Affaire Dreyfus, laïcité... Quatre combats de Clemenceau qu'il faut connaître

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Affaire Dreyfus, laïcité... Quatre combats de Clemenceau qu'il faut connaître

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Georges Clemenceau en 1919
Georges Clemenceau en 1919
© Getty - Hulton Archive

100 ans après la fin de la Grande Guerre, Emmanuel Macron part célébrer Georges Clemenceau en Vendée ce mercredi 13 juin. Pour comprendre pourquoi la pensée du Tigre irrigue encore la politique, retour sur quatre de ses engagements idéologiques avec l'historien Michel Winock.

Emmanuel Macron part ce mercredi 13 juin sur les traces de Georges Clemenceau, connu pour avoir été le principal signataire du Traité de Versailles. C'est d'ailleurs dans le cadre des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale que le président se rendra à Mouilleron-Saint-Germain et à Mouchamps, pour célébrer cette grande figure des premières décennies de la IIIe République.

Personnalité clivante, soumis à l'hostilité d'une partie de la droite qui voyait en lui un "laïcard", et d'une partie de la gauche qui le considérait comme un ennemi de la classe ouvrière, Clemenceau était un homme de convictions. Un homme de duels au sens propre (il a croisé le fer une douzaine de fois). On revient sur quatre de ses combats politiques et philosophiques, depuis l'affaire Dreyfus jusqu'à la laïcité, grâce à l'historien Michel Winock : auteur d’une biographie de Clemenceau, il était venu sur France Culture en juin 2016, dans l'émission "Concordance des temps", parler de l'actualité du "Tigre". 

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Actualité de Clemenceau, Concordance des temps, 25/06/2016

59 min

1. Une action déterminante dans l'affaire Dreyfus

Émile Zola, "J'accuse…!" Le titre de cet article entré dans l'Histoire a été trouvé par Clemenceau
Émile Zola, "J'accuse…!" Le titre de cet article entré dans l'Histoire a été trouvé par Clemenceau

Au moment où éclate l'affaire Dreyfus en 1894, Clemenceau a déjà derrière lui une expérience politique, mais affaibli par le scandale de Panama - une affaire de corruption liée au canal de Panama - et le soutien qu'il a apporté au général Boulanger, il ne vit plus alors que de sa carrière de journaliste. Il possède son propre journal_, La Justice_, dans lequel il se fend d'un violent éditorial en décembre 1894 à l'égard du "traître", avant de se désintéresser de l'affaire jusqu'en 1897. 

C'est seulement au moment de la deuxième affaire Dreyfus (1898-1899) que le Tigre entre en scène, finalement convaincu par Mathieu Dreyfus, le frère du condamné, puis par le vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, que ce dernier est innocent. Clemenceau devient alors l'un des leaders politiques du dreyfusisme avec Jean Jaurès. C'est dans le nouveau journal L'Aurore, où on l'a invité à publier suite à la disparition de La Justice, qu' il exprime pour la première fois son scepticisme sur l'affaire, en novembre 1897

Ce qui fait évidemment l’hésitation de quelques consciences, c’est que certaines pièces du procès ont été soustraites au regard de tous, dans l’intérêt supérieur de la France, nous a-t-on dit. C’est aussi que l’expertise en écriture sur laquelle se fonde la condamnation a parfois été reconnue de certitude douteuse devant les tribunaux. C’est qu’enfin Dreyfus est juif, et qu’une campagne antisémite prolongée a créé dans une partie de l’opinion française un préjugé violent contre le peuple de qui nous vint Jésus.

Les doutes du Tigre sur la culpabilité d'Alfred Dreyfus se muent en certitude de l'innocence du colonel. Notons que c’est Clemenceau qui trouva le célèbre titre "J'accuse...!" pour l'article de Zola, paru dans L'Aurore le 13 janvier 1898 - avec le concours d’Ernest Vaughan, le directeur du journal.

Enfin, comme l'expliquait Michel Winock, Clemenceau n'a eu de cesse de batailler pour que Dreyfus soit totalement blanchi, même après qu'il a été gracié  :

En 1899, Dreyfus est gracié par le président Loubet. Clemenceau continue la bataille jusqu’en 1906 pour en arriver à la décision de la chambre de cassation de casser le procès de 1894. [...] Il a réuni tous ses papiers sur l'affaire en sept volumes.

