Cinéma : Cinquante nuances de « Grease »

Petit budget, studio réticent, et des acteurs principaux (jeunes et moins jeunes) pas vraiment confirmés, le tournage de « Grease » ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. Mais le producteur Allan Carr a fait de son film l’une des plus grandes comédies musicales américaines de tous les temps (sans parler de sa BO) et le tremplin d’une méga-star. John Travolta, Olivia Newton-John, Stockard Channing et d’autres membres de la distribution ont raconté à Michael Callahan comment l’épopée Carr a commencé.
Comment « Grease » est devenu l'une des plus grandes comdies musicales amricaines de tous les temps
Paramount Pictures/Fotos International/Getty Images

Le film musical américain le plus célèbre du XXe siècle a été produit à la va-vite, planifié en cinq semaines et tourné en deux mois avec un budget assez faible – six millions de dollars –, le directeur de la Paramount Barry Diller ayant refusé d’allouer davantage à ce projet « à la guimauve ». L’actrice principale, ni américaine ni reconnue, était trop âgée, la musique inégale, la chorégraphie et la mise en scène le plus souvent improvisées. Les rôles secondaires étaient tenus par un groupe hétéroclite de has been tout droit sortis des années 1950 et Jeff Conaway, qui incarnait Kenickie, l’un des personnages principaux, était ingérable (il finira emporté par une overdose à 60 ans). Le film aurait pu succomber sous le feu incessant d’injonctions contradictoires. Mais Grease était produit par Allan Carr et, à la fin, c’est ce qui a permis que la sauce prenne et que ces fadaises mièvres se transforment en œuvre-culte sur Celluloïd. Le producteur parvient à lui seul à ressusciter un genre alors moribond et à faire de son interprète principal, John Travolta, l’acteur le plus bankable de l’époque. La version théâtrale de Grease est toujours l’un des spectacles de fin d’année favoris dans les écoles et le 31 janvier dernier, sur la Fox, le film a même été réinterprété en direct le temps d’une soirée événement. « Sans Allan pour faire le show, on ne s’en serait pas sorti, reconnaît aujourd’hui John Travolta, qui a porté le film avec son rôle de bad boy au grand cœur, Danny Zuko. Il tenait la baraque. »

« Allan, perché sur son chariot de travelling, en caftan, bras tendus vers le ciel tel Moïse, nous haranguait : “Mes enfants, mes enfants, approchez-vous.” Alors, il nous faisait son rapport quotidien et nous expliquait comment notre travail était perçu au studio, se souvient Dinah Manoff, qui jouait Marty, l’une des Pink Ladies. Allan était vraiment unique. C’était lui, la star de Grease. »

Le film est né de l’amitié entre un publiciste, Jim Jacobs, et un professeur de dessin de lycée, Warren Casey. Les deux hommes se rencontrent dans un groupe de théâtre amateur de Chicago au début des années 1960. Jacobs était un ancien lycéen gominé et Casey un ex-bûcheur studieux. À la fin d’une soirée organisée par leur troupe, en écoutant Led Zeppelin, les deux amis regrettent que les grands morceaux de doo-wop des années 1950 soient passés de mode. Leur accès de nostalgie les incite à écrire une comédie au son de cette musique, sur un tas de lycéens bons à rien. Ils l’appelleront Grease, en hommage à l’ère des cheveux, de la nourriture et des moteurs gras. La première de cette histoire d’adolescents, crue, vulgaire et graveleuse a lieu le 5 février 1971, dans une ancienne grange de Chicago.

Un an plus tard, le spectacle débarque à New York, où il est donné off-Broadway, à l’Eden Theatre. C’est là que Carr le découvre et décèle immédiatement son potentiel cinématographique. Ralph ­Bakshi (le réalisateur du premier film d’animation classé X, Fritz the Cat) avait déjà acquis les droits, mais Carr les récupère pour 200 000 dollars et propose le projet au studio Paramount, qui donne son feu vert sans enthousiasme. Carr s’attache les services d’un réalisateur débutant d’à peine 30 ans, Randal Kleiser – camarade de chambrée de George Lucas à l’université – qui engage un jeune écrivain du Sud, Bronte Woodward, pour l’aider à adapter le scénario. La mouture initiale, présentée au studio en décembre 1976, démontre à quel point Grease aurait pu être radicalement (et affreusement) différent.

