Depuis un mois, le Chili vit au rythme des manifestations et des occupations d’universités par un mouvement féministe historique, réclamant une éducation non sexiste, la fin du harcèlement et des inégalités de genre face au système de santé.
Ce mercredi 6 juin, 100 000 femmes ont défilé dans les rues de Santiago, au Chili, selon la Coordination féministe universitaire (Confeu), avec un mot d’ordre : “Nous sommes toutes victimes de la précarisation : étudiantes, migrantes, mères et travailleuses dans la rue !”. Depuis un mois, le pays d’Amérique du Sud vit au rythme des manifestations et des occupations d’universités, contre le harcèlement et les agressions sexuelles.
Un mouvement féministe “sans précédent” dans ce pays marqué par la dictature du général Pinochet (1973-1990), et où l’Église catholique “exerce un poids considérable” sur l’appareil politique et sur la société, explique Franck Gaudichaud, maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’Université de Grenoble et spécialiste du Chili.
Tout est parti du cas d’un professeur de l’Université australe du Chili de Valdivia, située à 850 kilomètres au sud de la capitale, reconnu coupable de harcèlement sexuel envers une employée de la fac. Pour toute sanction, il a simplement été contraint de changer de poste, ce qui a conduit à la première occupation féministe de l’université, le 17 avril. L’Université du Chili, à Santiago, où deux professeurs ont été accusés en 2016 (respectivement pour abus de pouvoir et harcèlement sexuel), a suivi. Comme une vingtaine d’universités dans le pays, également bloquées depuis. “C’est l’étincelle qui a enflammé le mouvement : l’exigence de mettre fin à l’impunité dans les universités chiliennes. On parle d’ailleurs du ‘Mai chilien’”, note Franck Gaudichaud.
Des harceleurs intouchables
Ce soulèvement féministe s’inscrit dans la continuité d’acquis sociaux récemment – et tardivement – conquis par les femmes. Le droit au divorce n’a en effet été reconnu qu’en 2004 au Chili. Et c’est seulement en 2017 que l’Etat a adopté le droit à l’avortement, limité dans les cas où la vie de la mère est menacée, où le fœtus n’est pas viable, ou s’il fait suite à un viol. “Depuis 1990, et la fin de la dictature, la droite a tout fait pour bloquer les avancées des droits des femmes au Parlement”, remarque le spécialiste. “Dans les mentalités, le rôle de la femme est encore d’être mère et épouse”, c’est donc “une lutte à long terme” qui s’engage.
Pendant ce temps-là au Chili…
Les femmes descendent dans les rues pour une révolte féministe sans précédent. pic.twitter.com/GNkLOozz3W
— Brut FR (@brutofficiel) June 2, 2018
D’autant plus que dans ce pays d’Amérique latine, le harcèlement sexuel n’est puni par la loi que dans le cadre des relations de travail, dont le cadre universitaire est exclu. C’est l’une des raisons de la colère des étudiantes chiliennes, à l’image de Maria Fernanda Barrera Rodriguez, en master de sciences politiques à l’Université du Chili : “On demande à en finir avec les inégalités de genre, la culture du viol, le machisme et le système patriarcal, des problèmes dont l’expression la plus extrême réside dans les féminicides [il y en aurait eu 36 au Chili en 2017, ndlr], qui trouvent leur origine dans un cycle de violences – interfamiliales notamment – qui ne sont pas punies légalement”.
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Inès Belhous, étudiante française à Santiago, relève que “le harcèlement de rue y est flagrant”. “Sur le chemin entre chez moi et la fac, je me fais siffler, déshabiller du regard, klaxonner, sans arrêt”. Et de conclure amèrement : “Les hommes se justifient en disant que le machisme est dans la culture et que c’est une façon de valoriser la femme”.
Une réponse politique jugée insuffisante
Depuis plus d’un mois, les étudiantes multiplient blocus d’universités et manifestations spectaculaires, parfois seins nus, à l’image des Femen, pour “dénuder le patriarcat”, selon leurs propres mots. Pour Maria Fernanda, il s’agit de remettre en question “la réification du corps des femmes, et sa réduction à un objet consommable conditionné par les canons masculins”. “On est face à un mouvement très radical, pas minoritaire, très inventif. Je suis plutôt optimiste. C’est un mouvement qui montre qu’il y a une génération qui en a ras le bol et ne se laissera pas faire”, se réjouit Franck Gaudichaud.
Face à l’ampleur du mouvement, le président chilien, Sebastián Piñera, a annoncé fin mai une série de mesures rassemblées dans “l’agenda des femmes”, dont la plus symbolique consiste à inscrire l’égalité hommes-femmes dans la Constitution. Il espère ainsi calmer une colère étudiante, dont il ne connaît que trop bien le caractère ingouvernable. Son précédent mandat (2010-2014) a en effet été marqué par un mouvement étudiant historique en faveur de l’éducation publique, gratuite et de qualité, qui avait rassemblé les plus grandes manifestations depuis la chute de la dictature de Pinochet en 1990.
Celles et ceux qui manifestent aujourd’hui contre le système patriarcal ont gardé la mémoire de cette lutte, et se sont politisés dans la contestation du conservatisme néolibéral que ce milliardaire de droite incarne. La réponse rapide et solennelle de Piñera ne convainc donc pas dans les rangs des activistes du “Mai chilien”. “La déclaration du gouvernement était nécessaire, mais elle est symbolique et insuffisante, estime Maria Fernanda Barrera. Par exemple, pour éradiquer l’inégalité du coût des assurances de santé entre les hommes et les femmes [qui payent actuellement deux à trois fois plus que les hommes, ndrl], il propose d’aligner ce coût sur celui des femmes. C’est sa conception particulière de l’égalité, qui entrave toute avancée réelle en matière de droits et d’égalité de genre. Il ne se prononce pas non plus sur l’éducation non sexiste. Pour résumer, le secteur politique du gouvernement s’est historiquement opposé aux droits reproductifs des femmes, à la loi d’identité de genre, et de manière générale aux demandes féministes”.
“Le facteur éducatif est essentiel”
Le mouvement féministe chilien, qui s’inspire en partie du puissant mouvement “NiUnaMenos”, qui s’est diffusé depuis l’Argentine dans toute l’Amérique latine, marque donc son autonomie radicale vis-à-vis des institutions et de la classe politique. Il réclame d’ailleurs la démission du ministre de l’Education, Gerardo Varela, qui a déclaré que les femmes chiliennes ne subissaient que de “petites humiliations et discriminations”. “C’est un symptôme du contexte politique patriarcal, du pouvoir des hommes et des élites blanches au Chili, où le poids de l’Eglise et de la droite – qui lui est liée – demeure prégnant”, commente Franck Gaudichaud. ”
Sur le plan politique, peu de députés d’opposition se font l’écho du mouvement actuel. Et Piñera doit composer avec la frange la plus conservatrice de sa coalition, fermement opposée aux revendications féministes. Il est donc peu probable qu’un changement substantiel viennent d’en haut. Face à l’inertie des institutions, et à la réticence au changement des classes dirigeantes, le mouvement entend donc instaurer le rapport de force à la base, en menant une lutte culturelle pour changer les mentalités. “La solution ne peut pas être seulement punitive, le facteur éducatif est essentiel, juge Maria Fernanda. C’est pourquoi nous exigeons une éducation non sexiste qui soit appliquée dans tout le pays. Je ne pense pas que ce mouvement pourra résoudre tous les problèmes, mais ce qui se passe au Chili va provoquer un changement culturel profond – il l’a déjà fait”.