Reportage

Divkovici, le village bosnien où l'on meurt de la pollution de l'air à 50 ans

Dans la banlieue de Tuzla, une ville industrielle de l’est de la Bosnie-Herzégovine, les habitants vivent à proximité d'une centrale thermique à charbon dont les émissions de particules fines et de dioxyde de soufre sont jusqu'à trente fois supérieures aux normes européennes.
par Mersiha Nezic, envoyée spéciale à Tuzla (Bosnie)
publié le 19 juin 2018 à 13h49

«1954-2010.» «1955-2010.» «1953-2008.» Si l'on se fie aux dates gravées sur les stèles funéraires noires de ce petit cimetière bosnien, difficile de donner tort à Goran Stojak, un brun longiligne au visage figé. «Je respire mal, je sais ce qui m'attend. Dans le village, il n'y a pas de vieux. On meurt vers 55 ans en moyenne. Ici, l'air est tellement empoisonné que le cancer du poumon nous tue comme un virus.» Le père de ce quadragénaire, porte-parole des riverains, y a succombé il y a deux ans. Quant aux jeunes enfants de Goran, ils sont équipés, tout petits déjà, d'inhalateurs respiratoires. Pneumonie, bronchites et crises d'asthme sont monnaie courante ici.

Bienvenue à Divkovici, dans la banlieue de Tuzla, une ville industrielle de 110 000 habitants de l’est de la Bosnie-Herzégovine, le deuxième pays du monde en termes de mortalité liée à la pollution d’air, juste derrière la Corée du Nord. A quelques encablures seulement du cimetière et de l’école se trouve une centrale thermique à charbon. Les cheminées blanches crachent des particules fines mais aussi du dioxyde de soufre dont les émissions sont jusqu’à trente fois supérieures aux normes européennes. Les unités de production de ce site, construit au début des années 60, sont parmi les plus anciennes et les plus vétustes d’Europe. De nombreuses maisons invendables de ce village agricole, dont le nombre d’habitants a chuté en vingt ans de 500 à une trentaine, sont vides.

«Le soufre nous mord la gorge, le nez, la bouche»

Pour ceux qui sont obligés de rester ici, les changements de saisons sont rythmés par les émanations de la centrale. Les hivers sont durs, surtout. «On ne voit rien avant midi à cause du smog de pollution. Le soufre nous mord la gorge, le nez, la bouche. La neige devient jaunâtre. Pendant plusieurs semaines d'affilée, on peut être obligé de cloîtrer nos enfants à la maison», raconte Ilija Novak, 49 ans, les cheveux blancs. Cet ami de Goran a vécu aussi toute sa vie dans ce village coincé entre la centrale et une décharge de produits industriels. Quand il y a du vent, comme ce jour-là, poursuit Ilija, «les cendres et la poussière contaminées finissent sur les toits. On voit à l'œil nu la couche qu'elles forment. Tout ça s'infiltre dans les cheminées, dans les maisons, dans les jardins».

Les deux hommes montrent des pipelines de transport qui partent de la centrale et traversent le hameau. Ces conduites vertes acheminent les déchets chimiques et les eaux usées jusqu'à un immense lac figé, turquoise, dans les hauteurs du village. Au bout d'une piste forestière. «Dans la rivière et dans les champs, on retrouve des métaux lourds. Les légumes, les fruits, les poissons, le blé, tout est contaminé, ici. On parle d'arsenic, de plomb, de mercure, et j'en passe», explique Denis Zisko, du Centre pour l'écologie et l'énergie, une ONG locale.

Les autorités ferment les yeux. Une loi votée en Bosnie il y a trois ans, et qui prévoit pourtant la construction d’infrastructures modernes, la mise en place de dispositifs de filtrage et un plan de réduction des émissions des centrales, n’est pas respectée. Tout comme les réglementations environnementales les plus élémentaires. Douze autres centrales fonctionnent avec cette énergie fossile polluante en ex-Yougoslavie. Leur impact catastrophique sur l’environnement n’est pourtant pas une réelle préoccupation pour les autorités de cette région qui s’ouvre peu à la question écologique.

«Nous sommes tous condamnés à mourir ici»

Denis Zisko, la cinquantaine, a supervisé la première étude sur les effets sur la santé des émissions toxiques de la centrale de Tuzla, il y a cinq ans. Celui qui passe pour un «traître» depuis continue aujourd'hui, malgré les pressions, de s'exprimer librement sur le sujet. Contrairement à beaucoup d'autres militants écologiques, experts ou simples citoyens. C'est le pot de terre contre le pot de fer. Le secteur minier et la production électrique emploient plus de 20 000 personnes en Bosnie, l'un des pays les plus pauvres d'Europe et qui reste écrasé par un chômage de masse dépassant les 40%. La centrale de Tuzla est une importante entreprise d'Etat qui fournit la région en électricité et emploie 6 000 personnes.

Investir 100 millions d'euros, comme le préconisent les ONG, dans un dispositif de désulfuration pourrait réduire drastiquement la pollution. Or rien ne bouge sous le prétexte que cela provoquerait une hausse des tarifs de l'énergie. «Nous sommes tous condamnés à mourir ici pour que les Bosniens et leurs voisins puissent avoir accès à une électricité pas trop chère», rugit Denis Zisko. Sans compter la corruption et le clientélisme qui plombent tout. En Bosnie, ce sont les partis politiques qui dominent l'économie. On y adhère pour augmenter ses chances de trouver du travail. La centrale de Tuzla représente un vivier de postes à distribuer pour le Parti d'action démocratique (SDA) notamment, le parti communautaire bosniaque qui tient le canton avec les socio-démocrates du SDP. «A la centrale, un simple portier gagne bien plus que moi dans ma boîte, et je suis cadre pourtant. Les salaires, trois ou quatre fois supérieures à ce qui se pratique ailleurs, sont délirants pour le pays», assure une jeune ingénieure de la ville.

Elle ajoute : «A Tuzla, c'est simple. Soit on travaille à la centrale, soit on est sur une liste d'attente. Ceux qui dénoncent publiquement la pollution générée par le site sont sûrs de pointer au chômage. Et d'entraîner leurs proches dans leur chute.» L'épouse de Goran Stojak, ingénieure des mines, a été licenciée. Goran Stojak, lui même, à nouveau sans emploi, avait essayé de se lancer dans le bâtiment. En vain. La chape de plomb et les intimidations n'étonnent pas Nina Kresevljakovic, jeune militante écologiste de Sarajevo, la capitale. «Quand je discute avec des gens du ministère de l'Energie, ils me disent que même s'ils savent que nous avons raison, leur priorité est de ne pas perdre leurs postes», se désole Nina Kresevljakovic. Pendant ce temps, les habitants du canton de Tuzla trinquent.

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