Thierry La Fronde, Vidocq, Jacquou le croquant : les premiers personnages de série français

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Thierry La Fronde, Vidocq, Jacquou le croquant : les premiers personnages de série français

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Thierry La Fronde.
Thierry La Fronde.

En France, dès 1963, sur RTF Télévision, le personnage de Thierry La Fronde s'impose comme le premier héros de série "à la française". Il succède aux héros anglo-saxons qui se sont déjà imposés à la télévision, comme Ivanhoé. Plus politique qu'il n'y paraît, il précède de 50 ans nos héros modernes.

Il y a Tyrion Lannister dans Game of Thrones, Don Draper dans Mad Men ou encore Walter White dans Breaking Bad. Héros modernes de ce que l'on nomme l'âge d'or des séries télévisées, ces personnages intriguent par leur complexité. Cet âge d'or n'est pourtant pas le premier : l'original a pris place dans les années 50, lors de l'apparition même du concept de feuilleton télévisé. A l'époque, ce sont les fictions historiques qui emportent l'adhésion grâce à des héros souvent plus simples, plus vertueux aussi, qui fédèrent un large public sur les chaînes anglaises. Ce sont les séries anglo-saxonnes qui initient cette période prospère pour les séries télévisées : d'abord Robin des bois en 1955, puis Guillaume Tell en 1958, suivie de près, la même année, par Ivanhoé, avec Roger Moore.   

A une époque où les télévisions sont contrôlées par l'Etat, les fictions historiques transmettent des valeurs positives, loin des séries avec les anti-héros que l'on connaît aujourd'hui. Dans les années 60, en France, il n'y a ainsi que deux chaînes de télévision, dont les programmes sont fixés par le directeur de la R.T.F, la Radiodiffusion Télévision Française, qui dépend directement du Ministre de l'Information. Charles de Gaulle est un téléspectateur assidu, et il n'hésite pas à donner son avis sur les programmes diffusés. Il regrette ainsi qu'une des premières fictions historiques françaises, La Caméra explore le temps, réalisée par Stellio Lorenzi, militant communiste, ne parle "que des côtés sordides de l'Histoire de France". A ses yeux, le petit écran, "la petite lucarne" comme il la nommait, devait parler au nom de la France et pour les Français.

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Dans l'émission Séries télé, le monde en 25 épisode, diffusée en 2009 sur France culture, l'historienne et sociologue des médias Isabelle Veyrat Masson rappelait l'importance du traitement de l'Histoire de France à la télévision pour le général de Gaulle : "On voit bien qu’il y a un objectif de la part du président de la République, qui date, qui est d’une certaine époque, qui est véritablement cette idée que la télévision est un instrument aux mains du pouvoir. [...] La télévision, pendant un certain temps, est prête à accompagner cette vision, qui à un moment donné ne marche plus. Il va y avoir une rupture entre les professionnels de la télévision et le général de Gaulle lui-même. L’instrument va se développer, s’installer dans le paysage français, il va être partout et à partir du moment où tous les Français vont le regarder, il ne va plus être question de diffuser une sorte de crédo politique ou historique, que ce soit gaulliste ou communiste." 

Le Retour de la fiction historique ? (Concordance des Temps, 30/09/2000)

58 min

Aux fictions historiques vont finalement succéder les documentaires et débats télévisées, après que le général de Gaulle, en 1964, institue l'ORTF en lieu et place de la RTF, afin de lui donner plus d'autonomie.

Il y a une deuxième période de l’histoire à la télévision française qui démarre avec cette fin, cette disparition de La Caméra explore le temps. Une période où la fiction historique, beaucoup trop définitive, beaucoup trop claire dans le message qu'elle veut faire passer, péremptoire, ne va plus convenir. C’est pourquoi les documentaires, les débats, vont s’installer à la télévision française.  Isabelle Veyrat Masson

A cheval entre ces deux périodes, où les documentaires succèdent aux fictions historiques, les séries télévisées s'installent durablement dans le paysage français. Sous couvert de distraction, elles n'hésitent à faire passer un message politique, quand il n'est pas directement marxiste. 

"Thierry La Fronde" : le Robin des bois français 

En 1963, Thierry La Fronde apparaît ainsi pour la première fois sur le petit écran. Ivanhoé est diffusé sur RTF Télévision depuis 1959, et le scénariste Jean-Claude Deret ne comprend pas pourquoi il n'existe pas d'équivalent du chevalier dans la conscience française. Il s'inspire finalement largement du personnage de Robin des Bois. Ce dernier a un arc, Guillaume Tell une arbalète, Ivanhoé une lance... Le jeune seigneur Thierry de Janville, qui est entré en résistance contre les Anglais et a décidé de délivrer son roi, aura quant à lui une fronde.  

A l'écran, c'est Jean-Claude Drouot qui endosse le rôle. A l'origine, le casting cherchait un grand blond aux yeux bleus. Jean-Claude Drouot est petit aux yeux noisettes, mais il convainc les réalisateurs. Puis le public : Thierry La Fronde est un immense succès populaire. Il porte en lui le paradigme de tous les héros que l'on retrouve par la suite à la télévision française : le personnage qui va se mettre du côté des misérables, des pauvres, des sans-grade, pour lutter contre l’oppression de la société.

Le choix de la fronde n'a d'ailleurs rien d'anodin : il ne s'agit pas d'une arme noble. Ces feuilletons portent en effet un discours contestataire à l'égard de la sociéité, comme l'explique Isabelle Veyrat Masson :

C’est assez amusant de voir que finalement la politique, une politique simple mais fondamentale, les petits contre les gros, les faibles contre les forts, va accompagner toute l’histoire de la fiction française. On va retrouver constamment ce modèle. Et c’est sans doute une des raisons du succès énorme de ces feuilletons historiques. Quelles que soient les époques on peut être sûr qu’on va trouver le combat du faible contre le fort. Il y aura au milieu une histoire d’amour contrariée par cette lutte, ces amoureux vont être séparés, soit pas la révolution française, la révolution de 48, la seconde guerre mondiale… Mais finalement leur amour sera plus fort.

"Vidocq" : dénoncer les puissants 

En 1967, cinq ans après les aventures de Thierry La Fronde, Vidocq apparaît pour la première fois sur le petit écran. Inspirée des aventures d'Eugène-François de Vidocq, la série raconte l'histoire d'un ancien bagnard devenu policier, puis détective privé. Georges Neveux et Marcel Bluwal, les créateurs de cette fiction historique, ont l'idée de reprendre ce personnage qui a déjà inspiré bon nombre de personnages fictifs, comme Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo ou encore Vautrin, dans La Comédie Humaine de Balzac. Le générique de la série est composé et interprété par Serge Gainsbourg :

"Parfois, certains feuilletons qui ne sont pas déclarés comme politiques se voient comme politiques, raconte Isabelle Veyrat Masson dans l'émission "Séries télé : le monde en 25 épisodes", en 2009. En particulier Vidocq de Marcel Bluwal qui est aussi un camarade de Lorenzi [le réalisateur de La Caméra explore le temps, ndlr]. Ils ont une vision très politique de la société et ils pensent qu’à travers ce feuilleton racontant les liens très proches entre les brigands et la politique, entre l’autorité et les mafias, on peut dénoncer ce qui se passe à l’époque du Gaullisme triomphant français. Il est consciemment quelqu’un qui fait de la politique à travers une pure fiction de distraction." 

De Thierry la Fronde au Mystérieux Dr Cornelius : le feuilleton à la française (Séries télé : le monde en 25 épisodes, 05/08/2009)

30 min

A l'époque, le message a probablement échappé aux inconditionnels de Vidocq, reconnait l'historienne. Mais elle estime qu’un certain nombre de valeurs, de conceptions de l’existence, de rapports entre l’Etat et la société ont certainement pu passer de manière diffuse à travers ce genre de feuilletons. En 1971, Georges Neveux et Marcel Bluwal, forts de leur succès précédent, créent une deuxième version de leur série intitulée Les Nouvelles Aventures de Vidocq

"Jacquou le Croquant" : la révolte des paysans 

La série Jacquou le Croquant a un discours nettement plus politique que ces prédécesseures. C'est Stellio Lorenzi, le réalisateur de La Caméra explore le temps -la fiction historique que critiquait De Gaulle- qui réalise en 1969 cette série adaptée du roman éponyme d'Eugène Le Roy. "Quand on parle d’une certaine vision de gauche de l'Histoire, Jaquou est une vraie dénonciation de la société de classe, précisait la sociologue des médias Isabelle Veyrat Masson dans "Séries télé : le monde en 25 épisodes", en août 2009. [...] Ça raconte comment l’aristocratie, la bourgeoisie et l’Eglise reprennent le pouvoir dans une société extraordinairement pauvre. C’est une vision très marxiste, classe contre classe, de cette période historique. Cette vision de la Révolution française a été discutée, contestée, mais là il n’y a pas de doute sur l’interprétation."

L'histoire française, moteur de fiction (Séries télé : le monde en 25 épisodes, 04/08/2009)

29 min

La série, si elle oppose gentils pauvres et méchants riches, évite l'écueil de la caricature : face à l'aristocrate absolu, l'ennemi de Jacquou, elle propose également un aristocrate progressiste qui l'aide dans sa quête. Elle n'en confronte pas moins la misère absolue des campagnes de l'après-Révolution française avec une aristocratie et une Église revanchardes.

Jacquou le Croquant fait partie de ces émissions très influencées par une vision, comme on disait quand j’étais à Sciences Po, une vision sinistrisme de gauche de la société française de l’époque.

"On ne sait pas si l’histoire influence la vision politique des individus, poursuit Isabelle Veyrat Masson. Ce que l’on sait c’est que les individus, les citoyens vont s’emparer de l’Histoire dans leur propre combat. On va le voir pour Jacquou le Croquant puisque les paysans vont se servir de ce feuilleton de la télévision française pour leur combat syndical." Après la diffusion de la série, des paysans descendent en effet dans les rues avec des bannières "Nous sommes tous des Jacquou le Croquant", d'autres rejouent le procès du héros dans lequel ce dernier triomphe du méchant aristocrate pour dénoncer l'injustice sociale dont ils sont victimes, comme le raconte la sociologue :  

On n'est plus du tout, par rapport à ce qu’on pouvait imaginer à une certaine époque, avec un public de la télévision passif qui se laisse contraindre, influencer ou même carrément dépolitiser ou politiser par la télévision, mais au contraire un public actif qui prend en main les programmes qui sont donnés par la télévision. Ils vont s’emparer de ces programmes dans leur combat politique, de manière très active. 

Thierry La Fronde, Vidocq ou encore Jacquou sont parmi les premiers héros de séries télévisées française. Ils ont ouvert la voie à bien d'autres après eux, au rang desquels Arsène Lupin, D'Artagnan, Belphégor ou encore Fantomas, avant que ne cesse le premier âge d'or des séries télévisées françaises. Ironie du sort, cinquante ans plus tard, le second âge d'or des séries télévisées sera une fois encore impulsé par les pays anglo-saxons. Les réalisateurs français tentent tant bien que mal de combler l'écart face aux séries-blockbusters américaines. Ces dernières sont, quant à elles, plus politiques que jamais, comme on peut le voir avec House of Cards, Mr Robot, Black Mirror ou, pour citer des séries françaises, Le Bureau des Légendes et Baron Noir.  

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Elles peinent, pourtant, à mobiliser derrière elles comme a pu le faire Jacquou le Croquant. La faute, malgré un discours politique bien plus prégnant, à une offre trop grande, peut-être ? Ou simplement à l'époque ?