Non, Laura Ingalls n’est pas raciste (c’était même une sacrée badass)

Non, Laura Ingalls n’est pas raciste (c’était même une sacrée badass)
Raciste Laura Ingalls ? Notre journaliste Doan Bui prend sa défense (CAPTURE D'ÉCRAN)

Un prix littéraire au nom de Laura Ingalls va être débaptisé. En raison du "racisme" présent dans "la Petite Maison dans la prairie". Fan des livres, notre journaliste a décidé de prendre la défense de Laura Ingalls.

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"Laura Ingalls ? La fille neuneu avec les tresses qui court dans la prairie et qui se bat contre Nellie Oleson ? Ha ha ha !"

Défendre Laura Ingalls Wilder n’est pas chose facile dans une rédaction. C'est même dangereux question crédibilité. Pour la plupart des collègues, "la Petite Maison dans la prairie", c’est cette série un peu niaise qui passait sur M6 où des filles en robes fleuries avec des voix de crécelles couraient dans les champs en riant comme si elles étaient sous LSD. Dissipons donc tous les malentendus : "la Petite Maison dans la prairie" version télé est à peu près aussi proche de l’esprit des livres dont elle est tirée que "Bella Ciao" de sa reprise par Maître Gims. L'objet du présent billet est donc de défendre Laura Ingalls Wilder, l'auteur du récit "la Petite Maison dans la prairie", et non la petite fille à nattes incarnée par Melissa Gilbert (quant à "Bella" Ciao, il y aurait beaucoup à dire sur ses multiples reprises, mais c'est une autre histoire).

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Défendre Laura Ingalls Wilder, l'écrivain, est donc une tâche ardue. Bizarrement, en France, ce bijou de la littérature jeunesse n’a en effet pas acquis le statut de "classique", contrairement à ces insupportables filles du docteur March (il y a des injustices comme ça. Mary Poppins a été tuée par Disney, alors que le livre est formidable). Nous sommes finalement peu de fans à l’avoir lu, contrairement à la série qui fit un carton. Et pourtant… Ce récit autobiographique de Laura Ingalls Wilder en huit tomes qui raconte son enfance et sa jeunesse de fille de pionniers est une pure merveille. Et il est tout sauf neuneu : le tome 5 raconte un long hiver où toute la famille est quasiment réduite à la famine…

"La Petite Maison dans la prairie" fut pour moi et ma sœur cadette (nous sommes une famille nombreuse comme les Ingalls, d’où peut-être l’effet d’identification) un livre culte, que nous lûmes, relûmes, et dont nous connaissions des passages par cœur, en particulier les scènes de repas.  Ah, ces descriptions de nourriture ! Avec les festins dans "l'Assommoir" ou "Nana", chez Zola, ils eurent une place toute particulière dans mes fantasmes culinaires.

Quelle ne fut donc ma consternation quand je découvris que l’American Library Association avait décidé de débaptiser le prix Laura Ingalls Wilder de littérature jeunesse, en raison du "racisme de ses livres" ! Et de lire le communiqué de presse accablant expliquant cette décision !

(Photo non datée de Laura Ingalls Wilder.)

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Une "attitude culturelle dominante"

"Les livres de Mme Wilder sont le produit de sa vie, ses expériences et ses perspectives en tant que femme blanche de cette époque, a tenté de défendre l'ALSC.

Ils représentent une attitude culturelle dominante envers les indigènes et les personnes de couleur en contradiction avec nos valeurs d’acceptation, de célébration et de compréhension des communautés et de leur diversité."

Evidemment, comme à chaque fois que survient un débat où intervient le mot "racisme", ou "appropriation culturelle", le communiqué de presse de l’American Library a lancé immédiatement une campagne de Laura Ingalls bashing. Le "Washington Post" ou le "Guardian" y sont allés de leur laïus. Slate reprenait l’information avec un article titré un peu hâtivement "Les propos racistes de la vraie Laura Ingalls Wilder", qui m’a un instant fait croire qu’ils avaient exhumé des propos posthumes de Laura Ingalls. Les défenseurs de ma pauvre Laura ? "Le Figaro", qui voyait en ce prix débaptisé une nouvelle offensive des soldats grincheux du politiquement correct.

Paradoxe : il se trouve que je fais partie de ceux et celles qui trouvent intéressant de questionner des œuvres du passé, que ce soit dans leur vision des femmes ou des minorités. Par exemple : j’estime qu’il n’y a rien de choquant à évoquer le racisme d'"Autant en emporte le vent". C’est même légitime. Les débats autour du film et du livre m’avaient d’ailleurs fait relire la saga de Margaret Mitchell, dont la vision manichéenne du monde est, j’avoue, affligeante. D’un côté, les "bons" noirs, qui sont si contents de servir les gentils maîtres blancs. De l’autre, les "mauvais", qui suivent les Yankees, et qui lui permettent de justifier… le Ku Klux Klan. Même gêne pour "Tintin au Congo", surtout quand vous le lisez à haute voix à vos pitchounes qui, eux, ne manquent pas de remarquer les attitudes assez problématiques de leur héros.

Ce qui m’embarrasse, en revanche, avec le procès de Laura Ingalls, c’est que j’ai l’impression que ses détracteurs sont à côté de la plaque. Comme s’ils l’avaient mal lue. Car autant Margaret Mitchell glorifie sans ambiguïté un Sud esclavagiste mythique, autant Laura Ingalls se contente de raconter son enfance de fille de pionniers, sans pour autant la transformer en épopée. Et parfois même, en la questionnant.

Prenons par exemple cette phrase, "Un bon Indien est un Indien mort", qui choque le "Guardian". C’est effectivement ce que répète sans cesse la mère de Laura Ingalls, la douce Caroline. Oui, Caroline, la mère Ingalls est raciste (en plus d’être exaspérante, c’est le genre de femme d’intérieur modèle qui est capable d’improviser une tarte aux pommes, sans pommes, avec des courges pas mûres). Elle déteste les Indiens, en a peur, trouve qu’ils sentent mauvais et pense que l’Amérique entière devrait être "civilisée" par les pionniers. C’est-à-dire : eux.

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Sauf que Laura rejette le modèle de sa mère. Contrairement à son aînée, la sage Marie, Laura déteste faire la cuisine, coudre, raccommoder, mettre sa capeline pour sortir dehors ("Laura, fais attention à ton teint, tu vas ressembler à un Indien !"), et plus tard, passe son temps à délacer son corset qu’on lui impose et qui la torture. Elle rêverait de partir à cheval avec les tribus d’Indiens Osage. Elle rêve d’indépendance. Oui, Laura Ingalls Wilder, née en 1867 et morte en 1957, était singulièrement féministe pour son époque…Une badass avant l’heure.

C’est ce qu’elle exprime dans le passage "litigieux" changé par l’éditeur, qui semble-t-il, aurait été à l’origine de toute la controverse au sein de l’American Library Association. Laura voudrait comme son père repartir vers l’Ouest. Vers des terres où "les animaux sauvages courraient en liberté. Où il n’y aurait pas de gens. Que des Indiens".

"No people, just Indians."

C’est cette phrase qui est à l’origine de tout. Selon les critiques, elle impliquerait que Laura considère que les Indiens ne sont pas des humains. L’éditeur a donc changé le mot "people" (gens), par "settlers"  (pionniers).

"Il n’y aurait pas de pionniers. Que des Indiens."

Est-ce raciste ? Où y a-t-il une justification de "l'épuration ethnique des Territoires des Grandes Plaines", comme j'ai pu le lire (l'article est là) ? Je ne vois pas. Je décèle plutôt une certaine naïveté, bien pardonnable pour l’époque, comme celle de Robinson Crusoé face à Vendredi. Une espèce de vision utopique d’un monde "non colonisé" justement : comme si la petite fille réalisait que cette conquête du Grand Ouest par les pionniers se traduisait aussi par une dégradation, une violence.

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Autre chose qu’on reproche à la saga : la scène des minstrels. Où Charles Ingalls, le père violoniste, et ses copains se griment avec du cirage et font danser les villageois. OK, OK, c’est un blackface, il n'y a aucun doute. Mais, les gars, la scène se passe en 1880 ou quelque chose comme ça, et pas en 2018 ! A une époque où les minstrels dans les musicals se grimaient en musiciens noirs. Charles Ingalls étant mort depuis bien longtemps, il semble un peu compliqué de lui faire de la pédagogie en lui expliquant pourquoi faire un blackface était insultant (alors que c’est possible, et utile, de l’expliquer à Antoine Griezmann ou à n’importe quelle vedette qui s’afficherait ainsi sur Twitter). Il est en revanche très intéressant que Laura Ingalls nous décrive cette scène qui, justement, explique les origines historiques du blackface et pourquoi, encore aujourd’hui, du carnaval de Dunkerque ou dans des soirées étudiantes, on le pratique, sans connaître ce qu’il implique.

Nos parents immigrés et la famille Ingalls

Bref, oui, je suis désolée qu’on conspue ma chère Laura Ingalls, ma sœur de papier. C'est injuste. Je veux d’autant plus la défendre qu’une sœur de papier, c’est rare, et précieux. Ou en tout cas, ça l’était (je parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître)

Lorsque j’étais petite, je me souviens en effet qu’il n’était pas si facile de trouver dans les rayons jeunesse un livre bien écrit avec une héroïne pas trop nunuche (on ne va pas se mentir, Fantômette, ça ne cassait pas trois pattes à un canard). Il n’y avait pas d’héroïnes badass comme Katniss  d’"Hunger Games" (un "young adult" pas mal du tout), ou comme la maline Ophélie, du très réussi "Passe-Miroir" de Christelle Dabos. Bref, à l’époque, je m’enfilais quand même pas mal de sagas et de livres où des filles faisaient de la figuration, du "Seigneur des Anneaux" au "Chevaliers de la Table ronde". 

