Couverture d'un exemplaire du chef-d'oeuvre de George Orwell "1984" dans une librairie de Los Angeles, le 25 janvier 2017

Couverture d'un exemplaire du chef-d'oeuvre de George Orwell "1984" dans une librairie de Los Angeles, le 25 janvier 2017

afp.com/JUSTIN SULLIVAN

L'Express. George Orwell, écrivain des gens ordinaires* est à la fois une biographie et une explication de texte politique. Qui est orwellien en 2018 ?

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Kévin Boucaud-Victoire. Jean-Claude Michéa et Jean-Jacques Rosat, malgré leurs divergences. Le premier s'est fait connaître en 1995 avec Orwell, anarchiste tory publié chez Climats. Huit ans plus tard, il publie Orwell éducateur chez le même éditeur. Michéa est l'un de ceux grâce à qui le George Orwell politique et socialiste est réellement connu en France. Il a popularisé le terme d'"anarchiste conservateur", repris au sinologue Simon Leys, un des principaux biographes de l'écrivain, pour le décrire. Michéa, qui s'est décrit l'an dernier comme "un simple passeur" d'Orwell explique que le tempérament de l'Anglais combine le "sentiment légitime qu'il existe, dans l'héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d'acquis essentiels à préserver", avec "un sens aigu de l'autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celles que l'on serait tenté d'exercer soi-même)." Il prend néanmoins le soin de distinguer ce tempérament de sa pensée politique construite, qui est socialiste. Comme lui, sa pensée associe une critique radicale du capitalisme et du progrès, une défense presque libertaire de la démocratie et une attention particulière aux "gens ordinaires".

Et que pense votre second philosophe ?

K. B.-V. Maître de conférences en philosophie au Collège de France et directeur de collection chez Agone, Jean-Jacques Rosat n'a pas exactement la même vision, mais n'est pas moins orwellien. En effet, comme Orwell, il défend un socialisme démocratique et critique du progrès. Mais, contrairement à Michéa, il estime que définir Orwell comme un anarchiste conservateur a deux conséquences néfastes : 1) cela le condamne "à être un penseur irrémédiablement incohérent, un penseur qui cache derrière une façade socialiste une attitude politique profondément différente" ; 2) "si Orwell est fondamentalement un conservateur, tant comme homme que comme penseur, alors la gauche et l'extrême gauche ont eu raison d'avoir de forts soupçons à son égard dans le passé". La réalité est que les deux ont raison mais ne parlent pas de la même chose, car, pour Michéa, Orwell est un socialiste et il évoque plus sa sensibilité littéraire en parlant d'"anarchisme conservateur" que ses positions politiques.

À l'échelle internationale, s'inspirent d'Orwell ?

K. B.-V. Au niveau international, je citerais bien le linguiste libertaire Noam Chomsky. L'Américain et l'Anglais se rejoignent dans leur défense obstinée de la démocratie, de la liberté d'expression, d'un socialisme authentique, populaire et anti-théorique et dans leur parti pris résolument anti-autoritaire. Chomsky n'a d'ailleurs jamais caché être un lecteur d'Orwell. Enfin, je parlerais aussi du journaliste américain Thomas Frank. Sa critique d'une gauche embourgeoisée et enfermée dans son moralisme, au détriment des questions sociales, rappelle les critiques qu'adressait Orwell à son propre camp.

La notion de décence commune est très importante. Qu'est-ce aujourd'hui ?

K. B.-V. Déjà, rappelons ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas. Ce n'est pas un concept qui fait des classes populaires des classes intrinsèquement conservatrices ou rétrogrades. Ce n'est pas non plus un concept qui affirme que les opprimés sont naturellement bons, ce qu'Orwell nie. Il s'agit d'une notion qui traverse toute l'oeuvre de l'écrivain, mais qu'il ne prend jamais la peine d'expliquer. La notion est principalement théorisée dans De la décence ordinaire du philosophe Bruce Bégout et dans les livres de Jean-Claude Michéa. Pour le premier, elle est "la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal". Il ajoute qu'elle correspond à "un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste". En réalité, c'est juste un ensemble de comportements qui se développent au contact des autres. La décence commune provient de la pratique ordinaire de l'entraide, de la confiance mutuelle, des liens sociaux minimaux mais fondamentaux et de la banalité de la vie. Michéa, lui, la rattache aux travaux de l'anthropologue Marcel Mauss et ses successeurs de La Revue du Mauss. Il la définit alors comme la "réappropriation moderne de l'esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la "conscience morale" individuelle". Rappelons que l'anthropologue voit dans le don-contre don et dans le triptyque donner-recevoir-rendre le fondement de toute vie en communauté. Cependant, ce triptyque a aussi pour conséquence l'appropriation ou le potlatch - le don ostentatoire, qui peut humilier celui qui le reçoit s'il ne peut rivaliser. Pour Michéa, la common decency est un "sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas".

