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Société

La philosophe Marylin Maeso : "Nous avons perdu le sens de l'humain"

Dans un essai percutant, la philosophe Marylin Maeso s'interroge sur la piètre qualité du débat dans une époque pourtant bavarde et hyperconnectée.

Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
La philosophe Marylin Maeso à Paris.
La philosophe Marylin Maeso à Paris. © Patrice Normand / Leextra pour le JDD

Dans un article de 1948, Camus écrit : "Un homme qu'on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur." La philosophe s'intéresse à l'état du dialogue à l'ère des réseaux sociaux et de la multiplication des médias. Marylin Maeso rappelle qu'on débat pour convaincre et qu'on polémique pour anéantir. Le dialogue souffre aujourd'hui des tabous entourant certains sujets, du recours à l'intimidation et à l'invective, de la judiciarisation du débat. Tout est lié quand le goût du procès est roi. L'autre n'est plus un interlocuteur mais un adversaire. La normalienne cite John Crace : "Et vous finirez par vous rendre compte que vous êtes, sans l'ombre d'un doute, coupable de quelque chose – si ce n'est des crimes dont on vous accuse."

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Pourquoi êtes-vous une philosophe camusienne?
J'ai croisé l'œuvre de Camus au moment de ma vie où j'en avais le plus besoin. J'avais 17 ans, j'étais à Londres pour passer mon bac, loin de ma famille et de mes amis, et je n'allais pas bien. Je me posais des questions existentielles, je n'avais personne avec qui les partager, et je luttais difficilement contre l'envie d'en finir. Et puis notre professeur de philosophie nous a distribué un extrait du Mythe de Sisyphe, où j'ai lu cette phrase qui m'a fait l'effet d'une épiphanie : "Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide." J'avais besoin d'entendre ça, tout simplement. De savoir que d'autres que moi se posaient ce genre de question, et qu'il y avait là, paradoxalement, dans cette solitude fondamentale de la condition humaine face à sa propre finitude et au silence déraisonnable du monde, de quoi tirer la force et la joie de vivre. Je dois la vie à Camus, c'est pourquoi il en fait partie à jamais.

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Dans une atmosphère polémique, on cède insensiblement à des méthodes intellectuellement malhonnêtes

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Qu'est-ce que vous appelez la "conspiration du silence"?
C'est Camus qui parle d'"une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à le faire". Cela m'a fait penser à la façon dont certains conspirent pour étouffer le débat dans l'œuf, les uns usant d'intimidation, les autres préférant se taire sur les sujets qui fâchent pour éviter d'être conspués et catalogués en raison de leurs prises de position. Mais parce que le verbe "conspirer" renvoie étymologiquement à la respiration, cette image fait également écho à un enseignement de La Peste : personne n'est à l'abri de respirer le fléau, et dans une atmosphère polémique, on cède insensiblement à des méthodes intellectuellement malhonnêtes que nous sommes les premiers à condamner quand on nous les inflige.

Camus écrit : "Il n'y a pas de vie sans dialogue." Le dialogue est-il possible sur Twitter?
On me pose régulièrement cette question, et il me devient chaque fois un peu plus difficile de répondre oui. Je ne dirai pas que le dialogue est impossible sur ce réseau, puisque j'y ai déjà dialogué. Mais quand j'y parviens encore aujourd'hui, je le vis comme un miracle, et c'est un sentiment paradoxalement triste. Que quelque chose qui devrait aller de soi devienne aussi exceptionnel et ardu à préserver en dit long, je crois, sur notre rapport à l'altérité et à la pluralité des points de vue.

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Quoi qu'on dise, quelle que soit la force des preuves qu'on avance pour prouver son innocence, le polémiqueur trouvera toujours un moyen d'y voir la confirmation de ce qu'il soupçonnait

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Quelle différence existe-t-il entre un débat et une polémique?
La même qu'entre un procès équitable et un procès stalinien. Dans le premier cas, on juge sur pièces. Dans l'autre, on commence par le verdict, et on se contente de mettre en scène une mascarade pseudo-judiciaire visant à faire passer un procès d'intention pour une preuve recevable. Quoi qu'on dise, quelle que soit la force des preuves qu'on avance pour prouver son innocence, le polémiqueur trouvera toujours un moyen d'y voir la confirmation de ce qu'il soupçonnait. Toute réfutation sera considérée comme un déni coupable et un aveu involontaire : il n'y a pas d'issue. Un dialogue peut tout à fait être houleux, et une polémique polie, et on aurait tort de croire que j'essaie d'opposer l'idéal d'une discussion de salon policée au joyeux bazar d'un débat public. La différence est que le dialogue vise à confronter des points de vue divergents et à critiquer l'adversaire en se fondant sur ce qu'il dit, là où la polémique a pour but de s'en prendre à sa personne en lui attribuant des pensées et des mobiles cachés pour mieux justifier son anathématisation.

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Qu'est-ce que l'"essentialisation" que vous dénoncez tout au long du livre?
L'essentialisation est une tactique consistant à traiter l'autre non en individu mais en représentant d'un groupe, et à lui coller une étiquette censée le résumer. "Bourgeois", "féminazie", "mâle blanc cis hétéro", "islamo-gauchiste", "réac", la liste est bigarrée et interminable car notre imagination est féconde quand il s'agit de s'enfermer mutuellement dans des cases hermétiques afin de délégitimer l'interlocuteur a priori et de s'épargner la peine de discuter avec lui. Dès lors que le diagnostic est posé, tout ce que la personne dit sera passé au prisme de l'image qu'on se fait d'elle, et interprété de manière à confirmer systématiquement cette impression.

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Je trouve terrifiante cette aversion toujours plus prononcée au désaccord qui nous pousse à enfermer les autres et nous-mêmes dans un univers compartimenté

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Pourquoi accordez-vous tant de place à l'ouvrage Les Blancs, les Juifs et nous (2016), d'Houria Bouteldja?
La lettre ouverte à Houria Bouteldja, qui constitue le dernier chapitre du livre, a été rédigée en premier, les chapitres précédents ayant été conçus comme une sorte de propédeutique à ce dialogue avec l'une des figures de proue du parti des Indigènes de la République. Après avoir mis en évidence un certain nombre de stratagèmes polémiques (essentialisation, procès d'intention, sophisme de l'homme de paille, etc.) qui entravent la discussion, j'ai voulu tenter de les désamorcer en me confrontant à une interlocutrice avec laquelle je ne partage presque rien.

Pour reprendre les mots de Camus, vivons-nous toujours parmi les hommes?
Lorsque Camus écrit que "par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes mais dans un monde de silhouettes", il met le doigt sur le nœud du problème : notre difficulté croissante à accepter d'entendre et de prendre en compte la diversité des voix fait que nous avons perdu le sens de l'humain, l'idée que l'autre ne cesse pas d'être mon semblable parce qu'il ne pense pas comme moi, et qu'il n'est pas forcément fou, malhonnête ou idiot du simple fait qu'il n'abonde pas dans mon sens. Je trouve terrifiante cette aversion toujours plus prononcée au désaccord qui nous pousse à enfermer les autres et nous-mêmes dans un univers compartimenté et manichéen où s'opposent amis et ennemis et où celui qui ne se reconnaît dans aucun camp se retrouve rejeté dans les marges parce que, bien que partageant nos luttes, il refuse de chanter à notre diapason. Oui, nous vivons toujours parmi des hommes, c'est-à-dire des êtres inquiets. Pour le dire avec les mots que Vercors met en exergue de son roman Les Animaux dénaturés : "Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu'ils sont, et ne s'accordent pas sur ce qu'ils veulent être".

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