Autre petit souci que j’avais, comme beaucoup d’enfants d’immigrés : les gens comme nous n’existaient pas dans les livres que nous lisions. Nous devions trouver donc des modèles de substitution. C’était parfois cocasse.

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J’ai par exemple adoré, révéré même, la comtesse de Ségur. Mais avec tous les efforts du monde, je voyais bien qu’il n’y avait rien à voir entre moi et Camille et Madeleine de Fleurville dans leur château. Ni même avec Sophie.

Dans cet univers parfois restreint de la littérature jeunesse, bizarrement, Laura Ingalls eut une place à part. Je me reconnaissais plus en Laura qu’en Camille de Fleurville.

Je me suis longtemps demandé ce qu’il pouvait y avoir de commun entre la petite fille de pionnier, incarnant l’Amérique profonde, et une fille d’immigrés vietnamiens. Quelle ne fut ma surprise de réaliser que je n’étais pas la seule à me poser ces questions en découvrant le roman "Pioneer Girl" – hélas pas encore traduit – de Bich Minh Nguyen, un hommage à Laura Ingalls Wilder et à sa fille Rose, écrivain elle aussi, qui partit en reportage en 1965 dans un Vietnam en guerre, et qui encouragea sa mère à prendre la plume pour écrire ses Mémoires.

Peut-être que la destinée de Laura, fille de pionniers, qui sans cesse déménage dans son chariot, résonnait avec celles de nos familles. C'était l'histoire d'un exil permanent. Avec cette grande différence, c’est vrai : Charles Ingalls choisit volontairement d’embarquer sa famille pour le Grand Ouest, alors que nos pères à nous furent des "voyageurs malgré eux", pour paraphraser le titre du beau roman d’une écrivain française que j’aime beaucoup, Minh Tran Huy. (Il faut lire "Voyageur malgré lui".)

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Il y avait quelque chose pourtant de si proche entre la famille Ingalls et nos familles déracinées. La nostalgie du pays de l’enfance, de ceux qui étaient restés là-bas, les lettres des aimés qui arrivent au compte-gouttes et toujours si tard, les possessions qui tiennent dans une valise… Dans "la Petite Maison dans la prairie", c’est un bibelot, une petite bergère, qui est trimballée de maison en maison. Chez nous, hélas, seulement quelques photos, un bracelet. Ah oui, il y avait aussi la sacralisation de la nourriture et des repas ensemble : parce que la nourriture, c’était ce moyen de transcender l’espace et le temps.

Laura, mon enfant, ma sœur, songe à la douceur…

Laura Ingalls n’arrivait pas à se dire où était son "chez elle", Laura rêvait de trouver l’endroit idéal, toujours plus à l’Ouest, cet endroit où elle pourrait se réinventer à partir de rien, cet endroit neutre où elle serait parfaitement libre. Laura ne se sentait pas à sa place. Laura, c'était nous. Français, mais pas tout à fait. Français, mais sans cette "souche", qui faisait fondation. 

Et puis Laura Ingalls, c’était aussi, j’avoue, cette guéguerre avec Nellie Oleson. Dans la série, la fameuse Nellie Oleson est une tête à claques, énervante, la méchante par excellence, à tel point que l'affreux roi Joffrey dans "Game of Thrones" a été vu comme son clone en garçon. Dans le livre, le personnage de Nellie était plus subtil. Elle était cette petite princesse blonde ultra-gâtée, toujours bien habillée, toujours entourée d'amies, qui faisait la loi à l’école (ça vous rappelle des souvenirs ?). Elle se moquait de Laura, la "campagnarde", la plouc, qui débarquait dans l'école de la ville. Tous ces épisodes, Laura Ingalls Wilder les raconte dans ses livres avec drôlerie et ça n'a pas pris une ride. Et quand la gamine espiègle se venge de ces affronts passés, on jubile. 

Nellie Oleson sonnait si vrai... et elle était pourtant inventée alors que tout le récit de "la Petite Maison dans la prairie" est authentique (Laura se contentant d'escamoter certains épisodes de sa vie, trop durs, comme la mort de son petit frère en bas âge). Parce que Laura Ingalls Wilder, en bonne romancière, voulait faire de ce récit quelque chose d'universel. Et qu'elle savait qu'on a tous une Nellie Oleson dans nos souvenirs d'enfants...

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