Les créatures de James Thierrée bousculent l’opéra Garnier

Autrefois considérée comme une anomalie, la danse contemporaine s’impose de plus en plus à l’opéra Garnier. La preuve avec cette fantastique production qui réunit quatre chorégraphes et quatre ballets, dont l’un du formidable James Thierrée, plus iconoclaste que jamais.
images .zip Alt 6
Agathe Poupeney – opéra national de Paris

Oubliés ballerines et tutus… Depuis plusieurs années, le sacro-saint ballet de l’opéra de Paris tend à se dépoussiérer. Le très novateur Benjamin Millepied, directeur du ballet de 2014 à 2016, puis à sa suite Aurélie Dupont, ont justement été missionnés pour initier cette cure de jouvence. Mais bousculer une si vieille institution peut s’avérer risqué. Le public – composé, d’un côté, de fidèles gorgés de conventions et, de l’autre, de néophytes venus voir Le Lac des cygnes comme on le dansait il y a cinquante ans – ne sait pas forcément apprécier le changement. Les sifflets participent d’ailleurs à ce folklore propre à l’opéra, arrivé tout droit de La Scala.

Malgré son incroyable audace, la soirée Thierrée/Schechter/Pérez/Pite à Garnier n’a pas été huée, bien au contraire. À la fin de chacun de ces quatre ballets, les spectateurs ont applaudi de concert. Ce quadruple spectacle ne pouvait d’ailleurs qu’emporter l’unanimité tant il souffle sur le palais Garnier un vent de fraîcheur. Le tout sans délaisser la magie que tout le monde vient y chercher.

Monstres et compagnie

De la féérie, il ne peut en manquer, puisque c’est l’alchimiste James Thierrée qui ouvre cette grande soirée. Le petit-fils de Charlie Chaplin – acrobate, musicien, danseur et comédien césarisé –, transforme en fantasmagorie tout ce qu’il touche. Thierrée n’a justement pas peur d’envoyer valser les codes du ballet. Plutôt que d’utiliser la scène – trop banal – il dissémine le spectacle aux quatre coins du palais, tamisé pour l’occasion : dans le grand escalier, dans le foyer, dans les couloirs et même dans les sous-sols. Ses créatures, dissimulées derrière des masques d’escrimeurs à pampilles, se baladent entre les spectateurs qui ont eu pour consigne de ne jamais arrêter de déambuler. Ces bêtes – mélange entre les Catsde Broadway et les Avatars de James Cameron – marchent à pas de loups, se faufilent puis dansent au hasard de leurs rencontres, conduites par un directeur de cirque patibulaire. Sortir le ballet de la salle de représentation, voilà toute l’originalité de ce Frôlons qui s’achève sur un final plus que grandiose, comme un voyage dans un monde inexploré.

Facebook content

This content can also be viewed on the site it originates from.

James Thierrée donne donc le ton. Si les trois autres chorégraphes préfèrent retrouver un cadre plus traditionnel, celui de la scène, ils proposent à leur tour une vision du contemporain. Comme l’Israélien Hofest Shechter qui, avec The Art of Not Looking, fait entrer une œuvre électrique au répertoire de l’opéra de Paris. Dans une cacophonie quasi-insoutenable – il est même recommandé d’enfiler les bouchons d’oreilles distribués à l’entrée – neuf danseuses en colère s’agitent telles des poupées envoûtées. La lumière se fait rouge sang, l’ambiance menaçante : l’on reste scotché à son fauteuil.

images (18).zip Alt 5

Agathe Poupeney – opéra national de Paris

Puis suivent les magnifiques « mâles » d’Ivan Pérez. En peignoirs à froufrous, robes à strass et pyjamas en soie – tenues d’Abba ou de Dalida au choix –, ces danseurs tout en muscles interrogent les préceptes de la virilité. Ils se frôlent, se caressent, s’enlacent, sur une musique sacrée voire cathédralesque. Dans cet homoérotisme exacerbé, ils semblent sacrifiés sur l’autel de la masculinité, tels des Saints Sébastien à la sauce RuPaul's Drag Race. Là encore, les codes – mais aussi les corps – sont chamboulés.

Le diable au corps

La quatrième et dernière pièce, chorégraphiée par Crystal Pite, est la plus réussie, d’une puissance inouïe. Sur les Quatre saisons de Vivaldi remasterisées par Max Richter, 54 danseurs et danseuses – tous plus beaux les uns que les autres – se meuvent comme un seul homme. Chaque geste est incroyablement millimétré, mais on perçoit à peine les heures d’entraînement qui se cachent derrière tant de beauté. Comme à son habitude, l’olympien François Alu, premier danseur, impressionne par sa grâce si particulière. Ce soir-là, lui et ses petits camarades ont été acclamés, par une standing ovation méritée, durant de longues minutes.

images (18).zip Alt 3

Agathe Poupeney – opéra national de Paris

Si The Seasons’ Canon n’a été créé qu’en 2016, sous la direction de Benjamin Millepied, il a déjà l’aura des œuvres culte. Ainsi, quoi de mieux pour clore cette soirée : le ballet de Crystal Pite, tout comme celui de James Thierrée, nous prouve que la danse contemporaine a acquis ses lettres de noblesses dans ce temple du classique.

Frôlons, James Thierrée
The Art of Not Looking Back, Hofesh Shechter
The Male Dancer, Iván Pérez
The Seasons’ Canon, Crystal Pite
Jusqu'au 8 juin au palais Garnier

images (18).zip Alt 4

Agathe Poupeney – opéra national de Paris