Publicité

L'intelligence artificielle n'existe pas, mais elle va quand même prendre votre job

LE CERCLE DE L'IA/POINT DE VUE - Pourquoi avoir peur de l'IA ? Cette machine qui serait semblable à l'humain n'est pas près d'arriver, si jamais elle est possible. Pour autant, l'IA, celle qui nous entoure déjà, n'est pas sans dangers, mais ce ne sont pas ceux auxquels on pense le plus souvent.

Par Philippe Rolet (co-fondateur et CTO d'Artefact)

Publié le 26 juin 2018 à 08:45

« They took our jobs ! » [« Ils ont pris notre travail ! »] Cette catchphrase est tirée d'un épisode de la série américaine South Park de 2004 où des ouvriers américains protestent contre des hommes du futur migrant dans le présent, pour trouver du travail. C'était à l'origine une satire contre le discours alarmiste sur les périls de l'immigration. Mais ce même d'il y a 14 ans prend aujourd'hui un coup de jeune : l'intelligence artificielle (IA) arrive du futur, et pas une semaine ne passe sans un nouveau discours expliquant comment elle va nous remplacer et prendre notre travail. Même propos alarmiste, même passion dans le rejet de l'inconnu que pour les migrants.

Fort heureusement, l'intelligence artificielle n'existe pas. On dit 'bête comme un âne', or un âne est à de nombreux égards bien plus intelligent que n'importe quel ordinateur. Par exemple, on parle régulièrement des voitures autonomes , qui ne sont pas encore au point après plus d'un demi-siècle de recherche. Eh bien un âne sait se conduire tout seul quelques semaines seulement après sa naissance.

Tout le monde en parle, tout le monde dit qu'il connaît, mais personne ne sait vraiment ce que c'est.

Autre expérience : mettez un rat dans les locaux de Boston Dynamics , et le robot le plus sophistiqué dans un égout. Lequel des deux survivra le plus longtemps ? Il n'y a pas débat. Même en ayant programmé spécifiquement le robot pour la survie en égout, il ne fera pas long feu. Si l'intelligence est vue comme la capacité à atteindre des objectifs en s'adaptant lorsque l'environnement change, alors les machines sont encore bien loin des mammifères.

Publicité

La réalité est que le terme intelligence artificielle est flou pour beaucoup. J'emprunte une analogie maintes fois utilisée dans mon milieu professionnel (le marketing digital) : l'intelligence artificielle, c'est comme le sexe pour les adolescents : tout le monde en parle à la récré, tout le monde dit qu'il connaît, mais personne ne sait vraiment ce que c'est.

Et comme tout ce qui est flou, l'IA déclenche des peurs fantasmées et déraisonnables - quitte à en oublier les dangers moins dramatiques mais plus réels, et les bienfaits qu'elle peut apporter.

Le spectre de l'IA forte

La première de ces peurs est celle de l'« IA forte », c'est-à-dire une intelligence artificielle consciente, capable de penser, et qui supplanterait donc rapidement les humains. Une telle technologie n'existe pas aujourd'hui. Mais beaucoup de personnes prétendent sérieusement (et publiquement) que son arrivée est imminente, au premier rang desquelles les singularitariens , dont l'un des apôtres, Ray Kurzweil , l'a prédite pour 2045. Certains s'inquiètent en conséquence de scénarios à la Terminator ou Matrix , et de guerre hommes-machines.

Ces craintes ne sont pas rationnelles. Il reste encore énormément d'inconnues dans la recherche en informatique qui empêchent toute prédiction fiable de l'avènement d'une machine réellement intelligente. Bien que d'énormes progrès aient été faits pour rendre les ordinateurs plus performants, les humains sont toujours largement meilleurs dans de nombreux domaines définissant l'intelligence (planification dans l'incertain, apprentissage de nouvelles compétences avec peu ou pas d'explications, capacité à réagir à n'importe quelle situation ou question…). Ces domaines sont actuellement ce qu'on appelle des « problèmes ouverts » : nul (le) ne peut dire quand une solution leur sera apportée. Il est peu probable que ce soit dans les deux ou trois prochaines décennies, au vu des efforts déployés jusqu'à présent, qui n'ont pas abouti. Ensuite, dire si cela se produira dans cinquante, cent ou mille ans est une prophétie à laisser aux Nostradamus modernes.

Viser la lune

Faisons un parallèle : au XVIIIe siècle, les gens débattaient de la capacité de l'homme à aller sur la lune (par exemple Fontenelle dans ses « Entretiens sur la pluralité des Mondes »). Certains pensaient que ça ne serait jamais possible, d'autres que ça arriverait de leur vivant. Au final, il a fallu plus de deux cent cinquante ans. Qui aurait pu le prédire sérieusement à l'époque ? Les connaissances en physique et en mécanique n'étaient pas suffisantes pour savoir si et quand nous irions sur la lune.

C'est pareil pour l'IA forte aujourd'hui. Notre connaissance de l'intelligence humaine n'est pas suffisante pour savoir quand elle sera dépassée. Les chercheurs pionniers de l'intelligence artificielle dans les années cinquante, Minsky et McCarthy , étaient persuadés qu'il faudrait en gros une vingtaine d'années pour qu'une machine reproduise et dépasse l'intelligence humaine et ils se sont lourdement trompés - alors qu'il s'agissait des plus grands experts de l'époque.

C'est en ce sens qu'on peut dire que « L'IA n'existe pas » : l'IA forte n'est pas là, les machines ne savent pas penser, et personne ne sait ni si, ni quand, ni comment elles le pourront.

La mutation du travail

Mais si l'IA n'existe pas, qu'est ce qui aujourd'hui prend nos jobs ? Ce sont des algorithmes d'un nouveau type qui - sans avoir de pensée ou de volonté propre - peuvent résoudre des problèmes spécifiques complexes : reconnaître et trier des images, charger un entrepôt, conduire une voiture, jouer aux échecs, etc. (il ne s'agit pas d'IA « forte », car chaque algorithme est limité à son problème : celui qui trie les images ne peut pas conduire une voiture).

Publicité

On pensait jusqu'alors que la résolution de ces problèmes était l'apanage des humains. De plus, les technologies informatiques utilisées reproduisent des comportements d'apprentissage et de réflexion qui leur donnent l'air de « penser » comme des hommes (bien que ça ne soit pas réellement le cas). C'est pourquoi ces algorithmes sont souvent appelés intelligence artificielle « faible » par opposition à l'IA forte. De plus en plus de tâches complexes peuvent désormais être traitées par ces algorithmes - dans la limite où ces tâches ne requièrent pas d'intelligence « forte ».

L'histoire devrait nous rassurer

La seconde des grandes peurs autour de l'IA est donc que pour tous ces types de tâches, les hommes se fassent remplacer. S'il y a besoin de moins de personnes pour faire le travail, alors il y a moins de travail et les gens finissent au chômage ! Non. De nombreux exemples montrent le contraire ; l'agriculture est le premier et le plus marquant.

Il fallait au Moyen-Âge que 90 % de la population travaille aux champs pour nourrir tout le monde. La mécanisation a complètement changé la donne : une grande partie des tâches agricoles se sont retrouvées faites par des machines. Il y a donc maintenant moins de 2 % d'agriculteurs dans un pays comme la France (pourtant massivement producteur et exportateur). Les 98 % de gens qui ne sont plus agriculteurs ont bien trouvé à s'occuper : il y a plus d'hôpitaux, plus d'écoles, et de nombreux métiers qui n'existaient pas auparavant se sont développés.

Deuxième exemple avec la révolution industrielle, où la modernisation a automatisé une partie des métiers ouvriers. Beaucoup de jobs ont disparu, mais d'autres sont apparus. Le temps de travail a largement diminué, avec en moyenne un peu moins de 8 heures par jour aujourd'hui en France au lieu de 12 heures à 13 heures par jour pour les ouvriers il y a 200 ans - tout en produisant des biens et des services de meilleure qualité et en plus grande quantité, pour des travaux moins pénibles (pensez aux mines de charbon).

L'imagination et les besoins des humains étant illimités, il y a toujours de la place pour des nouveaux services, et donc toujours du travail. Autour de ce que les IA faibles ne peuvent toujours pas faire, des nouvelles professions vont se créer, et d'autres métiers déjà existants seront plus répandus et mieux valorisés - les métiers créatifs ou relationnels par exemple. Le travail sera plus court, plus souhaité et plus intéressant.

Ne pas se réjouir trop vite

Alors n'y a-t-il rien à craindre de l'IA ? Peut-on se réjouir sans réfléchir ? Non.

Elon Musk, Bill Gates, feu Stephen Hawking, et les autres technologistes et chercheurs qui ont tiré la sonnette d'alarme, ne sont évidemment pas des illuminés. Il y a de réels dangers posés par l'IA, mais comme pour toute technologie, ce n'est pas son potentiel qui est à craindre, mais les hommes qui la contrôlent et la développent.

Des dangers politiques, lorsque les gouvernements munissent les policiers de lunettes à reconnaissance faciale pour identifier immédiatement les suspects (en Chine). Des dangers éthiques, lorsque les drones de combats (aux Etats-Unis) auront la possibilité de décider de tirer pour tuer, ou lorsque l'IA qui optimisera la stratégie d'une entreprise conseillera de licencier ou de garder un employé. Des dangers économiques, lorsqu'on voit que les entreprises qui maîtrisent ces technologies accumulent une richesse de plus en plus grande et un pouvoir de plus en plus fort sur leurs clients et utilisateurs - on pense bien sûr aux GAFA et aux BATX .

Ces dangers ne sont pas insurmontables ; Musk, Gates et les autres insistent sur les moyens de les éviter :

· La démocratisation de la technologie, pour éviter le contrôle par un petit nombre. C'est notamment le sens de l'initiative OpenAI.

· La régulation, pour éviter la perte générale de contrôle. Cela a une portée symbolique de la part de personnes telles que Musk, ouvertement anti-régulation sur tout autre sujet.

Cependant, ce sont des dangers réels, là où la disparition massive durable d'emploi n'en est pour l'instant pas un.

Cela ne veut pas dire que les mutations du marché du travail seront indolores : comme dans toute évolution, il y a une période transitoire. C'est un sujet politique et social dont il faut s'emparer pour éviter les laissé(e)s pour compte. Mais le bilan à long terme sera bon pour les travailleurs. On commence déjà à l'observer, comme en témoigne cette anecdote de Nissa , employée dans un entrepôt d'Amazon. Les robots lui ont pris son job ; c'était d'empiler des conteneurs de 10 kg les uns sur les autres. Maintenant, elle gère l'équipe de robots qui empile les conteneurs pour elle : c'est moins fatigant, plus intéressant, et ça ne détruit pas sa santé.

Le travail ne disparaît pas. Ce sont les jobs de poinçonneurs des Lilas qui disparaissent, et quand on sait comment finit la chanson, on ne peut que s'en réjouir. L'IA est un formidable moyen qui permettra la fin de l'aliénation du travail, la fin des burn-outs, bore-outs et autres brown-outs . Alors oui, l'intelligence artificielle prendra nos jobs - parce que nous les quitterons pour d'autres dans lesquels nous nous épanouirons bien plus.

Philippe Rolet est docteur en IA (Université Paris-Sud), co-fondateur et CTO de l'agence digitale Artefact

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité