valls la marient contre son gré à la Lorraine et à la Champagne-Ardenne, donnant naissance à une surprenante région Grand Est. "Une décision totalement absurde, s'étonne encore Robert Hertzog, universitaire spécialiste des questions territoriales. Sans concertation et sans études préalables, on a créé un territoire qui oblige l'Alsace à se tourner vers l'Ouest alors que son espace naturel se situe vers l'Allemagne et la Suisse."

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Quatre ans plus tard, c'est peu dire que la greffe n'a toujours pas pris. Selon un récent sondage Ifop (1), 83 % des habitants souhaitent que leur région redevienne une collectivité locale et... 8 % seulement se disent "satisfaits du Grand Est"! Un "désir d'Alsace" que les parlementaires et les élus locaux ont régulièrement fait remonter à Emmanuel Macron et Edouard Philippe. Message reçu : en février - démarche unique en France - le gouvernement charge le préfet de région, Jean-Luc Marx, d'une mission de réflexion sur "l'évolution du Bas-Rhin et du Haut-Rhin à l'intérieur du Grand Est". Le haut-fonctionnaire doit remettre son rapport avant le 21 juin, mais, d'ores et déjà, il est possible de l'affirmer : l'Alsace retrouvera sous peu une existence institutionnelle.

Ne pas ouvrir la boîte de Pandore

Sous quelle forme ? Telle est la question. En déjeunant avec les grands élus lors d'une visite à Strasbourg, le 30 octobre dernier, le chef de l'Etat a défini les limites de la négociation. "Oui à une évolution, mais pas question de sortir du Grand Est", leur a-t-il expliqué en substance. Sa crainte ? Ouvrir la boîte de Pandore et devoir ensuite répondre aux revendications des Catalans, des Basques, des Bretons ou des Savoyards.

Ni statu quo, ni "Brexit" alsacien, donc. Entre ces deux bornes, toutes les solutions sont envisagées et l'une d'elle retient en ce moment toute l'attention. Elle vient d'être élaborée par les présidents LR du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, Frédéric Bierry et Brigitte Klinkert. En clair : une fusion des deux départements, mais une fusion enrichie, avec l'apport de compétences venant de l'Etat (le bilinguisme, certaines routes) et de la région (économie et tourisme). Un projet innovant, centré sur la coopération transfrontalière avec l'Allemagne et la Suisse voisines, qui ferait de l'Alsace un "territoire pilote de l'ambition européenne de la France". Une loi simple suffirait à opérer le changement, qui pourrait devenir effectif dès les prochaines élections, en 2021. "On trouvera sans problèmes une majorité au Parlement", assure le député macroniste du Bas-Rhin Sylvain Waserman. Ce qui ne veut pas dire que l'évolution serait mineure : "Ce serait la première fois que l'on créerait une collectivité à statut particulier sur le Continent en dehors des cas classiques de Paris, Lyon et Marseille. Ce n'est pas rien", relève le préfet.

Bien plus qu'un meccano administratif

On aurait tort de voir dans cette "Eurocollectivité" un simple meccano administratif ne concernant que les politiques. Car en Alsace, le Conseil régional n'était pas une simple collectivité territoriale, mais l'incarnation d'une identité très forte, nourrie par la géographie, l'histoire, les noms de lieux, la langue, l'architecture. En voyant disparaître l'institution qui les représentait, beaucoup d'habitants ont eu l'impression que l'on niait leur spécificité et que l'on cherchait à les "alsassiner". Excessif ? A chacun d'en juger. Cependant, il est évident que les institutions modèlent les comportements et que celles qui sont peu ou mal acceptées verront leurs décisions plus facilement contestées. C'est ce que montre notamment une étude publiée en 2010 dans la prestigieuse American economic review (2). D'après elle, la fraude fiscale est moins élevée dans les cantons suisses qui recourent le plus au référendum. De quoi apporter de l'eau au moulin de Jean-Philippe Altzenhoffer, un économiste opposé à la nouvelle région : "On a certainement perdu en efficacité en imposant sans concertation le Grand Est en lieu et place de l'Alsace, qui correspondait à une volonté partagée."

Frédéric Bierry et Brigitte Klinkert le reconnaissent : la solution qu'ils proposent aujourd'hui n'est qu'un compromis. "Nous aurions voulu aller plus loin, en sortant du Grand Est, en recréant une vraie région Alsace qui auraient additionné toutes ses compétences avec celles de nos départements. Mais en raison du veto de l'Etat, nous savions que c'était impossible et qu'en campant sur cette position, nous n'obtiendrions rien." Aussi ont-ils consenti deux concessions majeures : le maintien dans le Grand Est et le renoncement à certaines compétences économiques. "Cela permet d'aboutir à une solution acceptable par toutes les parties", veulent-ils croire. Une analyse que le préfet valide avec prudence devant l'Express : "Il n'y a pas de contradiction flagrante entre cette proposition et la lettre de mission qui m'a été confiée, mais ce sera au Premier ministre et au chef de l'Etat d'apprécier."

Recréer une simple "Alsace de façade" ?

L'idée, en revanche, soulève de vives oppositions au sein de la région Grand Est, où l'on craint qu'elle ne marque le début de la fin de l'institution. A commencer par son nouveau président, Jean Rottner (LR), qui tente de contenir l'adversité en plaidant pour une "simple fusion des départements", sans transfert de compétences supplémentaires. "Si l'Alsace obtient un statut particulier, d'autres départements en feront autant. Et dès lors, comment pourrai-je gérer ma Région de manière cohérente ?", interroge-t-il. Tout en sachant parfaitement que cette perspective a déjà été déclarée inacceptable par Bierry et Klinkert : "C'est hors de question : ce serait recréer une Alsace de façade qui ne résoudrait rien".

Dans quel sens Edouard Philippe et Emmanuel Macron arbitreront-ils ? La plupart des observateurs parient sur une défaite de Jean Rottner. Sur le sujet, la parole de l'ancien maire de Mulhouse est un peu démonétisée. Pour une raison simple : avant de devenir président du Grand Est, il en a été... l'un des principaux contempteurs ! "Notre région se retrouve noyée dans un vaste ensemble sans aucune cohérence au plan des grandes infrastructures de mobilité, de la stratégie économique ou de la visibilité touristique", écrivait-il par exemple en 2014. Résultat : il a pris aujourd'hui auprès des Alsaciens la place peu enviée du "traitre" longtemps occupée son prédécesseur, Philippe Richert, un homme qui, lui aussi, a donné l'impression de changer d'avis au gré de ses intérêts et a fini par démissionner, lassé d'être conspué sur ses propres terres. "Avant la réforme, Jean Rottner tenait des discours exaltés contre la grande région. Depuis qu'il en a pris la présidence, il passe son temps à la défendre. Tant d'opportunisme laisse sans voix", résume Andrée Munchenbach, la présidente du mouvement autonomiste Unser Land.

Jouer l'identité locale contre le Front national ?

Autant dire qu'une solution a minima, type simple fusion des départements, risquerait de relancer la colère de l'opinion. Le malaise alsacien s'est d'ailleurs déjà traduit dans les urnes par l'étonnant envol électoral des autonomistes et par la progression du Front national, qui menace d'emporter demain la présidence (3). "Jean Rottner sait qu'il doit lâcher du lest. Il le fera", assure d'ailleurs Sylvain Waserman, qui fut son vice-président. "Au-delà de notre cas particulier, il s'agit d'un problème démocratique, insiste l'écrivain et essayiste Pierre Kretz (4). On ne doit pas donner à la population le sentiment que la politique consiste à retourner sa veste pour obtenir des postes. Sinon, les électeurs se tourneront de plus en plus vers les extrêmes."

Malgré ses inclinations jacobines, Emmanuel Macron pourrait donc donner son feu vert au projet des deux présidents de département, quitte à y apporter différents ajustements. D'autant que le chef de l'Etat parle régulièrement de "pacte girondin" et de "droit à la différenciation", insiste sur le rôle du "couple franco-allemand" et vante les mérites de "l'intégration européenne". En l'occurrence, l'Alsace lui offre l'occasion de traduire ses paroles en actes.

(1) Sondage Ifop réalisé auprès de 1 002 personnes, février 2018.

(2) Dal Bò, Foster et Putterman.

(3) La progression du FN en Alsace a été supérieure à celle observée en moyenne en France.

(4) L'Alsace n'existe plus, Pierre Kretz, Le Verger Editeur, 224 p, 15 euros.

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