Comment le film « Grease » est-il devenu l'une des plus grandes comédies musicales américaines de tous les temps ?

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Un casting épique

Pour le rôle de Danny, la Paramount choisit Henry Winkler, le Fonzie de la série Happy Days, la série populaire d’ABC, mais l’acteur, craignant d’être catalogué, préfère décliner. Stigwood, le coproducteur de Carr, propose alors John Travolta, jeune révélation masculine de la série Welcome Back, Kotter doté d’une très belle nature de cheveux, avec qui il avait signé un contrat pour trois films. L’acteur a grandi dans une maison où il y avait de la musique tout le temps (« Chez moi, on se serait cru dans un épisode de Glee », dit-il maintenant), joué Doddy, l’un des ­Burger Palace Boys (qui deviendraient plus tard les T-Birds), dans la troupe théâtrale itinérante de Grease et fait équipe avec Kleiser dans L’Enfant bulle, un téléfilm pour ABC. Accord conclu : il tournerait d’abord La Fièvre du samedi soir avec Stigwood, mais il serait de l’aventure.

Trouver une actrice pour jouer Sandy, la gentille fille censée faire contrepoids à un Travolta en Danny gominé, s’avère plus épineux. Kleiser visionne les rushes du nouveau film que son vieux copain George Lucas est en train de tourner – Star Wars – pour voir si Carrie Fisher, premier rôle féminin, ne peut pas faire l’affaire. Incapables de se prononcer sur ses capacités d’actrice et de chanteuse, Kleiser et Carr se lancent sur d’autres pistes, parmi lesquelles Susan Dey de la série The Partridge Family, Deborah Raffin et la chanteuse toute en dents Marie Osmond, qui tient la corde mais cale finalement devant la transformation de la gentille Sandy en bad girl. Lors d’un dîner, Carr rencontre Olivia Newton-John, une chanteuse de country australienne blonde, et lui propose le rôle, mais celle-ci – qui a fait ses débuts au cinéma en 1970 dans Toomorrow, un film de science-fiction anglais qui n’a pas rencontré le succès – n’est pas très enthousiaste. « J’étais très inquiète à l’idée de revenir au cinéma parce que ma carrière musicale se portait bien, dit-elle, et je ne voulais pas la gâcher en tournant un autre navet. » Kleiser n’est pas convaincu non plus. « Je me rappelle l’avoir rencontrée pour la première fois à cette soirée et avoir pensé : “La vache, qu’elle est coincée ! Mais comment on va faire pour la transformer en salope ?” »

Travolta, lui, partage l’intuition de Carr. « Elle avait une voix extraordinaire et je suis convaincu que personne, dans tout l’univers, n’aurait pu jouer Sandy mieux qu’elle », déclare-t-il, estimant que la choisir alors, c’était comme « donner le rôle à Taylor Swift aujourd’hui ». Il veut absolument la convaincre. « Je n’ai jamais laissé tomber, dit-il. J’ai insisté pour qu’on la rencontre et qu’on l’auditionne. » Mais Olivia Newton-John ne se laisse pas faire si facilement : elle ne peut pas prendre l’accent américain ; elle demande à faire un bout d’essai pour mesurer son degré d’alchimie avec Travolta ; et, à 29 ans, elle s’inquiète de paraître beaucoup plus âgée que son partenaire, qui en a 23. Une à une, ses objections sont levées : Carr réécrit le scénario pour que Sandy soit Australienne ; il lui permet de faire un test, qu’elle réussit avec brio (« L’entente était parfaite », dit-elle) ; et le chef op’ Bill Butler utilise des objectifs doux pour la rajeunir. Pendant ce temps, le casting continue. Jeff Conaway, qui jouait dans la pièce off-Broadway sera Kenickie, l’ailier droit boute-en-train. Lucie Arnaz est pressentie pour incarner Rizzo mais le rôle est attribué à la dernière minute à Stockard Channing, dont Carr est l’agent. Véritable coqueluche de Hollywood après avoir partagé l’affiche de La Bonne ­Fortune avec Warren Beatty et Jack Nicholson en 1975, sa carrière n’ira pourtant pas beaucoup plus loin.

À 33 ans, Channing est la plus âgée des têtes d’affiche. Craignant que les lycéens de Rydell High ne ressemblent plutôt à leurs parents, Kleiser finit par leur faire passer ce qu’il appelle le « test de la patte d’oie ». Pendant les auditions, « je m’approchais d’eux pour voir s’ils avaient des pattes d’oie autour des yeux, et s’ils en avaient, c’est qu’ils avaient dépassé l’âge au-delà duquel il n’était plus possible de faire illusion, dit-il. Les lycéens n’ont pas de pattes d’oie. »

« Allan est venu sur le plateau avec un feutre marron et il a commencé à dessiner des taches de rousseur sur mon nez afin de me rajeunir, ajoute Channing. Je me suis écriée que je n’avais pas l’air plus jeune ! Juste plus sale ! »

Il n’y a pas que là que Carr déploie ses talents d’animateur. Elvis – qui meurt en août 1977 pendant le tournage de Grease à Los Angeles – est pressenti pour jouer Teen Angel, mais c’est Frankie Avalon qui a le rôle. L’acteur a le vertige et manque de compromettre toute la scène de « Beauty School Dropout » quand il comprend qu’il faut descendre trois niveaux d’un escalier glissant dépourvu de rampe. « Ça m’a vraiment paniqué, se souvient-il. Après la seconde prise, j’ai dit à Randal qu’il devrait couper cette scène. Je ne pouvais pas la faire. » (Pour vaincre ses résistances, Kleiser met des matelas de chaque côté de l’escalier.) Steven Ford, le fils du président Gerald Ford, est retenu pour incarner Tom Chisum, le joueur de football musclé, mais « juste après les répétitions de danse, il a disparu », se souvient Kleiser. Carr propose alors à Lorenzo Lamas, le futur motard chasseur de primes du Rebelle alors âgé de 19 ans, de prendre le rôle, après un tout petit changement. « Ils m’ont dit qu’il fallait que j’aie les cheveux plus clairs, car j’étais une armoire d’1,90 mètre et qu’il ne fallait pas que je ressemble à un des gars de la bande des T-Birds, explique Lamas. Ils m’ont donc envoyé me faire teindre en blond sur Rodeo Drive. » Il rit. « Pour jouer dans ce film, je me serais même teint en violet ! »

Carr balance une nouvelle bombe en choisissant un célèbre acteur porno, Harry Reems, célèbre récipiendaire des faveurs orales de Linda Lovelace dans Gorge profonde en 1972, pour interpréter l’entraîneur Calhoun. « On avait l’impression que tout était permis, explique Kleiser. C’était la révolution sexuelle et les stars du porno commençaient à être acceptées dans les médias. Je n’imaginais pas que ça poserait le moindre problème. Mais la Paramount, si. » Le studio met son veto et le rôle est finalement attribué à Sid Caesar. Rongé par la culpabilité, Carr compense la déception de Reems par un chèque de 5 000 dollars sur ses deniers personnels.

En juin 1977, le tournage commence sur le campus du lycée Venice High School de Los Angeles. Un choix qui laisse Jim Jacobs perplexe. « J’étais très déçu qu’ils tournent en Californie car cette histoire, c’est vraiment celle des jeunes des villes industrielles de l’Est et du Midwest, confesse l’auteur. Pas le genre océan et plages de sable blanc. » Il prie Carr de ne pas diluer la graisse de Grease. Comme toujours, le producteur a sa propre vision des choses.

Dans le scénario, Grease, c’est bien sûr l’histoire de Danny et Sandy, mais aussi celle des petits voyous et des pétasses mâcheuses de chewing-gum qui peuplent leurs années lycée. Carr a deviné – avec justesse – que ce qui intéresse le grand public, c’est la love story entre Travolta et Newton-John, dans une débauche de lumière crémeuse et de voitures à ailerons, au son de nouvelles chansons populaires à fort potentiel radiophonique. Les fidèles de la version originale, comme la chorégraphe Patricia Birch (une des interprètes de West Side Story à Broadway, formée à la danse par Martha Graham et Agnes de Mille), assistent, impuissants, à la transformation de leur comédie musicale piquante en milk-shake sucré. « Je me suis battue contre les palmiers, dit-elle, et j’ai perdu. »

