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Analyse

Biocarburant : Total jette de l’huile de palme sur le feu

L’autorisation délivrée au pétrolier d’ouvrir une raffinerie dédiée dans les Bouches-du-Rhône fait hurler aussi bien les écolos que la FNSEA, et met en lumière les travers d’un carburant qui n’a de «bio» que le nom.
par Coralie Schaub
publié le 8 juin 2018 à 20h26

Attention, terrain glissant. Le feu vert accordé par l'Etat le 16 mai à la «bioraffinerie» de Total, à La Mède (Bouches-du-Rhône), qui carburera dès cet été à l'huile de palme pour produire 500 000 tonnes par an de biodiesel, réussit l'exploit de ne satisfaire personne ou presque. Ni la FNSEA, qui a annoncé le blocage de raffineries et dépôts de carburant dans toute la France à partir de dimanche et pour trois jours reconductibles, afin de protester contre la concurrence faite par cette huile à l'huile de colza française, dont le biodiesel est le premier débouché ; ni le ministre de l'Agriculture, Stéphane Travert, dans le sillage du puissant syndicat ; ni les ONG environnementales, vent debout contre le site au nom de la protection de la biodiversité et du climat ; ni le ministre de la Transition écologique : particulièrement gêné aux entournures, Nicolas Hulot a dû admettre que «ce n'est pas de gaieté de cœur [qu'il a] autorisé la raffinerie à rouvrir». Pour lui, ce dossier «peau de banane» tombe on ne peut plus mal. Le 18 mai, deux jours à peine après l'officialisation de l'autorisation accordée à Total, le ministre lançait en grande pompe la «mobilisation de la France en faveur de la préservation de la biodiversité»… et ce à Marseille, non loin de la bioraffinerie. Drôle de hasard, qui a valu à Hulot une pluie de critiques et de procès en «incohérence».

Car la culture intensive des palmiers à huile ravage les dernières forêts équatoriales primaires, en particulier en Asie du Sud-Est. Résultat, une faune décimée, dont les orangs-outangs, gibbons ou tigres de Sumatra. Et un bilan carbone catastrophique : les agrocarburants (dits «biocarburants») à base d'huile de palme sont trois fois plus nocifs pour le climat que le diesel fossile (ceux à base de soja le sont deux fois plus, et de colza, 1,2 fois, selon l'ONG bruxelloise Transport & Environment). Le malaise est d'autant plus profond que dans son plan climat, présenté en juillet 2017, Nicolas Hulot avait annoncé la publication, d'ici mars 2018, d'une stratégie nationale visant à mettre fin à l'importation de produits forestiers ou agricoles contribuant à la déforestation (notamment l'huile de palme ou le soja OGM destiné à nourrir le bétail). Tout sauf anecdotique, puisque la déforestation est responsable de plus de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. «Cette décision est très importante, car nous allons fermer une fenêtre qui donnait la possibilité d'incorporer de l'huile de palme dans les biocarburants», avait alors insisté Hulot. Possibilité déjà allègrement utilisée : plus de 75 % des 900 000 tonnes d'huile de palme consommée en France servent aujourd'hui à faire rouler les véhicules, et seul le reste entre dans la composition de pâtes à tartiner, biscuits ou cosmétiques.

Gages

Depuis, si cette promesse reste officiellement d'actualité, le ministre de la Transition écologique étant censé présenter sa stratégie nationale contre la déforestation importée (SNDI) début juillet, Hulot a été pressé de mettre de l'huile dans son vin. Et pas qu'un peu. D'un côté, la Malaisie et l'Indonésie, principaux producteurs d'huile de palme au monde, ont menacé de ne plus acheter d'avions militaires français. De l'autre, le géant pétrolier Total a fait savoir à l'exécutif qu'il comptait bien concrétiser son projet de reconvertir son site de La Mède, qui a cessé de raffiner du pétrole brut fin 2016, en «première bioraffinerie de taille mondiale» carburant à l'huile végétale la moins chère du marché grâce à des coûts de production très bas et des droits de douane bien inférieurs aux autres huiles. A peine l'aval donné par le préfet de la région Paca, Nicolas Hulot a tenté de sauver la face dans un communiqué de presse, le 16 mai. Soulignant avec insistance que le projet avait été «décidé en 2015» et «soutenu par le gouvernement précédent» (en échange du maintien de 250 emplois sur le site, sur 430), il a assuré que l'utilisation d'huile de palme dans la bioraffinerie serait «encadrée».

Total aurait, dit-il, «accepté de réduire significativement les quantités d'huile de palme utilisées et de prendre des engagements très précis sur la certification de leur origine et de leur mode de production». Ainsi, le gouvernement a demandé à l'industriel de «réduire autant que possible l'approvisionnement en huiles végétales brutes, et notamment en huile de palme, afin de consommer des quantités inférieures aux 450 000 tonnes [d'huile végétale brute : palme, soja, colza, tournesol, maïs… ndlr] que l'usine est autorisée à utiliser». Et Total devra «utiliser au moins 25 % de matières premières issues du recyclage des huiles (huiles alimentaires usagées, graisses animales, distillats d'acide gras)». Le même jour, le géant pétrolier faisait profil bas, assurant prendre «l'engagement de limiter l'approvisionnement en huile de palme brute à un volume inférieur à 50 % des volumes de matières premières qui seront traitées sur le site [650 000 tonnes au total], soit au plus 300 000 tonnes par an».

Las, ces quelques gages n'ont pas rassuré. Au contraire. Les Amis de la Terre doutent du respect par Total de ce plafond de 300 000 tonnes d'huile de palme brute. L'ONG estime même que la bioraffinerie de La Mède «pourrait importer jusqu'à deux fois plus d'huile de palme qu'annoncé par Total», et donc «fonctionner pratiquement à 100 %» avec cette huile, de quoi réquisitionner «une surface de forêt tropicale équivalente à plus de cinq fois [celle] de la ville de Marseille».

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Comment l'ONG fait-elle son calcul ? D'abord, elle constate que l'«autolimitation» du pétrolier à 300 000 tonnes d'huile végétale est «absente de l'autorisation officielle, ce qui permet à Total d'importer jusqu'à 450 000 tonnes d'huiles végétales brutes sans autre précision». Pour les Amis de la Terre, qui viennent de déposer cette semaine devant le tribunal administratif de Marseille un recours contre l'autorisation d'exploitation délivrée à Total, l'arrêté préfectoral du 16 mai devait, en vertu de la loi, comporter un plan détaillé d'approvisionnement en matières premières de la raffinerie pour les trois premières années de fonctionnement. Or cela n'y figure pas : l'arrêté se contente de mentionner que les 650 000 tonnes de matières utilisées annuellement à La Mède comprendront «au maximum 450 000 tonnes d'huiles végétales brutes de toutes natures».

Trafic

Les Amis de la Terre relèvent par ailleurs qu'outre l'huile brute, Total peut utiliser de l'huile de palme de qualité secondaire, dite «PFAD» (distillats d'acides gras de palme), que l'industriel «essaye de faire passer comme un produit résiduel à caractère de déchet, alors que le ministère de l'Ecologie a reconnu que son impact était le même que l'huile de palme brute» dans un mail envoyé à l'association en avril. Celle-ci estime que «Total prévoit initialement d'importer 100 000 tonnes de PFAD mais pourrait en importer bien davantage (jusqu'à 250 000 tonnes) si l'entreprise était contrainte d'importer moins d'huile de palme brute». Quant aux 100 000 tonnes d'huiles alimentaires usagées que le pétrolier prévoit d'utiliser, «il s'agit du gisement maximum disponible en France, déjà utilisé pour moitié par d'autres opérateurs», remarque l'ONG, qui en conclut que Total devra donc importer des huiles usagées «alors que les certificats censés encadrer ce type d'huile sont fortement suspectés par la Cour des comptes européenne de permettre d'importer frauduleusement des quantités massives d'huile de palme». «Il existe un énorme trafic : des cargos d'huile de palme arrivent en Chine, on y verse une bouteille d'huile de friture usagée, et hop, les papiers indiquent que ce sont des cargos d'huiles usagées», illustre Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes de l'ONG. Enfin, l'argument selon lequel Total utilisera de l'huile de palme certifiée «durable» ne convainc pas. La certification RSPO (pour «Roundtable on Sustainable Palm Oil», «Table ronde pour une huile de palme durable») n'interdit pas la destruction des forêts sur sols tourbeux ou de celles dites «secondaires», pointe l'ONG.

«Effet domino»

Surtout, le vrai problème est ailleurs. «Même certifiée, la quantité massive d'huile de palme qui sera transformée en agrocarburants aura un effet domino : il faudra déforester de nouvelles surfaces pour continuer à satisfaire la demande mondiale en huile de palme alimentaire», explique Alain Karsenty, économiste au Cirad, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement. Un phénomène reconnu par la Commission européenne sous l'appellation «changement d'affectation des sols indirect» (Casi), et dont le chercheur souhaite l'intégration dans le calcul du bilan carbone des agrocarburants. Si c'était le cas, «ceux à base d'huile de palme présenteraient le pire bilan carbone du marché», avec ceux à base de soja.

Discriminer ces agrocarburants à «fort impact Casi» permettrait selon lui d'éviter qu'une surface de forêts tropicales de 45 000 km2, équivalente à celle des Pays-Bas, ne disparaisse d'ici 2030 rien qu'en Asie du Sud-Est. D'autant que d'autres secteurs, comme le transport aérien, pourraient s'intéresser aux carburants à base de palme ou de soja, ce qui serait catastrophique. Une position que la direction du Cirad ne soutient pas, voire contredit en minimisant en haut lieu les dégâts écologiques de l'huile de palme. Sans doute parce que cet établissement public possède des intérêts dans cette filière (vente de graines, etc), notamment via sa filiale PalmElit… créée en association avec le conglomérat Avril-Sofiprotéol. Proche de la FNSEA, ce dernier a bâti sa fortune (plus de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires) grâce aux agrocarburants à base de colza, certes moins climaticides que ceux à base de palme mais dopés aux pesticides, sans toutefois se priver d'importer de grosses quantités d'huile de palme.

Qui remportera le bras de fer et pèsera in fine le plus lourd auprès de l'exécutif ? L'alliance improbable de la FNSEA et Stéphane Travert avec les écologistes et Nicolas Hulot ? Ou Total, poids lourd du CAC 40 dont le patron, Patrick Pouyanné, répète que la bioraffinerie de La Mède est «soutenue par l'Etat au plus haut niveau», et qui s'est trouvé un allié de circonstance dans les industriels hexagonaux de l'armement soucieux de ne pas perdre de marchés en Asie du Sud-Est ?

A moins qu'une autre issue ne se dessine : un «en même temps» tout macronien. Nicolas Hulot a répété ces derniers jours dans les médias que l'«avenir n'appartient pas à l'huile de palme» et que la France «soutient une position forte» au niveau européen pour sortir progressivement des agrocarburants les plus nocifs. Allusion aux discussions en cours à Bruxelles, après un vote du Parlement de l'UE en janvier en faveur de la suppression de l'huile de palme dans les moteurs d'ici 2021. Voilà qui permettrait au gouvernement de contraindre Total à abandonner cette matière première sans remettre en cause les engagements de l'exécutif précédent ni créer de distorsion de concurrence en Europe - le groupe redoute surtout une interdiction franco-française -, tout en permettant au pétrolier de s'assurer de confortables marges en attendant.

Plan de sortie

«Total fera probablement comme ses concurrents ENI [en Italie, ndlr] et Neste Oil [en Finlande], qui ont fait tourner leurs raffineries avec le maximum d'huile de palme pendant deux ou trois ans, avant de diversifier leur approvisionnement avec des huiles plus chères, notamment parce que l'opinion publique n'est pas favorable à l'huile de palme», estime Fabien Cros, représentant CGT à La Mède. Le syndicaliste ne s'oppose pas à d'autres voies de reconversion de la raffinerie, ce que préconisent les Amis de la Terre. «Pourquoi ne pas développer ici des activités de recherche-développement autour des carburants et de l'hydrogène ? L'important, c'est que l'activité soit pérenne», dit-il. Total, qui affiche sa volonté d'être d'ici 2035 «LA major de l'énergie responsable intégrant le climat dans sa stratégie», n'a pas non plus intérêt à plomber son image avec l'huile de palme.

Déjà, plusieurs distributeurs de carburant se détournent de celle-ci. Leclerc l'a interdite, même si «en fait, c'est suite à des problèmes d'encrassement des moteurs quand le distributeur avait tenté d'en intégrer davantage à la fin des années 2000, avant la rupture technologique, l'hydrotraitement, qui permet le boom actuel», indique Sylvain Angerand, des Amis de la Terre. L'ONG a obtenu qu'Intermarché s'engage sur un plan de sortie d'ici trois ans. Et de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD, qui regroupe Casino, Auchan, Cora ou Carrefour) qu'elle demande au gouvernement de prendre en compte l'effet Casi pour distinguer les pires biocarburants. De leur côté, 13 députés LREM ont adressé le 21 mai une lettre ouverte au PDG de Total pour lui demander de renoncer à l'huile de palme. «Vous avez su faire un geste pour vos actionnaires en augmentant largement les dividendes […]. Vous seriez visionnaire en faisant à présent un geste fort pour la planète», écrivent-ils en pointant les excellents résultats financiers du groupe. Un geste qui permettrait aussi à tous, ou presque, d'éviter une mauvaise chute.

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