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"Ils m'ont dit que mon fils pourrait avoir des problèmes" : les délégués communistes arrêtés en Turquie racontent
Erdogan a été réélu au premier tour avec 52% des voix.

"Ils m'ont dit que mon fils pourrait avoir des problèmes" : les délégués communistes arrêtés en Turquie racontent

Récit

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La délégation communiste arrêtée en Turquie ce dimanche 24 juin alors qu'elle venait observer le déroulement des élections présidentielles vient de rentrer en France. Elle nous raconte les tentatives d'intimidation du pouvoir en place.

Tous scrutaient les éventuelles irrégularités dans les élections turques après le virage autoritaire pris par le président Recep Erdogan, à la suite du coup d'Etat manqué en juillet 2016. Pascal Torre, membre de la Commission internationale du PCF, Hulliya Turan secrétaire départementale, et la sénatrice communiste Christine Prunaud, faisaient partie de la délégation envoyée en observation, ce dimanche 24 juin.

Dès le lendemain de leur arrivée, ils seront arrêtés par des militaires et policiers turcs, afin d'entraver leur travail d'observation. Retenus jusqu'à 17h, ils recevront l'ordre de rester confinés dans leur hôtel jusqu'à leur départ. Entre pressions, menaces et tentatives d'intimidation, les trois délégués communistes savent pourquoi leur travail a été empêché et nous racontent le climat qui règne en Turquie.

"Un quartier quadrillé par les militaires"

C'est tout d'abord sans aucune difficulté qu'ils ont rejoint Agri, une petite ville située à l'est de la Turquie, proche de villages ruraux. "Nous sommes arrivés le samedi, en fin de matinée et avons été accueillis par une délégation du HTP", raconte Hulliya Turan. Le HTP, Parti de la Démocratie du Peuple, pro-kurde, est le principal opposant politique à Erdogan. C'est à cette occasion qu'ils rencontrent les candidats HTP à la législative d'Agri. La journée se termine dans un restaurant, "dans une ambiance bonne enfant", ajoute-t-elle. Néanmoins, "tout le quartier est déjà quadrillé par les militaires et les services de l'ordre en civil, qui se trouvaient jusque dans le restaurant".

La délégation du HTP leur fait le récit de la campagne présidentielle, leur raconte les familles d'Agri dont les membres sont morts pendant le coup d'Etat, emprisonnés, ou disparus et dont personne n'a de nouvelles. "C'est un climat assez lourd", témoigne Hulliya Turan, d'origine turque, et qui maîtrise la langue. Elle ajoute : "À la veille des élections, les informations demeurent imprécises mais nous apprenons que des assesseurs membres du HTP auraient été arrêtés, il manque donc des assesseurs dans certains bureaux de vote". Sans pouvoir obtenir plus de détails, ils attendent le lendemain pour constater les éventuels manquements à la procédure.

Pression psychologique importante

Le matin des élections, la délégation se lève aux aurores. "On a rencontré le co-président du HTP à Agri et on a commencé la visite des bureaux de vote", raconte Pascal Torre. Dès 8h30, ils visitent trois bureaux : un à Agri, deux autres dans des communes rurales excentrées. "Malgré une présence très importante de militaires, nous avons pu discuter avec tout le monde", explique Hulliya Turan.

Dans les villages, il n'y a pas que les militaires qui sont armés. Des villageois proches de la politique de l'AKP (Parti de la justice et du développement, de Recep Tayyip Erdogan) sont aussi chargés "soit-disant d'assurer la sécurité du vote", ironise la secrétaire départementale. Pascal Torre détaille le stratagème employé selon lui par le pouvoir turc pour empêcher les bastions de l'opposition d'aller voter : "La présence militaire, les blindés et les chars, sur les routes, c'est une pression psychologique importante. Mais surtout, on a privé un certain nombre de villages situés à 50 ou 80 km d'Agri de bureaux de vote. Ils n'ont souvent pas de voiture et les bus qui leur étaient affrétés ont été bloqués par l'armée".

L'observation dans ces trois bureaux de vote ne soulève d'abord aucune inquiétude. Malgré la présence d'hommes armés, l'ambiance reste calme. Vers 10h, ils reçoivent un coup de téléphone d'un membre de la délégation du HTP les informant d'un bourrage d'urnes dans un bureau de vote du centre d'Agri. Ils se rendent immédiatement sur les lieux. En chemin, leur voiture est arrêtée. "Une trentaine de militaires et de gendarmes nous attendaient. Ils ont saisi nos passeports et nous ont conduit à la gendarmerie d'Agri", poursuit Pascal Torre.

"Votre fils pourrait avoir des problèmes"

C'est là que les ennuis commencent. Ils sont d'abord interrogés ensemble. Hulliya Turan peut faire office d'interprète en cas d'incompréhensions. Les questions portent essentiellement sur les raisons de leur présence en Turquie, ce qu'ils font, qui les a accueilli. Des questions interrompues régulièrement par quelques leçons politiques : "C'est une magnifique démocratie, ici, pourquoi vous avez besoin d'intervenir, tout se passe bien !" ou encore "Vous, en France, vous avez des problèmes avec les migrants, pourquoi vous n'allez pas observer cela ?".

"Vous savez que votre présence est illégale et met en danger la nation turque..."

Ils sont ensuite interrogés séparément. "Pour chacun d'entre nous, il y avait cinq personnes : le procureur de l'armée, deux membres du MIT (les services secrets turcs) et deux gendarmes", témoigne Pascal Torre. Hulliya Turan est d'abord interrogée seule. D'origine turque, les questions portent essentiellement sur sa nationalité et ses liens avec la communauté kurde. Sans la menacer explicitement, leurs questions s'attardent sur sa famille… Puis sur sa présence sur le territoire : "Vous savez que votre présence est illégale et met en danger la nation turque …", lui auraient lancé ses interrogateurs. Chaque menace voilée est suivie d'une fausse nuance : "Vous n'êtes pas en garde à vue, madame, on est simplement là pour assurer votre sécurité", prétendent-ils.

La sénatrice Christine Prunaud est à son tour interrogée. Les militaires semblent faire preuve de plus d'égard à son encontre : "Au début, c'était complètement absurde. Le procureur me parlait des paysages en Turquie, des magnifiques montagnes, etc... ". Elle doit ensuite détailler son emploi du temps depuis la veille. Des réponses que les interrogateurs connaissaient déjà : "Ils savaient parfaitement ce qu'on avait fait", confirme la sénatrice. En effet, des policiers se trouvaient dans le restaurant où ils s'étaient rendus la veille. "Je pense qu'on était sur écoute, juge la sénatrice. J'ai d'ailleurs reçu un appel de France d'un administrateur qui me l'a affirmé".

"On a emprisonné beaucoup d'intellectuels, ici..."

De son côté, Pascal Torre a subi un interrogatoire plus rude. Il témoigne : "Ils connaissaient mes travaux universitaires qui portaient sur la Turquie et les Kurdes. Ils m'ont dit que j'étais passible de poursuites judiciaires pour insulte au président". Les menaces arrivent : "Vous savez, on a emprisonné beaucoup d'intellectuels, ici …". Il poursuit : "Ils savaient comment s'appelle mon fils, et m'ont expliqué qu'il pourrait avoir des problèmes …". A ces menaces directes s'ajoutent des explications sur la durée de leur arrestation. "On m'a dit explicitement qu'on nous garderait jusqu'à 17h pour ne pas observer ce qu'il se passait dans les bureaux de vote, ajoutant que c'était une décision qui émanait du ministère de la Justice", dit Pascal Torre.

Leur passeport diffusé sur les réseaux sociaux

C'est en sortant de la gendarmerie qu'ils se rendent compte de la manœuvre des militaires : la photographie de leurs trois passeports a été diffusée sur les réseaux sociaux. Des documents sur lesquels figurent leurs adresses respectives. "Évidemment, nous n'en avons aucune preuve, mais ils étaient les seuls à disposer de ces photos", pense Christine Prunaud. Sur le chemin du retour, ce lundi 25 juin, le consul leur obtient une protection policière. Des militaires continueront de les surveiller à l'aéroport.

Une arrestation célébrée dans la communauté turque de Strasbourg

Le retour se fera sans encombre. Ou presque. Alors que les trois membres de la délégation ont pu rejoindre la France dans la soirée, leurs inquiétudes portent maintenant sur les pressions de la communauté turque en France. La diffusion de leur passeport leur valent "plus de 200 tweets de menaces plus ou moins directes de mort", selon Pascal Torre. Christine Prunaud, de son côté, s'inquiète pour la secrétaire départementale domiciliée à Strasbourg. Selon elle, l'annonce de l'arrestation d'Hulliya Turan a suscité des célébrations dans la communauté turque strasbourgeoise, ce dimanche. "C'est pour elle que c'est le plus problématique, car c'est une communauté beaucoup plus importante qu'en Bretagne, et ils ont maintenant accès à son adresse …", s'alarme-t-elle. Mais la sénatrice bretonne ne compte pas se laisser faire : "Nous en avons discuté tous les trois, et nous avons la ferme intention de porter plainte pour cela".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne