La fabuleuse audace de Jean Robert-Charrier, plus jeune directeur de théâtre parisien

À seulement 34 ans, il dirige la Porte-Saint-Martin, une vieille institution qui peut se vanter d’être la plus grande scène de Paris. Mais la jeunesse n’est pas la seule qualité de Jean Robert-Charrier qui dynamite le train-train des théâtres privés. Portrait.
La fabuleuse audace de Jean RobertCharrier plus jeune directeur de thâtre parisien
Charlotte Robin

« Même quand je suis en vacances, il n’y a pas une heure où je ne pense pas à lui… à Martin. » C’est avec des accents romantiques que Jean Robert-Charrier parle de ce théâtre dont il connaît les moindres recoins. « Son » théâtre, dit-il, avec lequel il ne fait plus qu’un. En bon maître de céans, il se promène, trousseau de clefs en main, dans ce dédale de loges, de coulisses, de machineries. Il salue tout ce petit monde qu’il dirige, et qui « l’a toujours sur le dos », surtout depuis qu’il s’est installé dans l’appartement du dessus. Ses proches lui ont déconseillé d’habiter sur son lieu de travail, d’élire domicile dans ces vieux murs. Ils l’ont même prévenu qu’il allait finir par « sentir le renfermé ». Pourtant, Jean Robert-Charrier n’a jamais été plus heureux que depuis qu’il a posé ses valises à l’étage du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, il y a un mois. « Ça m’a changé la vie », assure-t-il. De toute manière, il n’est pas du genre à fainéanter dans ses appartements. Il passe le plus clair de son temps dans son bureau où défilent les grands noms du théâtre français, comédiens, comédiennes et metteurs en scène. Au mur, une grande affiche d’une pièce mise en scène par Laurent Terzieff, son idole, et une photo de Sabine Azéma, qu’il rêverait de faire jouer. Juste avant nous, Zabou Breitman s’est assise dans ce fauteuil en cuir noir. Elle venait convaincre Jean Robert-Charrier de reprendre sa pièce avignonnaise, Logiquimperturbabledufou. Un succès au dernier Festival, mais lui n’en voulait pas. Une heure plus tard, l’actrice est ressortie avec un nouveau projet : un classique signé Feydeau, La Dame de chez Maxim, qu’elle montera ici en septembre 2019.

Jean Robert-Charrier est finalement un accoucheur d’idées – c’est ainsi qu’il définit le cœur de son métier. Comme quand, autour d’un dîner, il réunit Catherine Hiegel et Vincent Dedienne. Ces deux-là voulaient travailler ensemble, lui seul le savait. Après quelques verres de vin rouge, le projet du Jeu de l’Amour et du Hasard naissait. Ce sera le carton de la saison. Jean Robert-Charrier semble avoir tout compris aux attentes du public, mais aussi à celles des artistes. Voilà pourquoi ils se pressent tous dans ce bureau où guette l’œil vif de Sabine Azéma. Mais aussi parce que ce jeune directeur de théâtre, âgé de seulement 34 ans, possède une qualité qui se fait rare : l’audace.

Le nouveau Rastignac

Certains diront même le culot. Le terme, aussi gaulois soit-il, revient à plusieurs reprises dans notre conversation, tant on lui a dit, au cours de sa prometteuse carrière, qu’il en avait… « du culot ». Rembobinons donc un instant son incroyable ascension.

Enfant, Jean Robert-Charrier a la chance d’avoir une maman qui le baigne très tôt dans l’art dramatique, le vrai, le pur, « jamais de boulevards », précise-t-il. De leur Tours natal, elle l'emmène régulièrement dans la capitale pour voir des spectacles où s’illustrent les plus grands. Élève brillant, Jean se destine à devenir avocat, mais une pièce, une représentation, va complètement changer sa vie. C’était en 2003, au Théâtre Rive Gauche, avec Laurent Terzieff, déjà lui, interprète et metteur en scène du Regard de Murray Schisgal.

« – Alors, j’ai immédiatement su que c’était ce que je voulais faire.

– Jouer ? l’interroge-t-on naïvement

– Non, Terzieff… »

Dans la voiture du retour, il annonce à sa mère qu’il abandonne son droit et qu’il sera désormais comédien. Seulement quinze jours plus tard, il débarque à Paris et réussit le concours d’un conservatoire de banlieue. Puis, six mois après, il intègre le Cours Florent, dont il démissionnera rapidement, puisque tous les péquenauds de sa promo ne connaissaient même pas le fameux Terzieff. Il entre alors au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en tant que déchireur de billets, et ne voudra plus jamais en partir.

Deux jours après avoir été engagé, il écrit une longue lettre à l’administratrice de l’époque pour lui témoigner son admiration et son envie de faire le même métier. En retour, elle rit, se moque un peu, mais est impressionnée, voire charmée, par « tant de culot » justement. Le hasard fait bien les choses : son assistante prend des congés, elle demande à Jean Robert-Charrier de la remplacer. Cet ambitieux de 20 ans prend sa nouvelle mission tellement à cœur qu’il ira déposer un dossier sur le bureau du directeur Jean-Claude Camus, dans lequel il détaille un projet de réforme pour le théâtre. Là encore, son audace est récompensée : il est installé dans un petit cagibi, payé au SMIC, mais libre de dépoussiérer comme il le souhaite. Jean Robert-Charrier crée un site Internet – quasi-révolutionnaire pour un théâtre privé en 2004 –, met en place une charte graphique et impose un règlement au personnel. « C’était Woodstock, se souvient-il, les ouvreuses n’avaient pas d’uniforme, se promenaient pieds nus, clope au bec pour placer les gens. »

En parallèle de ces travaux colossaux, il prend des cours du soir : finance, comptabilité, ressources humaines… Des sujets qui ne le passionnent pas, mais nécessaires pour espérer, un jour, diriger cet établissement. Par surprise, ladite administratrice annonce qu’elle prend une retraite anticipée, certainement lasse de l’omniprésence de ce jeune premier. Alors qu’il en a longtemps rêvé, Jean Robert-Charrier hésite un instant avant d’accepter le poste qu’on lui propose : co-diriger avec Jean-Claude Camus les théâtres de la Porte-Saint-Martin, du Petit Saint-Martin et de la Madeleine. À seulement 25 ans, est-il prêt à se marier à une si prestigieuse institution et, il le sait, renoncer ainsi à son ancienne vie ? Fidèle à ses aspirations de chien fou, il plongera pourtant la tête la première dans ce nouveau défi.

Amanda Lear, divine, et Vincent Dedienne, divin

De l’audace, il en a encore quand il repense entièrement la ligne artistique de ce vieux théâtre inauguré en 1781. Dans ses débuts, il fait tout de même perdurer la tradition du boulevard, par facilité certainement. La première pièce qu’il programme est un triomphe : Panique au Ministère, avec en tête d’affiche Amanda Lear qui rameute les fans. « Amanda Lear, ce n’était vraiment pas ma culture, avoue cet amoureux de grands textes, mais il ne faut pas être snob. » Il ne le sera pas, et écrira même une pièce, sa première, Divina, pour l’ex-égérie de Salvador Dali. L’écriture, il s’y essaiera à deux autres reprises – pour deux autres blondes iconiques – Nelson avec Chantal Ladesou, puis Jeanne avec Nicole Croisille. Après ces vaudevilles qui se soldent toujours par des succès financiers – à l’image de La Cage aux Folles avec Didier Bourdon et Christian Clavier –, il choisit de revenir à ses premières amours. Le départ de Camus en 2015, qui le laisse seul aux commandes, le conforte dans ses prises de position. Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin n’aura alors plus rien à envier aux spectacles exigeants de la Comédie Française ou de l’Odéon.

Chaque année, Jean Robert-Charrier propose deux créations dites « grand public » mais tout de même inventives et intelligentes, puis une reprise du théâtre subventionné, qui n’attire pas les foules mais qui lui paraît nécessaire. Ce pont inédit entre le public et le privé lui a d’ailleurs souvent été reproché. La programmation de la saison 2017/2018 illustre parfaitement la recette idéale de la Porte-Saint-Martin. De septembre à décembre derniers, Michel Fau y a monté un formidable Tartuffe, baroque à souhait. Suivi en janvier de Catherine Hiegel et son Jeu de l’Amour et du Hasard, avec Vincent Dedienne, Laure Calamy et Clotilde Hesme. « Plein de jeunes qui ne savaient pas qui était Marivaux sont venus pour voir les cabrioles de Dedienne et sont ressortis ravis par l’œuvre en général ». Chaque soir, cette salle de 1050 places était pleine à craquer et applaudissait à tout rompre.

Avant l’été, Jean Robert-Charrier a choisi L’Oiseau Vert, mis en scène par Laurent Pelly, qu’il avait adoré au Théâtre national populaire de Villeurbane. La pièce – un conte philosophique qui jongle entre Voltaire et Perrault – est à l’image du lieu : magique, tout simplement. Un moment qui nous rappelle toute la singularité de la Porte-Saint-Martin dans cet agglomérat de théâtres parisiens.

Ah, tiens, quelle est-elle justement cette particularité ? On lui pose innocemment la question, comme il l’avait lui-même posée à son mentor, Laurent Terzieff, il y a quelques années. « Que ça soit du boulevard ou des grandes tragédies, la Porte-Saint-Martin doit être un gage de spectacles grandioses et ambitieux. Nous avons quand même la chance d’avoir le plus grand plateau de Paris », répond-t-il. Ce défi, lui qui aime tant s’en lancer, est sans aucun doute réussi. Jean Robert-Charrier s’est donné corps et âme pour l’accomplir, même s’il sait, qu’un jour, il devra faire ses cartons. « Et il continuera à faire sa vie sans moi, Martin. Exactement comme à la fin d’une histoire d’amour. »

L'Oiseau Vert, une fable de Carlo Gozzi, traduction Agathe Mélinand, mise en scène, décors et costumes Laurent Pelly, actuellement au Théâtre de la Porte-Saint-Martin