Accueil

Monde Proche Orient
Femmes autorisées à conduire en Arabie saoudite : "La vraie révolution​ serait l'abolition du tutorat"
Une Saoudienne s'entraine à conduire avant la levée de l'interdiction de conduire, dimanche 24 juin

Femmes autorisées à conduire en Arabie saoudite : "La vraie révolution​ serait l'abolition du tutorat"

Analyse

Propos recueillis par

Publié le

Les femmes saoudiennes ont officiellement le droit de conduire à partir de ce dimanche 24 juin. Mais entre réformes progressistes et arrestation de militants des droits de l'Homme, l'Arabie saoudite envoie des messages contradictoires : vraie évolution ou communication de façade ? Analyse avec la journaliste Clarence Rodriguez.

L'autorisation de conduire pour les femmes, annoncée par le roi d'Arabie saoudite en septembre 2017, prend effet ce dimanche 24 juin. Une décision saluée depuis l'étranger, qui s'inscrit dans un contexte plus large de réformes en faveur des droits des femmes prises par la monarchie saoudienne. Depuis 2015, les Saoudiennes peuvent ainsi participer aux élections municipales. Depuis 2016 et l'annonce du Plan Vision 2030, qui prévoit de faire évoluer l'économie pétrolière du pays vers une économie de services, elles peuvent aller au cinéma ou assister à des matchs. Depuis le 30 mai, une loi punit enfin le harcèlement sexuel jusqu'à 5 ans d'emprisonnement.

Ces réformes, entreprises par le prince héritier Mohammed Ben Salmane, semblent conséquentes pour la modernisation de l'Arabie Saoudite, classé 138ème pays sur 144 pour l'égalité des sexes par le Forum économique mondial. Cependant, tout au long du mois de mai, plusieurs militants des droits de l'Homme ont par ailleurs été arrêtés par le régime, soupçonnés d'avoir "coordonné des activités portant atteinte à la sécurité et la stabilité du régime". Par cela, il faut entendre… avoir plaidé pour la fin de la tutelle féminine et pour plus de droits de l'Homme.

Alors, au vu de ces évènements contradictoires, que penser de la politique du prince MBS ? Vraie ouverture ou fausse révolution ? Clarence Rodriguez a vécu en Arabie saoudite de 2005 à 2017 et a longtemps été la seule journaliste française accréditée sur place. Elle analyse pour Marianne cette évolution sociétale.

L'autorisation de conduire pour les femmes saoudiennes à partir représente-t-elle selon vous une avancée importante ?

Clarence Rodriguez : Attention, ce ne sont pas toutes les femmes qui vont pouvoir conduire mais peut-être 500 ou un petit millier de femmes sur les 10 millions d'habitantes. Car celles qui vont pouvoir conduire sont celles qui ont obtenu leur permis à l'étranger ou l'autorisation de passer leur permis en Arabie, c'est-à-dire des femmes issues de la classe moyenne ou bourgeoise. Ce n'est donc pas une révolution. Beaucoup de femmes veulent conduire et obtenir leur permis mais ne le pourront toujours pas car elles sont issues de familles profondément conservatrices et leur tuteur (leur mari, frère ou fils) s'y opposent. Et puis, n'oublions pas que les femmes qui ont milité pour le droit de conduire sont incarcérées depuis le mois de mai.

Cette décision d'autoriser les femmes à conduire obéit-elle à un ressort féministe ?

C.R : Non, si les femmes conduisent, c'est uniquement à des fins économiques, et non idéologiques. Le prince Mohammed Ben Salmane (MBS) n'est pas féministe, il fait cela uniquement pour permettre à ces femmes d'intégrer le marché et la vie active car un salaire ne suffit plus dans un foyer en Arabie saoudite. Depuis 2014, le pays est plongé dans une crise économique sans précédent à cause de la chute du prix du baril. Si les femmes peuvent conduire, cela avantage leurs tuteurs qui s'occupaient d'elles et devaient les accompagner chez le docteur, au travail ou pour s'occuper des enfants. Ils étaient alors obligés de partir plus tôt du travail, au détriment de la productivité.

"La vraie révolution pour les femmes serait l'abolition du tutorat"

Pourtant d'autres réformes ont été prises ces derniers mois en faveur des droits des femmes, notamment une loi contre le harcèlement sexuel ?

C.R : C'est vrai et c'est important, c'était pour préparer les femmes à pouvoir conduire, pour ne pas les effrayer. Mais les mentalités ne changent pas, elles sont incrustées et il est très difficile de bouger cette population profondément conservatrice. Quand les autorités promulguent la loi anti-harcèlement, c'est une bonne chose sauf que dans les faits, une femme qui est sous la tutelle d'un homme ne va pas se plaindre de harcèlement : elle aurait peur. La vraie révolution pour les femmes serait donc l'abolition du tutorat. Là, elles seraient vraiment libres ! Quand je discute avec des Saoudiennes, elles ne me parlent pas de l'obtention du droit de conduire mais de l'abolition du tutorat.

Comment la population accueille-t-elle ces réformes ?

C.R : Ces réformes sont surtout adressées à la population féminine et jeune. Mais c'est une population qui est dans l'expectative et dans la crainte en raison de ce qu'il s'est passé dernièrement. Il y a eu pas mal de purges après la nomination de Mohammed Ben Salmane comme prince héritier le 21 juin 2017. Des familles puissantes, des intellectuels, des hommes d'affaires, des princes ont été incarcérés et, plus récemment, des militants des droits de l'Homme. Aujourd'hui, plus personne n'ose bouger, ni tweeter sur la politique menée par MBS.

Il y a une certaine frange de la population qui accueille favorablement ces réformes et de l'autre côté, il y a une population apeurée par la politique de répression. Les pays alliés ne veulent pas mettre le doigt là-dessus car cela dérange. Le prince est à la tête de tous les pouvoirs : c'est le prince héritier mais aussi le ministre de la Défense et le président du conseil économique et de développement. On est dans une verticalité du pouvoir, et non plus une horizontalité comme auparavant. C'est le prochain roi et il prépare son prochain règne.

"Aujourd'hui, plus personne n'ose bouger, ni tweeter sur la politique de MBS"

Le Prince héritier a dévoilé son plan "Vision 2030", qui vise à faire évoluer l'Arabie saoudite aussi bien économiquement que socialement : est-ce une réelle modernisation ou une communication de façade ?

C.R : L'Arabie saoudite ne peut plus se contenter de la manne pétrolière, elle est obligée de diversifier son économie. Cela a du sens de vouloir réformer sociétalement et économiquement le pays. Mais est-ce qu'un pays évolue en empêchant les gens de s'exprimer ? D'un côté, il veut passer pour le prince réformateur qui modernise l'Arabie. Mais d'un autre côté, il veut encore juguler la population. Qu'est-ce qui l'emportera ? Attendons encore quelque temps pour se rendre compte des résultats de sa politique. Pour l'instant, c'est un bilan mitigé. MBS veut séduire les investisseurs internationaux mais ceux-ci sont dubitatifs et dernièrement, le fait d'avoir incarcéré ces femmes militantes a donné un coup de frein aux effets de sa politique de réforme.

Peut-on parler d'une révolution sociétale ?

C.R : Je suis dubitative. J'ai vécu ce pays de l'intérieur et je suis toujours en contact avec des Saoudiens et des Saoudiennes. Ces derniers temps, on se parle de moins en moins parce qu'ils ont peur. L'Arabie saoudite entrera dans l'ère de la modernité a partir du moment où ce jeune prince donnera des gages sur le plan des droits de l'Homme : abolition du tutorat, faire sortir tous les prisonniers d'opinion, notamment Raif Badawi qui prônait ce que prône aujourd'hui le prince héritier, notamment la conduite des femmes.

Est ce qu'il y a un décalage entre ce que racontent les médias internationaux et la réalité sur place ?

C.R : Depuis deux ans, MBS a fait appel à des sociétés de communication qui donnent le la, qui font venir des journalistes, mais ce sont des discours édulcorés qui ne correspondent pas à la réalité : on leur montre ce qu'on a envie de leur montrer : des femmes qui prônent l'évolution, qui vont vous dire que ce qu'il se passe est formidable… C'est vrai mais il faut aussi être réaliste : l'image que l'on donne n'est pas toujours fidèle à ce que les gens vivent.

>> Révolution sous le voile - galeries de portraits de femmes Saoudiennes, par Clarence Rodriguez

>> Arabie saoudite 3.0 paroles de la jeunesse saoudienne, par Clarence Rodriguez

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne