"Si je ne réussis rien, je me tuerai": René Crevel inédit

"Si je ne réussis rien, je me tuerai": René Crevel inédit
"Au rendez-vous des amis": la bande surréaliste vue par Max Ernst. (©E.R.L./SIPA)

Du jeune écrivain surréaliste, suicidé à 34 ans, on publie des lettres et un roman inédits. De l'explosif

Par Jérôme Garcin
· Publié le · Mis à jour le
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Il savait qu'il ne ferait pas de vieux os. Les siens étaient déjà usés, ou avaient disparu après les thoracoplasties. Une grande partie de sa jeunesse, il l'avait passée dans les sanatoriums helvétiques, où il avait déplacé, plus que soigné, sa tuberculose, qui allait se doubler d'une grave infection rénale. S'il avait beaucoup de courage - il ne se plaignait jamais, sauf de ses voisins de cure dont les «gueules» l'incitaient au mutisme -, il n'était guère enclin à l'optimisme.

Depuis que, à 14 ans, il avait vu se balancer dans la chambre parentale le corps pendu de son père et entendu sa mère, qui l'avait convié au spectacle, insulter le cadavre de son mari, il avait cessé de croire à la fois au bonheur terrestre et en l'avenir céleste. Il ne se faisait pas davantage d'illusions sur l'amour, qu'il pratiquait, selon les saisons et sa santé, tantôt avec des hommes, tantôt avec des femmes, et toujours avec le souci que nul n'empiète sur sa solitude.

C'est d'ailleurs à l'une de ses maîtresses, la comtesse argentine Tota Cuevas de Vera, mère de trois enfants, qu'il laissa, en guise de testament, un ultime commandement, déposé le 18 juin 1935 sur la table de sa cuisine, rue Nicolo, à Paris: «Prière de m'incinérer. Dégoût.» L'auteur de «la Mort difficile» avait 34 ans.

Un suicide politique ?

D'aucuns voulurent alors que ce suicide fût un acte politique. Rien n'est moins sûr, mais les faits laissent encore planer le doute. Car la veille, le 17 juin au soir, à la Closerie des Lilas, René Crevel avait travaillé, en vain, à la réconciliation de ses deux raisons de vivre, de ses deux familles de substitution: le surréalisme et le communisme.

Quelques jours plus tôt, André Breton avait en effet giflé Ilya Ehrenbourg, le chef de la délégation soviétique au Congrès international des Ecrivains à Paris, coupable non seulement d'avoir traité les surréalistes de «sodomites», mais aussi de leur avoir opposé une fin de non-recevoir lorsqu'ils demandèrent la libération de Victor Serge, emprisonné dans les geôles staliniennes. A la Closerie, le débat fut clos.

Aragon ramena chez lui un Crevel dévasté, qui mit fin à ses jours en ouvrant le gaz. Il laissait derrière lui une petite dizaine de livres qui sont autant de variations sur le mentir-vrai: «Mon corps et moi», «Babylone», «l'Esprit contre la raison», «Etes-vous fous?» ou «le Clavecin de Diderot». Ainsi que des inédits, dont «l'Arbre à méditation», qui paraît aujourd'hui, augmenté de lettres à Tota Cuevas, Klaus Mann, Tristan Tzara, Marie Laurencin ou Marcelle Sauvageot, cette «flamme très pure défiant la vie», qui s'est éteinte à ses côtés, dans le même sanatorium. Des lettres qui permettent, grâce à l'excellente édition établie par Alexandre Mare, de retracer l'existence et le martyre de ce feu follet.

Contre « la vacherie générale »

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RENE CREVEL, né le 10 août 1900, mort le 18 juin 1935, est notamment l'auteur de "Mon corps et moi" (1925), "Etes-vous fous?" (1929) et "les Pieds dans le plat" (1933). (©Seuil)

Né en 1900, à Paris, fils d'un suicidé qui éditait des chansonnettes et d'une «bourgeoise de tête», René Crevel rejoignit à 20 ans les dadaïstes, adhéra au surréalisme, rêva d'une grande révolution qui changerait l'humanité, mais, atteint par la tuberculose, dut très tôt courir les sanatoriums, où il lutta fiévreusement contre tout : ses origines, sa maladie qui «étranglait l'inspiration», les injustices et les académismes de son époque, «la vacherie générale» et Dieu, qu'il appelait «l'Immobile». Un combat dont chacun de ses livres fut le théâtre baroque. Il s'y mettait en scène avec effroi, en appelait au fantastique, malmenait la belle prose, inventait une gouaille précieuse et savante.

« L'Arbre à méditation », qu'il écrivit à Davos, que Paul Eluard le dissuada de publier et que refusèrent en choeur Gallimard, Corti et Kra, donne la mesure de son génie propre: c'est un texte illisible et foudroyant, un livre de la jungle halluciné, un précis de décomposition, où le contemporain exaspéré de l'Exposition universelle «pisse du vitriol» sur le préfet Chiappe, les étendards, qui «sont faits pour nous dégoûter de la couleur», «l'intellectuel français en trench-coat», les «catéchismes, protocoles, douanes, octrois, liturgies, cadastres et autres sournoiseries»

En fait d'arbre à méditation, il s'y portraiture en saule rabougri par la désillusion de même que, dans ses lettres de convalescence, il se compare à un «fruit bouilli» ou à un «pauvre épinard gelé». Il y écrit aussi : «Si je permets qu'on cherche à casser sa pipe, faut encore choisir la manière.» Car il n'avait pas le goût de se prolonger, et avait prévenu Tota Cuevas : «Si je ne réussis rien, je me tuerai.» Il ne s'est pas raté, en effet, alors qu'il avait réussi une oeuvre révoltée, éclatée et désespérée à nulle autre pareille.

Jérôme Garcin

Les Inédits, par René Crevel,
édition établie par Alexandre Mare, Seuil, 402 p., 23 euros.

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Source : "le Nouvel Observateur" du 7 novembre 2013. 

Jérôme Garcin
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