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George Lakoff part d'un constat simple : la négation d'une fake news la renforce.
George Lakoff part d'un constat simple : la négation d'une fake news la renforce.

Pour combattre les fake news, un linguiste propose la méthode du "sandwich de vérité"

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Quand le fact-checking ne parvient pas à éteindre une intox, que faire ? Le linguiste George Lakoff, professeur émérite de l'université de Berkeley, a un conseil pour les journalistes : remontez le fil de la fake news pour la prendre en étau. Explications.

Aux Etats-Unis , le commerce des intellectuels engagés est plus florissant que jamais. Sociologues, politologues, sémiologues ont tous une recette pour vaincre le mal qui gangrène le pays : les intox, rebaptisées "fake news" depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump . Parmi ces spécialistes, le linguiste George Lakoff, activiste de gauche et ancien conseiller de candidat démocrate, jouit d'une popularité renouvelée ces dernières semaines. A travers une tribune dans le Guardian le 13 juin, puis d'une invitation sur CNN , il a exposé un constat simple : ce sont les médias qui, en ayant repris à tue-tête les slogans et contre-vérités du candidat Trump, sont en grande partie responsable de son élection. "Une des choses à laquelle les journalistes sont entraînés, est de répéter et de citer ce que disent les personnalités publiques, relève Lakoff. Quand ces personnalités disent des choses mensongères, les médias les aident en reprenant leurs paroles". Aussi admiré que critiqué, cette sommité de la linguistique cognitive entend, partant de ce postulat, livrer clé en main aux journalistes un manuel "anti-fake news"… dont l'utilité pourrait dépasser les frontières américaines.

Pour ce faire, il identifie d'abord les différentes techniques utilisées par les politiciens pour imposer leurs idées. La grande force du raisonnement de ce professeur émérite de l'université de Berkeley est un concept hérité de l'un des pères de la linguistique du XXème siècle, Erving Goffman : le "framing", que l'on peut traduire en français par le "cadrage" ou la "précontrainte". L'idée : dans une conversation, plus une idée de départ est forte, plus la personne a de chances de l'imposer. Le but n'est alors pas de convaincre l'auditoire mais de s'assurer que le débat reste circonscrit aux valeurs que l'émetteur souhaite transmettre.

Objectif numéro 1 : enfermer le débat

"Tout est dans la manière de présenter les mots, nous explique Guillaume Desagulier, linguiste affilié à l'université Paris 8. Prenez l'expression 'allègement d'impôt ' : quand quelqu'un prononce cette formule, il active un scénario dans l'esprit de son interlocuteur. Ici, l'impôt doit être allégé donc il est perçu comme un poids, quelque chose de négatif". Une fois la discussion lancée par cette expression, difficile de réorienter le débat sur ce que les prélèvements fiscaux apportent à la société. Le sujet se trouve d'emblée enfermé dans un cadre bien défini.

"Lakoff se sert d'une idée qui existe depuis bien longtemps dans la linguistique, selon laquelle le simple fait de parler active des zones précises dans le cerveau de l'auditeur, qui reviennent à chaque fois que le mot est évoqué", nous détaille Pascal Froissart, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Paris 8. Et plus cette idée est formulée de manière forte et ingénieuse, plus elle a de chances de s'imprimer durablement dans le cerveau. "Prenez l'expression 'invasion migratoire', utilisée par Nicolas Dupont-Aignan pendant la campagne présidentielle de 2017, analyse Julien Longhi, linguiste spécialiste de l'analyse du discours politique et médiatique de l'université de Cergy-Pontoise. Il a utilisé un effet de massification auquel il a ajouté un nom guerrier, 'invasion'. De cette façon, il joue sur le côté métaphorique de l'expression pour déshumaniser les migrants. Les chiffres ne comptent pas ici : seule l'interprétation et la force de l'image prévalent". Le but évident : jouer sur les peurs les plus primaires.

L'équation rêvée pour imposer une idée : un nom + un adjectif

Aux Etats-Unis, Trump a tiré une grande partie de son succès auprès des foules de sa faculté à trouver des formules chocs, sinon outrancières. "Crooked Hillary" ("Hillary la malhonnête") ou encore "Fake news" ("Fausses infos") sont deux des exemples emblématiques de sa campagne. "Avec une logique extrêmement transgressive, Trump parvient à cadrer le réel en construisant des formulations qui utilisent l'emphase et l'hyperbole" décortique Julien Longhi. L'adjectif devient alors indissociable du mot qu'il qualifie, et ce qu'il dénonce est inhérent à ce qui est dénoncé : Hillary Clinton devient forcément "crooked" et les news forcément "fake".L'expression rabâchée devient un réflexe de pensée, ressort bien connu des publicitaires ("Il est fou Afflelou").

"Trump parvient à cadrer le réel"

"Plus l'adjectif accolé au nom est inattendu, plus ça marche" poursuit Stéphanie Bonnefille, linguiste et auteure de Les mots verts : Pour une écologie du langage. Exemple : "Quand elle était ministre de l'Environnement, Ségolène Royal a beaucoup utilisé le terme de 'croissance verte'. Ces deux mots pourraient pourtant être considérés comme opposés : l'idéologie écologiste est bien davantage liée à la décroissance. Mais en utilisant cet oxymore, elle la replace dans un contexte capitaliste, plus facilement acceptable". Et voilà le réel repeint en vert, d'un coup d'expression toute faite ! "Souvent, les politiques emploient donc des oxymores pour mieux interpeller leur auditoire", remarque d'ailleurs la spécialiste.

Ne pensez surtout pas à un éléphant

Une fois lancé, le concept devient inarrêtable. En témoigne la très mauvaise communication de Richard Nixon lors du scandale du Watergate : au cours d'une conférence de presse, le président américain lâche "I'm not a crooked" ("Je ne suis pas malhonnête") : "Il a eu beau nier, aussitôt dans l'esprit américain les mots 'Nixon et Crooked' ont été associés. Il a créé un cadre négatif pour son image", explique Stéphanie Bonnefille. Ce processus, George Lakoff le détaille dans son livre Don't think of an elephant publié en 2004, à partir d'un exemple simplissime : lorsque l'on vous demande de ne pas penser à un éléphant, à quoi pensez-vous… à un éléphant ! Christopher Nolan y fait référence dans son film Inception, où il imagine des cambrioleurs qui implantent des idées dans l'inconscient de leurs cibles pour en tirer avantage.

"Commencez d'abord par la vérité que la personne essaie de cacher. Vous tirez ça au clair et puis ensuite, vous montrez ce qu'il essaie de cacher par son mensonge"

Une fois l'idée implantée, la nier ne sert plus à rien. "Nier le cadre revient même à l'activer", insiste Lakoff. Rendant vain, par exemple, tout effort de fact-checking pour démonter une fake news puisqu'en exposant les faits censés la contredire, le journaliste renforce sans le vouloir le cadre initial, qui est faux. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Pour le linguiste, les journalistes n'ont qu'un seul choix : la remise en perspective. C'est-à-dire non plus partir de la fake news pour la démonter mais remonter plus en amont, aux origines de sa fabrication. "Commencez d'abord par la vérité que la personne essaie de cacher. Vous tirez ça au clair et puis ensuite, vous montrez ce qu'elle essaie de cacher par son mensonge. Vous pouvez dire ce qu'est le mensonge en peu de temps et de mots. Et ensuite, vous revenez à la vérité". La fake news se retrouve alors non plus seulement contredite mais encadrée par deux tranches de vérité, ce que Lakoff résume par une image : le "sandwich de vérité".

Eurêka ? "La simplicité de cette idée accroche immédiatement, admet Pascal Froissart. Lakoff prétend qu'une idée ne se dément pas avec un fait mais avec de la rhétorique. Autant que les chiffres et les graphiques présentés par les journalistes pour démontrer une vérité, c'est la manière dont celle-ci est présentée qui compte". Mais dans le petit monde de la linguistique, la trouvaille de Lakoff est aussi critiquée : en la conseillant aux journalistes, il leur demanderait d'abandonner la réalité objective des faits pour se lancer sur le terrain de la rhétorique. "Il conseille aux journalistes d'agir comme des militants qui combattent pied à pied les arguments du politique, comme s'il s'agissait d'un adversaire", pointe Nick Riemer, professeur de linguistique à l'université de Sydney. George Lakoff l'assume : selon lui, quand les journalistes "fact-checkent" les propos de Trump, ils sont déjà engagés. "Vous avez besoin des faits, disait-il l'année dernière sur CNN. Mais vous avez besoin d'apprendre à les présenter".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne