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Armée

Chère, polluante, inutile : la bombe nucléaire ne sert à rien

En France, le nucléaire militaire échappe à tout débat. En trois chapitres clairs et incisifs, Paul Quilès, Michel Drain et Jean-Marie Collin, dans « L’illusion nucléaire », déconstruisent les arguments des promoteurs de la bombe pour mettre fin au règne de l’omerta et du secret défense.

Le nucléaire civil suscite quantité de débats passionnés dans la société. Le nucléaire militaire aucun, alors qu’il pose des questions tout aussi graves. On peut disserter à l’envi sur les raisons de ce silence, incriminer la hiérarchie militaire et son travail de lobbying, fustiger le manque de curiosité des parlementaires et des médias, déplorer l’inertie et le désintérêt apparent de l’opinion publique… Le fait est qu’un tabou pèse sur le nucléaire militaire et que rares sont ceux qui essaient de le lever. Ils prêchent dans le désert. Les auteurs de L’illusion nucléaire appartiennent à ce petit groupe d’empêcheurs de tourner en rond. Dans un livre bref mais copieux, dépourvu de fioritures mais solidement charpenté et bourré d’informations, ils rappellent un certain nombre de faits de nature à alimenter le débat, le jour où il s’imposera.

Petite précision préalable, les auteurs ne sont pas de dangereux pacifistes, un trio de taupes à la solde des ennemis de la France. Il y a parmi eux un socialiste non défroqué, ancien ministre de la Défense sous la présidence de François Mitterrand, un spécialiste reconnu de la sécurité internationale, et un transfuge de l’Assemblée nationale membre de Pax Christi France, le mouvement catholique international pour la paix. Bref, que des gens fréquentables !

« Désinventer » la bombe 

Pourtant, c’est à une entreprise de démolition des idées reçues, articulée autour de trois têtes de chapitre, que se livrent les trois trublions. Premier chantier : poser des questions toutes simples, de celles qui fâchent, et s’attaquer aux « fausses certitudes ». Parmi elles, l’idée qu’« on ne peut pas “désinventer” la bombe », autrement dit, revenir en arrière, et faire une croix sur le nucléaire militaire (comme on l’a fait pour les armes bactériologiques et chimiques). L’Afrique du Sud a franchi le pas en 1991, en dépit des lourds investissements consentis. « Le courage politique du président [sud-africain] de Klerk, renonçant à des armes créées pour contrer une menace [communiste] disparue, a permis de “désinventer” la bombe sud-africaine », rappellent les auteurs.

En France, la doctrine officielle fait de la dissuasion nucléaire l’alpha et l’oméga de la défense. En gros, celle-ci repose sur l’idée que le fameux parapluie atomique protège le pays de toute attaque d’envergure, nucléaire ou pas. Mais en est-on si sûr à l’heure où des logiciels malveillants peuvent s’introduire partout et dérégler la mécanique délicate qui gère le nucléaire militaire ? Par ailleurs, face à une attaque ponctuelle de missiles balistiques, la France prendra-t-elle le risque de riposter en utilisant sa force de frappe ? Rien n’est moins sûr, observent les auteurs. Même des sénateurs en conviennent dans un document officiel.

Autre question de base posée par les penseurs iconoclastes : pourquoi la France dispose-t-elle aujourd’hui de 300 têtes nucléaires, contre 348 il y a dix ans ? Est-ce à dire que le contexte international est devenu un peu moins agité malgré la Corée du Nord, l’Iran et quelques autres ? « Le modèle français de dissuasion (est) basé sur la stricte suffisance », affirmait début 2018 le chef de l’État. La notion de « stricte suffisance » est un concept creux, sans valeur, rétorquent les auteurs. « Personne ne sait pourquoi la dissuasion française aurait besoin en 2018 de 300 ogives nucléaires pour assurer sa défense », écrivent-ils. Pourquoi ne pas fixer la barre à 200 ou à 100 ? Question sans réponse…

« Omissions » et « sous-estimations » 

La seconde partie de l’ouvrage est intitulé « Omissions ». C’est un utile panorama de faits avérés mais oubliés dont certains font froid dans le dos. Qui se souvient que dans le milieu des années 1960 un bombardier états-unien explosa en vol au-dessus de l’Andalousie, après une collision, avec ses quatre bombes thermonucléaires ? La dernière, tombée dans la mer Méditerranée, ne sera retrouvée qu’au terme de plusieurs mois de recherches qui mobilisèrent des dizaines de navires de guerre. Qui sait qu’à la même époque, à la suite d’une erreur dans la procédure d’alerte, un Mirage IV français a décollé — cap vers l’Est ! — en emportant une bombe nucléaire à larguer au-delà du rideau de fer ? Seule l’intelligence des pilotes a fait que la mission n’est pas allée à son terme. Qui sait qu’en 2009, deux sous-marins atomiques chargés d’armes, l’un français, l’autre britannique, sont entrés en collision dans l’Atlantique, au large de la Bretagne ? L’« impensable » — pour reprendre le titre du quotidien britannique The Sun, s’était produit ! Qui sait enfin qu’en 1983, en pleine guerre froide, c’est au seul sang-froid d’un officier soviétique que le monde doit d’avoir évité une confrontation nucléaire entre les deux superpuissances ? En dépit de toutes les informations satellitaires (fausses) que cet homme chargé de la défense aérienne recevait, faisant état d’une attaque massive de missiles états-uniens, il choisit de ne pas réagir. L’officier a reçu peu après une décoration au siège des Nations unies.

Dans la dernière partie du livre, intitulée sobrement « Les sous-estimations », les auteurs pointent le doigt sur deux tabous. Le premier concerne le coût de la bombe française. Impossible de le connaître avec précision. « On peut parler d’un véritable déni de démocratie qui masque aux parlementaires la réalité des programmes nucléaires », notent-ils. Eux évaluent à 6 milliards d’euros par an le besoin de financement à l’horizon 2025. Deuxième tabou : l’interminable cycle de vie des équipements nucléaires militaires. En quelques pages bien senties, les trois auteurs rappellent que les dépenses de recherche, de construction et de maintien en conditions opérationnelles du premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins, Le Redoutable, ont été « supportées par au moins deux générations ». Et que son démantèlement en occupera plusieurs autres ensuite. Le Redoutable a été construit dans les années soixante, du temps de Gaulle. Mais ce n’est pas avant 2063 — un siècle plus tard ! — que les parties nucléaires du sous-marin, enrobées dans des fûts et en partie décontaminées, pourront être entreposées… pour un temps indéterminé. C’est alors que le nucléaire militaire rejoindra le nucléaire civil.


  • L’illusion nucléaire. La face cachée de la bombe atomique, de Paul Quilès, Michel Drain et Jean-Marie Collin, éditions Charles Léopold Mayer, mai 2018, 172 p., 20 €.
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