Oppose-elle une échelle de valeurs alternative à celle qui prévaut dans la compétition économique ?

K. B.-V. Oui, car elle peut finalement se trouver dans chaque geste qui échappe à la logique de l'homo oeconomicus, c'est-à-dire de l'égoïsme et du calcul froid et rationnel. Quand on prête un marteau à son voisin, plutôt que de le louer - il existe aujourd'hui des plateformes "collaboratives" pour cela -, on entre dans le champ de la common decency. De même quand on prête à son frère ou son meilleur ami de l'argent, alors qu'on sait qu'il n'aura pas les moyens de nous rembourser. Mais aussi, et surtout, lorsque l'on s'empêche d'humilier l'autre ou de le berner alors que rien ne nous l'interdit.

De manière plus politique, nous pouvons trouver de la common decency dans les mobilisations et les manifestations. C'est-à-dire dès que des gens ne se battent pas seulement pour leur propre intérêt - on entend souvent des commentateurs étonnés relever que tel ou tel secteur n'est pas concerné mais manifeste quand même ou soutient le mouvement - mais pour une idée de la société ou de ce que devrait être le service public. Un cran au-dessus, les zadistes - quelles que puissent être par ailleurs les critiques qu'on peut leur adresser - représentent l'aboutissement de cette logique. Pour rappel, ils se battent souvent contre un grand projet qu'ils jugent inutile, même s'il celui-ci ne les concerne pas directement. Au-delà, à Notre-Dame-des-Landes, on luttait "contre l'aéroport et son monde". Si on ne prend pas cela en compte, on ne comprend rien de ce qui se passe actuellement. Enfin, les zadistes essaient de recréer des modes de vie plus communautaires, et donc, consciemment ou pas, inspirés du don-contredon.

Quels hommes politiques tentent de construire cette "ligue des opprimés" dont rêvait Orwell ? Et peut-il vraiment et sérieusement y avoir un sens positif à la notion de "populisme" ?

K. B.-V. Je pense tout d'abord à Jean-Luc Mélenchon qui, dès 2010, répondait dansL'Express : "Populiste, moi ? J'assume !" Dès 2012, le programme du Front de gauche, L'Humain d'abord, tente de remettre les classes populaires au centre. Mais c'est à partir de 2014 que ça devient vrai. A cette période, influencé par l'expérience espagnole du parti Podemos et par ses inspirateurs que sont la philosophe belge Chantal Mouffe et son défunt mari l'Argentin Ernesto Laclau, des théoriciens postmarxistes du "populisme de gauche" et de la radicalisation de la démocratie représentative, Mélenchon publie L'Ère du peuple, chez Fayard. Le futur candidat de la France insoumise (FI) explique que "la gauche peut mourir" mais que le peuple en tant qu'entité sociale ne disparaîtra pas et qu'il faut s'appuyer sur lui. La campagne de la France insoumise en 2017, où le tribun a tout fait pour substituer le traditionnel clivage gauche-droite à celui de peuple-oligarchie, en constitue le prolongement. Il peut sûrement encore aller plus loin dans cette direction. Sans oublier sa fascination pour le progrès, dont on sait, au moins depuis Georges Sorel, qu'il s'agit d'une "illusion" bourgeoise. De ce point de vue, il aurait à apprendre de la lecture d'Orwell. Mais peut-être que, dans le champ politique, le plus orwellien est François Ruffin. Certes, sa grande référence est Antonio Gramsci - bien que dans un Fakir de 2016, il utilise le terme de common decency. Son empathie sincère vis-à-vis des classes populaires en fait un authentique populiste, dans le sens positif du terme. Toute son action politique est construite à partir des préoccupations des gens ordinaires et c'est comme cela qu'il a pu se faire élire député, contre toute attente.

*George Orwell, écrivain des gens ordinaires, de Kévin Boucaud-Victoire, éd. Vraiment alternatifs, 96 p., 15 ¤.