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Interview

Christophe Robert : «Le coût du logement est un poids insupportable pour les pauvres»

Délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, Christophe Robert alerte l’exécutif sur les dangers de nouvelles coupes dans les aides sociales et s’inquiète d’un délitement de la solidarité nationale.
par Grégoire Biseau et Tonino Serafini, Photo Samuel Kirszenbaum
publié le 10 juin 2018 à 17h36

Docteur en sociologie, Christophe Robert est délégué général de la Fondation Abbé-Pierre. Tout en dressant un bilan de l’action d’Emmanuel Macron dans les domaines de l’habitat et la lutte contre les exclusions, il met en garde le gouvernement contre la tentation de faire de nouvelles économies budgétaires en diminuant les prestations sociales, alors qu’il a déjà réduit l’aide personnalisée au logement (APL).

Emmanuel Macron a fêté sa première année à la tête de l’Etat. Son arrivée à l’Elysée avait-elle suscité des attentes parmi les associations de lutte contre les exclusions ?

Il y avait de fortes attentes car le candidat Emmanuel Macron avait dit des choses intéressantes sur plusieurs sujets. Je pense notamment à son discours concernant les jeunes des quartiers populaires. Il a reconnu que la République leur avait menti en leur disant, en substance, «si vous faites des études, si vous faites des efforts, vous vous en sortirez». Deux mois avant qu'il n'arrive à l'Elysée, en février 2017, il était venu, avec les autres candidats à l'élection présidentielle, à la remise de notre rapport annuel sur le mal-logement en France. Son discours sur le logement des personnes défavorisées [prononcé devant un auditoire de 3 000 personnes impliquées dans le domaine de l'habitat et de la lutte contre les exclusions, ndlr] avait surpris positivement. Il avait notamment expliqué pourquoi, au lieu de dépenser de l'argent pour héberger quelques jours ou quelques semaines des familles ou des personnes sans domicile à l'hôtel ou dans les centres d'hébergement, il fallait opter pour le «logement d'abord». C'est-à-dire proposer d'emblée un habitat pérenne aux personnes qui en sont dépourvues pour en faire le levier de leur réinsertion. Le jour de la présentation de notre rapport, Macron nous a dit : «Ça, c'est bien, je vais le faire.»

Que s’est-il passé une fois qu’il a été élu ?

Dès son élection, on s'est mis très vite à travailler avec les ministères compétents sur cette question. Et en septembre, le Président a lancé lui-même, à Toulouse, son plan «Logement d'abord» prévoyant notamment la construction de 40 000 logements «très sociaux» [aux loyers très minorés] par an, la mobilisation de 10 000 places dans les pensions de famille pour accueillir durablement des personnes seules très désocialisées, et la captation de 50 000 logements dans le parc privé destinés aux personnes mal logées, ainsi qu'une mobilisation des territoires sur la question des personnes exclues du logement. Tout cela allait dans le bon sens. Mais deux semaines plus tard, le gouvernement s'attaquait à l'APL, puis aux HLM…

Comment avez-vous réagi à ces annonces contradictoires ?

Je me suis demandé quelle cohérence il y avait à lancer un plan en faveur du «logement d’abord» si la loi de finances, qui touche l’APL et les HLM, va créer d’autres mal-logés ? Cette loi sucre 1,5 milliard d’euros par an aux HLM, ce qui correspond aux deux tiers de leurs fonds propres. On leur enlève une énorme part de leur capacité d’investissement et ce n’est pas pour construire davantage de logements pour les personnes en difficulté.

Emmanuel Macron a-t-il trahi ses engagements de campagne, selon vous ?

Non, je n’emploierais pas ce mot, car il a tenu certaines de ses promesses et notamment sur le «logement d’abord». On se demande cependant si ces contradictions ne révèlent pas une certaine vision d’Emmanuel Macron, où l’on considère que pour lutter contre la pauvreté, il convient de mettre en place quelques filets de sécurité… tout en lâchant la bride pour tout ce qui est des mesures structurantes. Le gouvernement a d’abord baissé de 5 euros par mois l’APL à tous les allocataires, y compris à ceux vivant sous le seuil de pauvreté, puis il a gelé la revalorisation de cette aide, puis il l’a supprimée pour les ménages modestes qui accèdent à la propriété. Ces mesures, comme celles qui concernent les HLM, ont été prises uniquement pour résorber les déficits publics.

Quelles sont les conséquences ?

Lorsque l'on coupe des vivres comme ça aux bailleurs sociaux, il faut trouver des fonds ailleurs… L'une des mesures principales du projet de loi Elan [Evolution du logement, de l'aménagement et du numérique, en cours d'examen au Parlement] consiste à faire monter en puissance les ventes de HLM pour compenser le désengagement financier de l'Etat. Actuellement, près de 8 000 logements sociaux sont vendus chaque année, souvent à leurs locataires qui accèdent à la propriété. Avec le projet de loi Elan, il est question de céder 40 000 HLM par an. Et on sait que les locataires du parc social n'ont pas la capacité financière d'en acquérir autant. Le texte cherche donc à permettre à des fonds d'investissement privés d'acheter des immeubles HLM en bloc et, à terme, de revendre les logements un par un en réalisant une énorme plus-value. On est en train de franchir une ligne dangereuse et nous sommes très inquiets car les HLM sont un instrument d'exercice de la solidarité très puissant, au même titre que les APL. Le gouvernement dit : «L'APL coûte toujours plus aux finances publiques.» Mais si le coût de l'aide augmente, c'est parce que la pauvreté augmente…

Justement, quel diagnostic fait la Fondation Abbé-Pierre sur la situation des personnes pauvres aujourd’hui en France ?

Pour les pauvres, ça va moins bien. Mais cela ne date pas de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. C’est un processus qui est engagé depuis longtemps. On compte un million de pauvres en plus depuis 2008. Et le coût du logement est devenu un poids insupportable sur les budgets de ces familles : les loyers, qui ont flambé de 60 % en une quinzaine d’années, sont au plus haut. Alors pour payer moins cher, elles vont habiter dans des logements plus petits, de moins bonne qualité, parfois insalubres…

Le macronisme est en train de théoriser une autre approche de la lutte contre la pauvreté : aider les gens à s’émanciper et à accéder à un emploi plutôt que de les aider avec des prestations. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes évidemment favorables à l’idée d’aider les gens à acquérir une capacité d’agir et de s’en sortir par eux-mêmes, avec la formation par exemple, en les accompagnant dans leurs parcours et dès le plus jeune âge. Le gouvernement a ainsi décidé de réduire le nombre d’élèves par classe, en les dédoublant dans les écoles des quartiers défavorisés. On veut donner à ces enfants plus de chances de réussir et c’est une bonne chose. Dans nos propres associations, nous considérons que s’attaquer aux causes profondes de la pauvreté est un enjeu important. Mais même si la reprise économique se confirme, avec à la clé une réduction du chômage, on sait qu’une partie de la population restera sur le côté. Disons les choses clairement : si cette théorisation d’une nouvelle approche de la lutte contre la pauvreté avait pour objectif d’habiller de nouvelles coupes dans les prestations sociales, ce serait vraiment scandaleux. Si c’est cela qui se profile, on va dans le mur.

Le gouvernement réfléchit à réformer la prime d’activité. Qu’en dites-vous ?

La prime d’activité résulte de la fusion du RSA activité et de la prime pour l’emploi. Elle donne un coup de pouce aux salariés pauvres ou touchant des bas salaires. Comme ce système mis en place depuis janvier 2016 marche bien et qu’un nombre de personnes plus important que prévu y a recours, ça coûte plus cher. Et là, le ministère de l’Economie semble dire : «On coupe.» Ce qui est en contradiction avec la promesse de campagne du candidat Emmanuel Macron, qui parlait d’augmenter la prime pour l’emploi.

Avez-vous l’impression que la société française est devenue réticente à l’idée de solidarité nationale ? Que les gens sont moins disposés à «payer pour les autres» ?

En partie, oui, et cela nous inquiète. Une partie de l’opinion épouse l’idée selon laquelle les bénéficiaires de minima sociaux et les plus pauvres «profitent» du système. Mais sérieusement, imagine-t-on ce que cela signifie de vivre avec un RSA, soit 490 ou 550 euros par mois ? Sans compter tous les salariés pauvres, occupant souvent des emplois à temps partiel, qui font deux heures de transports pour aller travailler deux heures payées au smic horaire. Si l’esprit de solidarité se délite, c’est notamment parce que la peur du déclassement s’est ancrée dans la société. Le spectre des gens qui se sentent fragilisés s’élargit. Outre la hausse d’un million de pauvres depuis 2008, le nombre de personnes sans domicile fixe a augmenté de 50 % entre 2001 et 2013. C’est très inquiétant. Mais ces chiffres ne percutent plus. Ça ne parle plus aux gens. Et le danger, c’est que les pouvoirs publics se saisissent de ce contexte pour faire des économies. Pour ne pas perdre cette bataille culturelle, il faut que la réalité de ce que vivent les personnes en situation de pauvreté soit plus visible. Il faut, je pense, montrer des situations de pauvreté concrètes. C’est là que les gens disent : «Mais ce n’est pas possible.»

Que répondez-vous à ceux qui veulent que les allocataires du RSA fournissent des heures de travail pour la collectivité ?

Cette question a toujours été mal posée. Certains considèrent que les allocataires du RSA doivent fournir des heures de travail parce qu’ils seraient redevables de quelque chose. Mais je répète qu’avec 500 euros par mois, on mène une vie de misère. La vraie question, c’est celle de l’accompagnement et la formation des personnes qui sont au RSA pour les aider à retrouver un emploi ou une activité. Je rappelle que la création du RMI, prédécesseur du RSA, avait eu pour corollaire un fort accompagnement sur la santé, l’emploi et le logement des personnes qui percevaient cette allocation dans un objectif de réinsertion. Cette dimension a considérablement diminué. Il faut donc poser la question du soutien qui doit être proposé aux allocataires du RSA, aux formes qu’il est possible de leur proposer afin de favoriser leur réinsertion.

Sur le terrain, les gens s’engagent-ils moins qu’avant dans des actions de solidarité ?

Nous ne sentons pas d’affaiblissement des solidarités sur le terrain. Sur la question des migrants, on a vu des maires de petites communes se mobiliser pour en accueillir, des entrepreneurs qui leur ont proposé des emplois, et localement, des gens qui sont allés les secourir, comme dans la vallée de la Roya. On constate aussi que globalement, les dons faits aux associations ne faiblissent pas. Il n’y a pas non plus de crise du bénévolat : la tendance est au multi-engagement. Les gens donnent un peu de leur temps à plusieurs associations en simultané et continuent à faire vivre la solidarité au quotidien. Mais cela ne suffira pas. On ne peut pas admettre que la puissance publique se désengage et qu’on «privatise» la solidarité.

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