La plus grande modification concerne « Greased Lightning », moment fort pour Kenickie dans la version théâtrale, récupéré dans le film par Danny. « Je dois être complètement honnête avec vous, confie Travolta. Cette scène, je la voulais. Et comme j’avais du poids, je l’ai eue. » Jeff Conaway est mécontent, on le comprend, de voir son unique solo du film lui échapper, mais se console dans les bras d’une ribambelle de figurantes. « Il était déchaîné, confirme Channing à qui Conoway a fait un vrai suçon pendant leurs scènes de pelotage face caméra. C’était devenu un sujet de blague récurrent, parce que pendant les pauses déjeuner, sa caravane tanguait vraiment beaucoup. » Barry Pearl, qui a joué le T-Bird Doody, ajoute : « Il tripotait les filles comme un bandit. »

Cet été-là, il fait une chaleur écrasante à Los Angeles, ce qui rend les scènes de danse – en particulier celle de la ­National Banstand, filmée en cinq jours dans le gymnase du lycée, fenêtres closes – particulièrement pénibles. Michael Tucci, qui interprète le T-Bird Sonny LaTierri, doit être conduit aux urgences après s’être évanoui. « On crevait de chaud, dit Didi Conn. C’était mon anniversaire, ils m’ont fait un gâteau et il a fondu. »

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« Sens mon doigt »

Le tournage doit être suspendu car Kleiser s’infecte le pied dans l’eau sale du fleuve Los Angeles lors de la course de voiture sur Thunder Road. John Travolta vient rendre visite au réalisateur dans sa caravane pour lui prodiguer un soin scientologue, « l’assistance tactile ». De l’index, il le touche un peu partout en lui répétant inlassablement : « Sens mon doigt. » « J’étais couché avec la fièvre et lui, il me donnait des petits coups avec son doigt encore et encore et moi, je devais dire : “Oui, je le sens”, et lui répondait “Merci”. Pendant une heure. Puis il est parti. Le lendemain, je me sentais mieux et, bien entendu, il a clamé sur tous les toits que c’était grâce à l’assistance tactile. »

Allan Carr le sybarite, à qui on n’a jamais connu la moindre liaison sérieuse, ne sait rien faire d’autre que passer du bon temps. Rien d’étonnant à ce que le plateau de Grease ressemble à une soirée pyjama géante. « Dans une comédie musicale, si on ne s’amuse pas, ça ne marche pas, affirme Travolta. Le jeu, c’est l’essence même du genre. »

Carr fait défiler une foule éclectique d’invités sur le plateau, dont Uri Geller, Rudolf Noureev, Jane Fonda et Kirk Douglas. Pendant le tournage de « Summer Nights », Kleiser découvre dans les gradins Al Parker, la star du porno gay de l’époque. George Cukor, qui assiste à la répétition de la scène finale, « We Go Together », voit près de 300 danseurs et figurants dévaler un terrain de football et fondre sur lui pour tomber à ses pieds et lâche : « Hum, très enlevé. »

Tout le monde sait pourtant que le film repose sur les épaules de John ­Travolta. « De lui se dégageait une énergie incroyable, avoue Dinah Manoff. Il ne m’attirait pas spécialement, mais j’avais le sentiment d’assister à un moment historique. Jamais je ne m’étais trouvée en présence d’une personne douée d’un tel charisme. Indescriptible. Je n’ai jamais côtoyé une autre star de cinéma qui dégage l’énergie qu’il dégageait à cette époque. » La Fièvre du samedi soir sort en décembre 1977. Travolta demande aux membres de la distribution s’ils veulent voir le film en avance : « Je ne sais pas si c’est bon ou pas. J’aimerais bien avoir votre avis, les gars. » « Et il était sincère, il ne savait vraiment pas ce que ça valait, explique Didi Conn, présente lors de la projection. On a halluciné. On lui a dit : “T’es sérieux ?” Ça participait de l’enthousiasme autour de sa personne. »

Travolta est en deuil : son grand amour Diana Hyland est morte du cancer dans ses bras au printemps. Souffrant d’insomnie pendant la majeure partie du tournage, il appelle Kleiser à n’importe quelle heure de la nuit pour parler. Le magazine People fait une couverture sensationnelle sur les derniers jours de l’actrice et un exemplaire se retrouve sur le plateau. Kleiser se souvient que Travolta est « devenu livide ». « Tourner Grease à ce moment de ma vie m’a servi de dérivatif géant, explique Travolta. Recommencer à travailler était sans doute la chose la plus saine que je puisse faire parce que j’étais vraiment très malheureux. » Olivia Newton-John lutte, elle, contre ses propres démons – comment gérer la transition entre la Sandy cucul et son avatar coquin, tout de cuir et de latex vêtu (son pantalon doit être cousu sur elle), qui mène Danny par le bout du nez dans la scène « You’re the One That I Want ». « C’était un vrai grand écart et j’étais très inquiète, se souvient Newton-John. Mais lorsque le moment est arrivé, j’ai ressenti quelque chose d’incroyable. Très libérateur. Pas seulement pour Sandy, mais pour moi aussi. Cette image de gentille fille m’avait toujours collé à la peau. Et puis je suis entrée dans une caravane avec ces gars qui m’ont sanglée dans cette tenue et coiffée, et je suis ressortie pour montrer le résultat à Randal. Là, toute l’équipe s’est retournée sur mon passage avec un de ces airs sur le visage ! » Elle rit. « Je me souviens avoir pensé : “Aïe, je me suis plantée.” »

« Moi, je l’ai trouvée bombesque, dit Travolta. Marilyn Monroe croisée avec une motarde. Un mélange qui, je le savais, allait faire un tabac. Dans la pièce de théâtre, ce passage faisait rire. Dans le film, ça faisait un effet “Wow !” » Tourner « You’re the One That I Want » – numéro que Birch a chorégraphié in situ – « a pris sept heures, et on traînait tous autour pour regarder, raconte Lorenzo Lamas. On n’arrêtait pas de chuchoter et de se marrer. C’est là qu’on a su que le film allait être incroyable. »

Comment le film « Grease » est-il devenu l'une des plus grandes comédies musicales américaines de tous les temps ?

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Le 16 juin 1978, Grease débarque dans les salles obscures. C’est le début d’un phénomène international qui va faire voler en éclat tous les records au box-office, au grand dam des professionnels du secteur. « Nous n’étions pas chic, dit Channing. On avait fait un film d’ados et on nous regardait un peu de travers : “Regardez-les faire tout ce fric.” Ça provoquait des jalousies. » Tandis que l’industrie s’agace du succès commercial du film, la critique le dézingue. Rex Reed du New York Daily News affirme que Grease a été réalisé par « des imbéciles ignorant totalement ce qu’est une ­caméra », trouve la musique « atroce » et que les débuts de son actrice principale, Olivia Newton-John, « qui chante comme une vache dure d’oreille, sentent le beurre rance ». N’en jetez plus, Pauline Kael du New Yorker porte l’estocade en le traitant de bouillie neuneu.

Carr s’en moque, occupé qu’il est à organiser de fastueuses projections et un dîner de gala chez Elaine avec Woody Allen, Rita Hayworth et Francesco ­Scavullo. Le public américain, plus encore. Le film rapporte 9,3 millions de dollars dès la première semaine d’exploitation, à peine moins que Les Dents de la mer 2, et passe les cinq suivantes en tête du box-office. Quatre titres de la bande originale entrent dans le top 10 des hit-parades et l’album s’écoule à 13 millions d’exemplaires dès la première année, pour devenir ensuite l’une des bandes originales les plus vendues au monde (elle figure toujours au top 10). Jusqu’en 2008 où elle est détrônée par Mamma Mia !, la comédie musicale reste le plus grand succès de tous les temps dans sa catégorie et occupe encore la première place aux États-Unis, avec 188 millions de dollars de recettes contre 144 millions pour Mamma Mia ! À l’échelle mondiale, Grease, qui n’a coûté que 6 millions de dollars, en a rapporté pas loin de 400 millions. Depuis sa sortie, il a donné lieu à plus de 123 000 adaptations théâtrales différentes.

Pour Carr, cependant, le triomphe est aussi doux qu’éphémère, preuve que la foudre gominée frappe rarement deux fois au même endroit. Grease 2 se contente d’inverser la donne du scénario original (des filles rebelles rencontrent des rats de bibliothèque) et ce n’est pas la présence de Michelle Pfeiffer, alors jeune ingénue inconnue, qui le préserve du désastre commercial et critique.

Cependant, avec Grease, Allan Carr a commencé une fête qui, trente-huit ans plus tard, à chaque projection, chaque spectacle de fin d’année au lycée, chaque karaoké de « Summer Nights », ne montre aucun signe de faiblesse.