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ReportageLuttes

À Châtenay-Malabry, le Grand Paris « chasse les pauvres »

À Châtenay-Malabry, au sud de Paris, la rénovation de la cité-jardin de la Butte-Rouge va entraîner la disparition de nombreux logements sociaux. Les habitants se mobilisent pour lutter contre la gentrification de leur quartier, liée au développement du Grand Paris.

  • Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine)

L’histoire est parfois pleine de paradoxes. Après la Première Guerre mondiale, les architectes du Grand Paris ont construit des cités-jardins en banlieue pour résoudre la crise du logement dans la capitale, où les travailleurs pauvres s’entassaient dans des conditions de vie insalubres. On parlait alors « d’urbanisme social » : des appartements équipés de tout le confort de l’époque dans un quartier faiblement densifié avec de nombreux jardins où faire pousser son potager. La cité-jardin de la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry en était un parfait exemple. Au XXIe siècle, un autre Grand Paris pourrait signer la fin de cette utopie. L’arrivée de la future ligne 10 du tramway aux portes de ce quartier populaire va drainer une nouvelle population plus aisée, avide de logements entourés de verdure. C’est en tout cas l’espoir du maire Les Républicains de Châtenay-Malabry, Georges Siffredi, qui clame à longueur d’interview son souhait de transformer la Butte-Rouge en « cité-jardin du XXIe siècle ».

Un jardin familial.

Une ambition a priori fort louable, mais qui cache en réalité une gentrification rampante, dénoncée par le comité DAL (Droit au logement) des locataires de la cité-jardin de la Butte-Rouge, créé en janvier 2017. Ses membres ont fait les comptes : sur les 3.800 appartements du quartier, seul un tiers conserverait sa catégorie actuelle de logement social PLAI (prêt locatif aidé d’intégration, la moins onéreuse). Un second tiers serait vendu au privé. Le tiers restant serait requalifié logement intermédiaire avec un doublement du prix du loyer. Un coup dur pour les locataires, dont le salaire médian ne dépasse pas 13.000 euros. « On peut dire qu’on chasse les pauvres, tout simplement », grince Pedro [*], membre du collectif.

« Moi, je ne partirai jamais d’ici. Ou alors pour aller au cimetière » 

En cette belle journée de printemps, la nature exulte. Les fleurs des glycines embaument l’air d’un parfum subtil. Des chênes plusieurs fois centenaires apportent un peu d’ombre aux enfants qui jouent au ballon sur la pelouse, couvés du regard par les plus âgés, installés sur un banc. « Moi, je ne partirai jamais d’ici. Ou alors pour aller au cimetière », grommelle une grand-mère qui vit ici depuis 40 ans. « Pourtant, la cité a bien changé, elle s’est dégradée », lui rétorque sa voisine, elle-même habitante depuis un quart de siècle. Elle pointe la vétusté des logements — notamment l’absence d’ascenseur —, qui ne sont plus adaptés aux normes actuelles. Un argument repris par la municipalité pour justifier l’opération de rénovation de la Butte-Rouge, dont le budget est estimé à 284 millions d’euros. Pourtant, ces bâtiments de 3 à 4 étages, construits entre 1931 et 1940, résistent encore bien à l’usure du temps. Malgré les façades un peu défraichies et la peinture écaillée des rambardes des balcons. Dans une tribune publiée sur Facebook, l’architecte Alexandre Sirvin, descendant d’un des architectes historiques de la Butte-Rouge, dénonce le sacrifice « des architectures intemporelles, aux qualités spatiales plus que valables encore aujourd’hui, par manque de volonté et de moyens investis pour les actualiser ».

La Butte-Rouge compte de nombreuses aires de jeu.

Les habitants estiment en effet que le bailleur social délaisse l’entretien de la cité pour mieux justifier son démantèlement. Dans le quartier des Aviateurs, l’un des îlots « test » de la future « rénovation », un dégât des eaux vieux de trois ans attend toujours le plombier.

Dans un article du journal Le Parisien, le bailleur social récuse ces accusations assurant qu’il ne veut « chasser personne » et que cette réhabilitation est avant tout destinée aux habitants actuels.

« On sait pertinemment que tout le monde ne reviendra pas » 

Un discours qui laisse de marbre les membres du comité. « Je suis sûr qu’ils se disent que cet endroit est trop beau pour nous. La Butte-Rouge et son environnement attisent les convoitises, c’est certain. Quand les promoteurs se baladent ici, ils deviennent fous », s’exclame Éric. Laure [*] s’inquiète de n’avoir jamais reçu aucune trace écrite concernant les promesses de relogement au sein du quartier après les travaux. « Si les deux tiers des appartements actuels sont voués à disparaître, comment pourra-t-on reloger l’ensemble des locataires actuels ? On sait pertinemment que tout le monde ne reviendra pas. Et que la rénovation, on n’en profitera pas », dit-elle.

Un jardin familial.

Nous avons cherché à contacter en vain le bailleur social pendant plus d’un mois pour le confronter aux craintes des habitants, sans obtenir la moindre réponse à nos questions. Précisons que depuis le premier janvier dernier, l’interlocuteur a changé. La Butte-Rouge est désormais gérée par la coopérative Hauts-de-Bièvre Habitat, à la place de Hauts-de-Seine Habitat. La nouvelle loi d’intercommunalité obligeant le transfert des offices HLM municipaux au sein du territoire Vallée Sud — Grand Paris. « Pour contourner cette loi et éviter cette intégration à plus vaste échelle, qui lui aurait fait perdre la main sur la gestion du logement social, le maire Châtenay-Malabry a donc transféré le patrimoine au sein de cette coopérative Hauts-de-Bièvre Habitat, explique Jean-Marc Feuillade, conseiller municipal et conseiller territorial dans l’opposition à Antony, également membre du conseil d’administration d’Haut-de-Bièvre Habitat. Grâce à cette manœuvre, il peut garder la main sur le dossier et faire ce que bon lui semble à la Butte-Rouge. » Signalons au passage que la loi Élan incite les bailleurs sociaux à se séparer de leur patrimoine et va donc dans le sens du projet de « rénovation » de la Butte-Rouge.

« Il n’y a plus la même conscience sociale du commun, ce qui fait le lit des intérêts des promoteurs » 

C’est donc en toute légalité que le maire va pouvoir vendre des morceaux de ce patrimoine historique, architectural et végétal à de futurs acheteurs séduits par l’environnement de la Butte-Rouge et sa centaine de jardins cultivés. Des lieux de rencontres propices à disserter sur l’avenir du quartier. « Comment peut-on se défendre face à tout cela ? Ils sont beaucoup trop puissants et feront ce qu’ils voudront de nous », soupire Nicole, en plein repiquage de salades. Cette femme, qui a toujours vécu ici, hésite à saisir les propositions de relogement faites par l’office HLM« Mais l’herbe est-elle vraiment plus verte ailleurs ? »

Nicole, dans son jardin.

Dans la parcelle voisine, Joselyne, la responsable des jardins familiaux de la Butte-Rouge, espère bientôt déménager. « L’ambiance a bien changé. Je trouve des canettes partout, je dois ramasser tout ce qui traine autour. » Ce qui la dérange avant tout, ce sont ses voisins « nouveaux arrivants ». Un euphémisme pour nommer la population « racisée » de la Butte Rouge. « L’appartement du dessus est occupé par des jeunes qui dorment le jour et vivent la nuit. Je n’en peux plus. J’ai fait une demande pour partir. » Est-elle consciente qu’elle ne retrouvera pas forcément un cadre de vie aussi agréable dans une autre ville ? Julia, du collectif de la Butte-Rouge, s’empresse de le lui rappeler. « Ceux qui déménagent vont se retrouver dans des tours sordides, toutes bétonnées. Quel étouffement ! Au moins ici, on respire, c’est très apaisant. On peut surveiller les enfants qui jouent dehors par la fenêtre. »

Joselyne, la responsable des jardins familiaux de la Butte-Rouge.

Inlassablement, les membres du collectif multiplient les rencontres et les échanges avec les locataires, pour tenter de les mobiliser et de lutter contre le sentiment d’impuissance. « La société est aujourd’hui fragmentée. Il n’y a plus la même conscience sociale du commun, ce qui fait le lit des intérêts des promoteurs. Il y a beaucoup de fatalisme. Les gens renoncent souvent par anticipation face aux grosses machines que sont la mairie et l’office HLM. Il faut pas mal d’énergie pour se maintenir à flot », soupire Laure. Un colossal travail de pédagogie pour que les habitants de la Butte-Rouge soient conscients de la valeur de leur quartier et qu’ils se défendent face aux insatiables intérêts des promoteurs immobiliers. « Nous croyons dans la démocratie, nous croyons dans l’impact du nombre et nous ne baisserons pas les bras », promet Laure.

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