2. Un "inexprimable dégoût" pour la peine de mort

L'Exécution d'Emile Henry. Illustration parue dans Le Progrès illustré, juin 1894
L'Exécution d'Emile Henry. Illustration parue dans Le Progrès illustré, juin 1894

"Je ne connais pas de système plus clairement régressif que la croyance sincère où sont quelques hommes que la société humaine, pour se maintenir, a besoin de verser le sang de ceux qui transgressent ses lois“, estimait Georges Clemenceau. 

Plusieurs décennies avant l'abolition de la peine de mort en 1981, le Tigre exprimait son dégoût pour la peine capitale dans La Justice. C'était en mai 1894, dans un texte intitulé "La guillotine", dans lequel il décrivait l’exécution publique de l’anarchiste Emile Henry :

Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects. (…) Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance. Que les barbares aient des mœurs barbares, c’est affreux, mais cela s’explique. Mais que des civilisés irréprochables […] ne se contentent pas de mettre le criminel hors d’état de nuire, et qu’ils s’acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu’on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive.

En septembre 1917, l'émission "C'était à la Une" d'Emmanuel Laurentin proposait une lecture de cet article de Clemenceau

Georges Clemenceau contre la peine de mort. Article paru dans "La Justice", 23 mai 1894

4 min

3. La colonisation : "Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit !"

Ferry, Clemenceau et Brisson, dessin satirique sur l'affaire du Tonkin, 1885
Ferry, Clemenceau et Brisson, dessin satirique sur l'affaire du Tonkin, 1885

Georges Clemenceau s'est opposé très tôt à la colonisation. Il était même l'un des précurseurs de l'anticolonialisme, et s'est illustré sur ce sujet par ses joutes oratoires avec Jules Ferry à la Chambre des députés en 1885. Et si les raisons de cet engagement étaient en partie patriotiques - la colonisation supposait la dispersion des forces françaises armées -elles étaient aussi philosophiques, explique l'historien Michel Winock :

Jules Ferry avait dans son argumentation en 1885 énoncé les raisons pour lesquelles les Européens devaient coloniser, et en particulier cette idée qu’il y avait des responsabilités, une mission de la part des "races supérieures", disait-il, vis-à-vis des "races inférieures" pour leur apporter la civilisation. Et dans le grand discours par lequel Clemenceau réplique à Jules Ferry, il y a une modernité d’une tonalité extraordinaire (...) Lui, dès les années 1880, se prononce contre le colonialisme en disant clairement : “Il n'y a pas de races inférieures, il n’y a pas de races supérieures, il n’y a qu’une seule et même humanité.”

Voici un extrait du discours en question, que Clemenceau a tenu à la Chambre des députés le 30 juillet 1885, en réponse à un discours tenu par Jules Ferry à ces mêmes députés deux jours auparavant :

Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! 

4. La laïcité, condition  de la République

"L’Eglise a constitué et constitue encore un parti politique ; elle ne peut se résigner à entrer dans la société civile au même titre que d’autres cultes et à y jouer simplement le rôle d’une association parmi d’autres associations" estimait Clemenceau, qui par son éducation était profondément laïc. Le Tigre était en effet convaincu que pour s'établir, la République devait tenir l’Eglise à distance, explique Michel Winock : 

Il n’est pas anti-religieux, et même il respecte tant l’histoire des religions qu’il en parle beaucoup dans son dernier livre, "Au soir de la pensée”. Ce n’est pas quelqu’un qui méprise la spiritualité, mais il a cette conviction que l’Eglise est un obstacle à la fondation d’une société démocratique et républicaine. Et du reste, il a pour sa démonstration toutes les encycliques romaines du XIXe siècle, et même d’une bonne partie du XXe siècle, qui refusent le principe même de liberté de pensée, de liberté religieuse, sans parler de liberté de la presse, etc. (...)

Dès ses premiers programmes d’élu et de candidat aux élections, Clemenceau exprime le souhait d'une séparation entre l’Eglise et l’Etat. Il vote naturellement en sa faveur en 1905. 

L'historien Michel Winock soulignait également que Clemenceau se plaisait à rappeler que les racines de notre civilisation étaient chrétiennes, mais aussi greco-romaines : “En même temps il y a une tolérance chez lui : dans la discussion sur faut-il tolérer une école privée catholique en face de l’école publique, il dit oui, parce que l’école républicaine n’a pas à craindre la concurrence. Elle doit montrer précisément que c’est elle qui est la meilleure.